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Comment les fouilles archéologiques d’Israël contribuent à réécrire l’histoire à Jérusalem

Les tunnels creusés sous Jérusalem, selon les détracteurs du projet, visent à favoriser un discours exclusivement juif sur l’histoire de la ville tout en mettant en danger la vie des Palestiniens
Un homme prend un selfie lors de l’ouverture d’un tunnel dans la « Cité de David », un site archéologique et touristique israélien dans le quartier palestinien de Silwan, à Jérusalem-Est occupée, le 30 juin 2019 (AFP)
Un homme prend un selfie lors de l’ouverture d’un tunnel dans la « Cité de David », un site archéologique et touristique israélien dans le quartier palestinien de Silwan, à Jérusalem-Est occupée, le 30 juin 2019 (AFP)
Par Juman Abu Arafeh à JÉRUSALEM-EST OCCUPÉE

Un marteau à la main, l’ambassadeur des États-Unis en Israël David Friedman a participé à l’inauguration de la « Route des pèlerins » en juin 2019.

Situé juste au sud du complexe de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est occupée, ce tunnel – d’environ 850 mètres de long pour huit mètres de large – passe à peine trois ou quatre mètres en dessous des habitations palestiniennes du secteur de Wadi al-Hilweh à Silwan, un quartier de Jérusalem.

Cette initiative financée par le gouvernement, qui s’inscrit dans le cadre plus large du projet touristique israélien baptisé « Cité de David », est dirigée par Ir David (ou El-Ad), une organisation privée de colons juifs, tandis que les fouilles sont effectuées en coopération avec l’Autorité des antiquités d’Israël.

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Israël prétend que les fouilles sous Silwan et la vieille ville de Jérusalem visent à découvrir des traces des Premier et Second Temples juifs, vieux de trois millénaires, construits selon les juifs à l’endroit où se trouve actuellement la mosquée al-Aqsa.

À ce jour, Israël a investi au moins 40 millions de shekels (10 millions d’euros) dans cette initiative. 

Cependant, ce projet archéologique est devenu un sujet de discorde mondiale et une source supplémentaire de souffrance pour les Palestiniens. 

Alors qu’au moins 45 000 Palestiniens vivent à Silwan, beaucoup ont souligné que le projet de la « Cité de David » et d’autres fouilles archéologiques font partie intégrante des efforts déployés par Israël pour renforcer son emprise physique et politique sur les quartiers bordant la vieille ville de Jérusalem et pour consolider la position des plus de 400 colons juifs vivant à Silwan en violation du droit international. 

Un discours sioniste

Au moment où la « Route des pèlerins » a été dévoilée l’an dernier, l’ancien maire de Jérusalem Nir Barkat a affirmé que tout visiteur du tunnel « [saurait] avec exactitude à qui appartient cette ville ».

En descendant dans l’un de ces tunnels, les visiteurs sont entourés de panneaux représentant ce qui y aurait existé autrefois. Mais si Jérusalem a une histoire longue et diverse sur le plan culturel et religieux, les informations transmises dans les tunnels se concentrent exclusivement sur l’histoire juive de la ville.

Des écrans lumineux montrent des modèles en trois dimensions de la structure des temples juifs ainsi qu’un dessin animé haut en couleurs avec des ouvriers qui construisent le temple et traînent ses pierres.

Silhouettes passe-tête dans les tunnels passant sous Silwan, à Jérusalem-Est occupée (MEE/Juman Abu Arafeh)
Silhouettes passe-tête dans les tunnels passant sous Silwan, à Jérusalem-Est occupée (MEE/Juman Abu Arafeh)

Des parchemins comportant des versets de la Torah sont également glissés dans des étagères en verre et des structures topographiques miniatures sont exposées. 

Les tunnels ont été dotés d’une infrastructure importante, prenant ainsi la forme d’une ville souterraine avec des murs recouverts de ciment, des structures porteuses en fer et un système de climatisation. On y trouve également des lieux de prière et d’ablution ainsi que des espaces dédiés aux cérémonies et conférences religieuses.

En 2018, un rapport de l’Union européenne dont le journal The Guardian a eu connaissance indiquait qu’Israël développait des sites archéologiques et touristiques dans le but de légitimer les colonies illégales dans les quartiers palestiniens de Jérusalem. Selon le rapport, ces projets étaient utilisés « comme un outil politique pour modifier le discours historique et pour soutenir, légitimer et étendre les colonies ».

« Jérusalem-Est est le seul endroit où des parcs nationaux israéliens sont déclarés dans des quartiers peuplés », peut-on lire dans le rapport, qui inscrit le projet de la « Cité de David » dans le cadre d’un discours intentionnel « fondé sur la continuité historique de la présence juive dans la zone au détriment des autres religions et cultures ».

Le rapport a ensuite critiqué les organisations privées de colons, qui « prônent un discours exclusivement juif tout en détachant le lieu de son environnement palestinien ». Dans ses rapports, l’ONU a également formulé ces préoccupations au fil des ans. 

« Un travail archéologique de piètre qualité »

Les fouilles à grande échelle ont commencé en 1967 sous l’égide du ministère israélien de la Religion, peu après la guerre des Six Jours qui a secoué le Moyen-Orient cette année-là. 

Le premier tunnel creusé, appelé « tunnel hasmonéen », est long de 500 mètres et se situe sur le côté ouest de la mosquée al-Aqsa, là où se trouvait autrefois le quartier marocain de la vieille ville de Jérusalem. Chevauchant le Mur des Lamentations, le quartier a été entièrement démoli par les autorités israéliennes trois jours après la prise de Jérusalem-Est par Israël.

Abdel-Razzaq Matani, chercheur en archéologie établi à Jérusalem, explique à Middle East Eye que le nombre exact de tunnels creusés sous le complexe de la mosquée al-Aqsa et la vieille ville demeure inconnu.

Les autorités israéliennes ne font des annonces que pour certains tunnels et interdisent aux archéologues ou géomètres extérieurs d’étudier la zone, indique-t-il.

Selon lui, la topographie de la vieille ville de Jérusalem est constituée de plusieurs couches souterraines. À chaque période, avec l’aide du paysage naturel vallonné, des habitations ont été construites sur les voûtes d’habitations plus anciennes jusqu’à ce que de nombreuses couches se forment au-dessus de la couche de roche initiale. 

La majorité des tunnels ont été creusés à l’origine à l’époque hellénistique, pendant les Croisades et durant la période islamique. Servant de voies navigables ou de passages, ils ont ensuite été enfouis à mesure que les constructions se sont superposées.

Alors que le discours présenté lors de la visite des « tunnels du Mur des Lamentations » concerne aujourd’hui presque exclusivement le Second Temple, les archéologues affirment que la plupart des vestiges dans les tunnels proviennent en réalité d’époques plus tardives.

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L’un de ces exemples est un hammam historique datant de l’époque mamelouke au XIVe siècle, l’un des plus vastes espaces à l’intérieur des tunnels. L’ONG israélienne Emek Shaveh, qui s’intéresse à la politisation des fouilles archéologiques israéliennes, souligne que l’accent mis sur l’histoire du pèlerinage juif à Jérusalem dans cet espace revient en réalité « à ignorer complètement la signification historique du site ».

L’expérience des tunnels « renforce un discours juif », a écrit le groupe.

Au-delà du révisionnisme historique, les archéologues soutiennent que le projet des tunnels de Jérusalem bafoue de manière flagrante les techniques de base du métier.

Abdel-Razzaq Matani affirme que les fouilles archéologiques actuelles sont menées horizontalement, alors que la bonne méthode à employer afin de ne pas nuire aux couches historiques est de suivre un schéma vertical, de la surface vers le bas.

Les fouilles horizontales actuelles ont également été jugées problématiques par Emek Shaveh et des hauts responsables de l’Autorité des antiquités d’Israël, qui ont dénoncé un « travail archéologique de piètre qualité ». 

À l’intérieur des tunnels, on peut voir les fondations de la mosquée al-Aqsa à découvert suite aux fouilles.

Emek Shaveh souligne que les fouilles israéliennes sont utilisées comme un moyen de justifier la colonisation israélienne à Silwan et comme un outil employé à des fins politiques qui menace la diversité du tissu social et culturel de Jérusalem.

Bâtiments endommagés, habitants en danger

Au cours des dernières années, les fouilles ont causé d’importants dégâts sur la structure et les fondations d’habitations palestiniennes, en particulier à Silwan, selon les experts.

En 2017, 25 habitants ont été contraints de quitter leur logement dans le quartier suite à des dommages de ce type qui fragilisent les bâtiments. 

Les tunnels ont également commencé à constituer une menace majeure pour les fondations du complexe de la mosquée al-Aqsa. 

La plupart des tunnels sont concentrés sous les remparts ouest du complexe de la mosquée al-Aqsa et du Mur des Lamentations – ou « mur du Bouraq » pour les musulmans – et sous les palais omeyyades situés au sud de la mosquée, et s’étendent jusqu’au centre de Silwan. 

Najeh Bkairat, chercheur, explique à MEE que le réseau de tunnels s’étend jusqu’au quartier al-Qarmi, à l’ouest de la mosquée al-Aqsa dans la vieille ville, ainsi qu’à l’est et au nord près de la porte de Damas, alors que des ramifications au sud atteignent Silwan.

Cela a eu de graves conséquences, explique-t-il, notamment des fissures dans les grands bâtiments et des dégâts sur les fondations de seize monuments islamiques le long du parcours. 

D’après le Centre d’information de Wadi al-Hilweh établi à Silwan, de récentes fouilles ont occasionné des glissements de terrain dans le secteur d’Ain al-Hilweh ; des terrains de jeux, des parkings et des terrains appartenant à l’Église grecque orthodoxe se sont effondrés. Les dommages causés aux infrastructures se sont aggravés pendant la saison hivernale lors des fortes pluies. 

En plus de causer des fissures et des effondrements dans des bâtiments historiques à l’ouest d’al-Aqsa, les fouilles ont également affecté un certain nombre de tombes qui ont glissé

Dans l’ensemble, explique Najeh Bkairat, les structures les plus touchées par les fouilles se trouvent dans le complexe de la mosquée al-Aqsa, en particulier la salle de prière Marwani et des cyprès dont les racines ont été endommagées.

En plus de causer des fissures et des effondrements dans des bâtiments historiques à l’ouest d’al-Aqsa, les fouilles ont également affecté un certain nombre de tombes qui ont glissé, ajoute le chercheur. 

Depuis le début des travaux d’excavation, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) demande à Israël de cesser ses fouilles, soulignant l’illégalité de ces agissements dans les territoires occupés.

Les fouilles israéliennes n’ont été interrompues que pendant plusieurs mois en 1974 après la suspension de l’aide accordée par l’UNESCO à Israël. Plus tard au cours de cette même année, l’école historique al-Jawahiriya, située à l’ouest du complexe de la mosquée al-Aqsa, s’est effondrée. 

En 1996, le nouveau Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a fait ouvrir une entrée adjacente au complexe de la mosquée al-Aqsa dans les « tunnels du Mur des Lamentations », déclenchant des protestations palestiniennes au cours desquelles les forces israéliennes ont tué quelque 80 Palestiniens.

Alors que le président américain Donald Trump apporte un soutien sans faille à Netanyahou, notamment après avoir reconnu l’ensemble de Jérusalem comme capitale indivisible d’Israël en 2017, les Palestiniens craignent que les efforts de « judaïsation » de la ville ne continuent de s’accélérer. 

Tandis que les habitants de Silwan sont empêtrés dans des batailles interminables contre leur propre expulsion, la lutte – tant en surface que sous terre – se poursuit.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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