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Le racisme à l’égard des Syriens, un phénomène bien ancré au Liban

Le Liban accueillerait encore sur son sol près d’1,3 million de Syriens, selon la Sûreté générale. Leur arrivée massive depuis le début du conflit syrien, ainsi qu’une histoire troublée entre les deux pays, ont entraîné leur rejet par une partie de la population libanaise
Des Libanaises participent à une manifestation appelant au départ des réfugiés syriens du pays dans la ville de Zouk Mosbeh, le 14 octobre 2017. On peut lire en arabe sur les pancartes : « Pour ne pas perdre d’opportunités d’emploi [...] Pour ne pas perdre la sécurité, négociez avec le gouvernement syrien » (AFP)
Par Clotilde Bigot à BEYROUTH, Liban

Au plus fort du conflit syrien, en 2015, le Liban enregistrait plus d’un million et demi de réfugiés sur son territoire. La guerre dans le pays voisin a changé la nature de l’immigration : en plus des Syriens traditionnellement employés au Liban depuis des années, sont venues se greffer des familles entières, sans date de retour. Ils seraient environ 1 300 000 aujourd’hui, selon la Sûreté générale.

Dans leur grande majorité, ces nouveaux immigrés proviennent de milieux modestes voire pauvres, et ne disposent d’aucune possibilité d’émigrer en Europe ou en Amérique du Nord. D’autres avaient déjà de la famille au Liban ou, pour certains, justifient d’un parent de nationalité libanaise.

Si ce récent afflux coïncide avec le début du conflit en Syrie en 2011, la présence syrienne au Liban est bien plus ancienne. Depuis les années 60, nombre de Syriens sont embauchés comme main-d’œuvre bon marché dans l’agriculture et le bâtiment. Parmi ces travailleurs, seul un petit nombre sont enregistrés auprès des autorités libanaises. En 2011, leur nombre était estimé à 400 000.

Précarité

Selon un accord conclu entre le Liban et la Syrie dans les années 90, « les travailleurs de chacun des deux pays doivent bénéficier dans l’autre pays du traitement, des privilèges, des droits et obligations [des ressortissants nationaux], selon les lois, règlements et directives applicables dans les deux pays »

Toutefois, depuis la guerre en Syrie, les choses sont bien différentes.

« En 2014, le ministère du Travail [libanais] a publié le décret 197, qui limite le travail des Syriens à l’agriculture, au bâtiment et aux services de nettoyage, tout en les obligeant à obtenir un permis de travail », explique à MEE Maher Khaled, un avocat et doctorant qui étudie l’impact de l’afflux des réfugiés syriens sur l’emploi au Liban.  

Chantier de construction dans la région de Dbaiyeh, au nord de Beyrouth (AFP)

Beyrouth adopte la politique du « Libanais d’abord » quand il s’agit de travail, « le quota actuel est d’un étranger pour dix Libanais », poursuit Maître Khaled.

Cela pousse de nombreux étrangers, surtout syriens, à travailler illégalement. Ces travailleurs illégaux ne paient pas d’impôts, ne cotisent pas à la sécurité sociale et ne sont pas couverts en cas d’accident du travail. Leurs conditions de travail sont très précaires.

« Les Syriens, surtout, sont traités différemment. Ils sont payés moins, mais surtout de manière périodique, on les emploie par jour, par semaine, ou par saison », précise l’avocat.

« Les Syriens, surtout, sont traités différemment. Ils sont payés moins, mais surtout de manière périodique, on les emploie par jour, par semaine, ou par saison » -Maher Khaled, avocat

Une mauvaise image

Depuis des décennies, le Liban abrite un racisme décomplexé envers les Syriens. « Pour dire ‘’idiot’’, certains disent ‘’syrien’’ », déplore Marie*, une Alépine de 24 ans qui habite à Beyrouth. « Il y a une autre expression que l’on utilise lorsque quelqu’un fait quelque chose de stupide, “homsi’’ [habitant de Homs], mais ce n’est pas aussi péjoratif que ‘’syrien’’. »

Marie a fait personnellement les frais de cette hostilité.

« Un jour, raconte-t-elle, j’étais chez l’esthéticienne pour faire mes ongles. Une dame est entrée très énervée. En se garant, un de ses faux-cils était tombé et elle était montée sur le trottoir avec son véhicule. Elle a alors dit devant tout le monde : ‘’Il n’y avait pas un seul idiot de Syrien pour m’aider à descendre ma voiture’’. Cela m’a vexée car j’ai bien senti que le mot Syrien était utilisé pour insister sur le mot idiot. »

« Pour dire ‘’idiot’’, certains disent ‘’syrien’’ »

- Marie, Syrienne vivant au Liban

Un autre jour, se souvient-elle, « un chauffeur de taxi a lâché : ‘‘Ces chiens de Syriens’’ dans une conversation avec moi. Il ne savait pas que j’étais Syrienne ».

Des expériences comme celles-ci, Marie en vit souvent. Elle vient de terminer ses études en traduction et se remémore ses années d’université : « Je sais que j’ai quelques amis libanais qui, au fond d’eux, n’aiment pas les Syriens, mais ils ne me le montrent pas ».

Marie a fui Alep sous les bombes en septembre 2013, alors qu’elle venait de décrocher son bac. Bien que sa mère soit libanaise, elle n’a pas le droit à la nationalité, comme le stipule la loi du pays du Cèdre.

« J’ai le droit à un ‘’séjour de courtoisie’’ de trois ans renouvelables. J’ai le droit de travailler légalement dans mon domaine, mais je ne peux pas être traductrice assermentée car je ne suis pas libanaise. »

Marie tenant son passeport syrien (MEE)

Bob* a la trentaine. Il travaille pour une ONG internationale, de manière illégale. « J’ai un permis de résidence temporaire mais je n’ai pas le droit de travailler », précise-t-il.

« Quand il a pris connaissance de ma nationalité, il a refusé mon cadeau et déclaré qu’il ne voulait pas faire affaire avec un Syrien »

- Bob, Syrien vivant au Liban

Le racisme, il en a souffert lui aussi. « J’avais un client potentiel à Beyrouth l’année dernière, je voulais lui offrir un cadeau de Noël. Quand il a pris connaissance de ma nationalité, il a refusé mon cadeau et déclaré qu’il ne voulait pas faire affaire avec un Syrien. »

Bob ne se sent toutefois pas affecté par le racisme. « Il est présent partout, en Syrie et au Liban, et profite aux politiques des deux pays », estime-t-il.

Mais parfois, être Syrien au Liban se révèle être un véritable parcours du combattant.

Nashaat tenait un petit commerce dans le quartier de Sioufi à Achrafieh, dans la capitale libanaise. Il n’avait jusque-là jamais eu de problèmes avec ses clients et s’entendait très bien avec son voisinage.

Toutefois, il y a quelques jours, il a reçu la visite d’un officier de la Sûreté générale qui lui a donné un document stipulant son interdiction de travailler. « Le bail du magasin est au nom de mon garant libanais, mais la Sûreté a su que c’était moi qui travaillais alors que je n’avais pas le droit », précise-t-il.

Nashaat dans son épicerie, désormais fermée (MEE)

Le garant, dans le droit libanais, est « une personne de nationalité libanaise parent du Syrien, responsable d’une ou plusieurs personnes, qui doit s’assurer que celle-ci respecte la loi », explique l’avocat au barreau de Beyrouth. « Un Syrien garanti doit tout de même avoir un permis de travail qu’il paiera. »

Marie connaît bien le système, qui peut lui aussi être source de difficultés pour les Syriens. « Ma mère, étant libanaise, s’est portée garante pour mes grands-parents paternels, raconte-t-elle. Lorsqu’elle s’est rendue à la Sûreté générale, on l’a embêtée en lui demandant pourquoi elle garantissait sa belle-famille. Ils se sont montrés très condescendants envers elle. »

Pour Nashaat, les conséquences sont graves. Du jour au lendemain, ce père de deux enfants à dû fermer son magasin, ce qui a engendré un manque à gagner important. « Je ne sais pas trop quoi faire maintenant, je dois trouver une manière de subvenir aux besoins de ma famille », déclare-t-il tout en songeant, peut-être, à rentrer au pays.

Les origines du racisme

« Ce racisme se nourrit du passé que l’on doit oublier », analyse Bob. Ce passé, c’est l’occupation syrienne du Liban de 1976 à 2005. Lors de la deuxième année de la guerre civile qui ravage le pays, des milices chrétiennes appellent le régime de Hafez al-Assad à la rescousse pour contrer l’avancée des forces palestino-progressistes (rassemblant les partis de gauche, nassériens et les organisations palestiniennes).

« Pour nous, les Syriens sont comme les Allemands pour les Français, nous avons souffert de leur présence dans notre pays »

- Anji, étudiante en droit

La Syrie restera au Liban jusqu’en 2005, poussé à la sortie par le peuple libanais, qui l’accuse de tuer les opposants à sa tutelle. C’est l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, opposé à la présence syrienne, qui met le feu aux poudres. Le 14 mars 2005, un mois jour pour jour après sa mort, un million de personnes descendent dans les rues et demandent le départ du gouvernement syrien.

Ces 29 années d’occupation marqueront les esprits. De nombreux Libanais les ont vécues comme une humiliation, contraints de suivre les règles imposées par une armée étrangère. « Pour nous, les Syriens sont comme les Allemands pour les Français, nous avons souffert de leur présence dans notre pays », observe Anji, étudiante en droit.

Toutefois, le problème est aussi structurel.

« Sur une population de quatre millions, nous avons eu près de deux millions de Syriens. Nous n’avons pas les infrastructures nécessaires pour accueillir autant de personnes », explique Hiba, professeure et doctorante trentenaire, avant d’ajouter : « Ils sont venus car la Syrie était en guerre. Maintenant que la situation s’est calmée, il n’y a pas de raison qu’ils restent ici ».

Convoi de réfugiés syriens au Liban rentrant à Qalamoun, Syrie (Reuters)

Le souci principal des Libanais rencontrés par MEE demeure l’emploi. « Beaucoup de postes qui sont occupés par des Syriens pourraient l’être par des Libanais », déplore Hiba.

Cette affirmation, Marie la réfute : « Les Syriens sont traités comme des chiens ici, ils travaillent là où les Libanais ne veulent pas ».

« Les Syriens sont traités comme des chiens ici, ils travaillent là où les Libanais ne veulent pas »

- Marie, Syrienne vivant au Liban

Pour l’instant, le nombre de Syriens qui retournent dans leur pays demeure relativement bas. La Sureté générale, en partenariat avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), a aidé au retour de milliers d’entre eux, avançant, pour la période janvier-novembre 2018, le chiffre imprécis de 90 000 personnes. Plusieurs familles ne passent pas par les autorités libanaises et rentrent par leurs propres moyens.

Certaines associations mettent en garde contre de possibles retours forcés ainsi que les exactions dont pourraient être victimes ceux qui rentrent dans ce pays toujours en guerre. Ces craintes ont été appuyées par le ministre sortant pour les Affaires des réfugiés au Liban, Mouïn Merhebi, qui a affirmé que des Syriens rentrés chez eux avaient été tués par des forces gouvernementales, des informations toutefois réfutées par le président de la République, Michel Aoun.

Alors que le retour des Syriens pourrait prendre des années, les tensions, et leurs dérives racistes, risquent de croître entre Libanais et réfugiés.

* Noms d’emprunt, les personnes interrogées ayant refusé de dévoiler leur identité.

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