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Les dernières heures de Marie Colvin, journaliste américaine tuée en Syrie

Le photographe de guerre Paul Conroy évoque pour MEE son amitié avec Marie Colvin et l’importance des reportages effectués sur le terrain
Paul Conroy et Marie Colvin se sont rencontrés pour la première fois dans le nord-est de la Syrie et ont partagé de nombreux reportages de guerre (avec l’aimable autorisation de Paul Conroy)

BEYROUTH, Liban –Lorsque le photographe Paul Conroy et Marie Colvin, correspondante de guerre américaine expérimentée du journal britannique The Sunday Times, ont décidé de faire demi-tour dans le tunnel par lequel ils pouvaient sortir du quartier de Baba Amr, dans la ville syrienne de Homs, ils savaient qu’ils prenaient un risque énorme.

C’était en 2012, une année qui allait à elle seule coûter la vie à plus de 120 journalistes couvrant les hostilités en Syrie. Le quartier de Baba Amr, où au moins 20 000 civils étaient pris au piège, était lourdement bombardé par les forces gouvernementales de Bachar al-Assad.

Peu de journalistes occidentaux étaient encore sur le terrain en raison du danger extrême. La décision de rester à Baba Amr pour témoigner des faits s’est avérée fatale à Marie Colvin et au photographe français Rémi Ochlik, tués le 22 février par une frappe d’artillerie qui a touché un centre de presse de fortune.

« Ce n’est pas parce que nous ne voyons pas un résultat immédiat [des photos et des reportages en Syrie] que nous devons arrêter »

– Paul Conroy

Pour Conroy, ami et collègue de Colvin, qui a lui-même échappé de peu à la mort lors de ce bombardement, il demeure essentiel encore aujourd’hui de raconter au monde ce qui se passe en Syrie en réalisant des reportages sur le terrain.

« Ce n’est pas parce que nous ne voyons pas un résultat immédiat [des photos et des reportages en Syrie] que nous devons arrêter. Notre travail en tant que reporters occidentaux a bel et bien un impact », explique-t-il à Middle East Eye.

Conroy a passé son temps à se rétablir, après avoir subi 23 opérations à la jambe, et à travailler sans relâche sur son livre, Under the Wire, écrit en l’espace de six mois après son départ de l’hôpital en août 2012. En septembre, il est sorti sous forme de documentaire réalisé par Chris Martin. 

Under the Wire reprend son témoignage sur les horreurs et la réalité des zones de conflit et revient sur son amitié avec Colvin, en y ajoutant de nouvelles interviews de Conroy et d’autres personnes impliquées dans l’histoire ainsi que des documents d’archives inédits. 

L’humour de Marie : l’ultime conversation

Selon Conroy, la personnalité de Colvin comporte tellement de strates que la décrire revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.

Paul Conroy a échappé de peu à la mort lors du bombardement qui a tué Marie Colvin (avec l’aimable autorisation de Paul Conroy)

« Notre dernière conversation a été l’un des moments les plus drôles », témoigne-t-il. Lors de cette dernière nuit à Baba Amr, alors qu’ils essayaient de dormir quelques heures dans l’immeuble qu’ils désignaient comme leur « centre de presse », après l’entretien de Colvin avec le présentateur Anderson Cooper sur CNN, Colvin a confié à Conroy qu’elle avait du mal à entendre et se demandait si elle n’était pas en train de devenir sourde.

« Je me suis dit : “Ça alors, elle a déjà perdu un œil, et maintenant l’ouïe ?” » 

– Paul Conroy

« Je me suis dit : “Ça alors, elle a déjà perdu un œil, et maintenant l’ouïe ?” » Il a alors utilisé la lumière de son téléphone pour examiner son oreille : une oreillette en caoutchouc provenant des petits écouteurs qu’elle avait utilisés pendant l’entretien était restée coincée. « Nous avons été pris d’un fou rire. Nous ne pouvions pas nous arrêter. Même le lendemain matin, lorsque nous nous sommes levés et que nos regards se sont croisés, nous avons commencé à rire. » Ce fut la dernière conversation entre les deux amis journalistes.

L’humour, une qualité pour laquelle Colvin était connue, était un moyen de survivre. Le film hollywoodien A Private War, qui décrit sa vie et sa carrière, a été salué par les amis journalistes de Colvin, en particulier pour la performance de Rosamund Pike dans le rôle de la journaliste chevronnée. Contrairement au documentaire Under the Wire, Conroy n’était pas impliqué dans le film hollywoodien. 

Louant l’aperçu de Colvin donné par le film, Conroy souligne le défi que représente le fait de dépeindre pleinement les différentes strates de sa personnalité. « Le film est très bon et donne des anecdotes détaillées de différents moments de sa vie et de sa carrière », reconnaît-il.

Du nord-est de la Syrie – où les deux journalistes se sont rencontrés – à l’Irak, en passant par la Libye, Colvin et Conroy ont partagé de nombreux reportages de guerre. Ils avaient appris à tirer le meilleur de leurs rôles et de leurs personnalités complémentaires.

Aux barrages routiers, ils avaient développé un sens naturel qui leur permettait de savoir qui était le mieux équipé pour parler. « “Je le fais cette fois-ci” ou “C’est mieux si tu peux le faire cette fois-ci” », explique Conroy à Middle East Eye. « Cela dépendait de la situation : parfois, être une femme dans une zone de conflit pouvait se révéler ‘’désarmant’’. Parfois, prendre les gens par surprise pouvait être avantageux, mais ce n’était pas toujours le cas. »

« Ce n’était pas la guerre, c’était un massacre »

Mais ce sont surtout l’éthique et les talents de narration de Colvin qui ont fait d’elle une reporter extraordinaire. Elle se souciait des gens et considérait que son rôle était de leur donner une voix.

« Elle a gagné le respect des gens », raconte Conroy. À Baba Amr, lorsque les deux journalistes sont revenus pour leur deuxième voyage qui s’est avéré fatal, il avait remarqué une différence significative dans la façon dont les civils sur le terrain les traitaient. « Les gens voyaient que nous risquions notre vie en étant là et nous voyions qu’ils respectaient cela. »

« Elle a gagné le respect des gens »

– Paul Conroy

Pour Chris Martin, le réalisateur du documentaire, cet aspect est devenu évident lors de la recherche de contenus vidéo provenant de Homs dans le cadre du documentaire. Les gens ont apporté leur aide en fournissant des informations et des vidéos dès qu’ils ont appris que le documentaire était consacré à Marie.

Dans le documentaire, Conroy décrit ainsi le conflit à Homs : « Ce n’était pas la guerre, c’était un massacre ». Ayant été témoin de nombreux conflits en tant qu’ancien soldat de l’Artillerie royale britannique et photographe de guerre, il affirme que ce qu’il a vu en Syrie a atteint un niveau de destruction totalement différent.

Marie Colvin et le photographe de guerre Rémi Ochlik ont été tués le 22 février 2012 par un obus à Baba Amr, en Syrie (AFP)

Après l’attaque fatale qui a tué Marie et Rémi Ochlik sur le coup, il a encore fallu cinq jours à Conroy pour pouvoir fuir Homs sans danger. Gravement blessé et disposant de peu d’analgésiques pour atténuer la douleur, il a essayé de se concentrer sur des problèmes pratiques.

Une ambulance du Croissant-Rouge a proposé de l’évacuer de Baba Amr avec la journaliste française Édith Bouvier. Mais le chef de l’équipe ambulancière, dont Conroy ne mentionne pas l’identité afin de le protéger d’éventuelles répercussions, a ensuite demandé à tout le monde de quitter la pièce dans laquelle ils se trouvaient, ne laissant que les journalistes étrangers.

« C’est la soif de narration qui anime le journalisme. Personne n’est dans ce business pour l’argent »

– Paul Conroy

C’est à ce moment-là qu’il leur a dit, comme le raconte le documentaire : « Ne montez pas dans cette ambulance. Si vous le faites, vous serez exécutés, vos corps seront jetés sur le champ de bataille et ils [le gouvernement syrien] diront que vous avez été attaqués par les rebelles. »

Conroy a suivi ce conseil et n’a bougé que cinq jours plus tard, lorsque des activistes locaux l’ont évacué clandestinement. Un long trajet à moto – avec sa jambe blessée – l’attendait pour quitter Homs et rejoindre les montagnes libanaises.

Il lui a fallu deux ans pour pouvoir recommencer à marcher correctement et il suit toujours un traitement kinésithérapique.

Conroy se demande toujours : « Que pourrais-je mieux faire la prochaine fois ? » Six ans après cette mission fatale à Homs, il souligne que son dévouement pour continuer de raconter ce qui se passe en témoignant du point de vue des civils l’a également aidé à faire face au traumatisme lié à tout ce qu’il a vu et vécu.

Sortie du cercueil de la journaliste Marie Colvin lors de ses obsèques, sous les yeux de sa mère Rosemarie Colvin (au centre), à l’église St. Dominic d’Oyster Bay, (État de New York, États-Unis), le 12 mars 2012 (Reuters)

Il a témoigné devant un tribunal lors du procès intenté à Washington en juillet 2016 par la famille de Colvin, qui demande à ce que le gouvernement syrien soit tenu responsable de ce qu’elle décrit comme une attaque ciblée qui visait à éliminer Marie Colvin.

La famille allègue que les reportages de Colvin mettaient en cause le discours du gouvernement syrien selon lequel il combattait des terroristes, alors que pour Colvin et Conroy, seuls des civils étaient attaqués, ce qui avait déterminé l’objectif du gouvernement, à savoir les faire taire.

L’affaire portée contre le gouvernement syrien est passée devant un tribunal en avril dernier avec des preuves fournies par des transfuges syriens. Il s’agit de l’une des premières affaires visant à tenir le gouvernement de Bachar al-Assad pour responsable de crimes de guerre.

Critiques et fake news       

Six ans après, alors qu’au moins 500 000 Syriens ont été tués dans la guerre et 5,6 millions d’autres ont été forcés de chercher refuge à l’étranger, Conroy insiste toujours sur le fait qu’il n’y a pas d’alternative aux reportages sur le terrain.

«  J’ai un avis de recherche au-dessus de ma tête. Je ne peux pas y retourner »

– Paul Conroy

Aujourd’hui, l’industrie de l’information est contestée depuis de nombreux bords. Tout d’abord, pour les journalistes, il est devenu de plus en plus dangereux de faire des reportages. Le journalisme est sous pression, non seulement parce que les reporters sont souvent devenus des cibles physiques, mais aussi suite à la question des fake news et des moyens de mener une lutte efficace contre celles-ci.

« C’est la soif de narration qui anime le journalisme. Personne n’est dans ce business pour l’argent », commente Paul Conroy. Selon lui, Colvin et lui-même ont tous deux été poussés par cette envie de couvrir les zones de guerre et non par le buzz de la guerre.

Conroy et Colvin ont été introduits clandestinement à Homs par des rebelles de l’Armée syrienne libre et ont par la suite été considérés comme des espions par le gouvernement d’Assad. Depuis 2012, il n’est pas retourné en Syrie. « J’ai un avis de recherche au-dessus de ma tête. Je ne peux pas y retourner. »

Au sujet de l’évolution de la guerre depuis 2012, il commente : « Au nom de la partie syrienne que j’ai rencontrée, je pense que par rapport à ce qui se profile à Idleb, les gens là-bas n’accepteraient en aucun cas une paix avec un maintien d’Assad au pouvoir. Ils attendent que le régime soit tenu pour responsable. »

Pour Conroy, Marie Colvin est morte en disant la vérité et le documentaire Under the Wirepoursuit cet héritage lorsque, vers la fin, on le voit évacué clandestinement en lieu sûr sous les injonctions des personnes qu’il laisse derrière lui : « Sortez d’ici et racontez cela au monde. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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