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Sidi Bouzid cinq ans plus tard : terrorisme, pauvreté et initiatives locales

Leur appel désespéré pour de la nourriture et la dignité a déclenché une vague de révoltes dans le monde arabe. Mais cinq ans plus tard, les habitants de Sidi Bouzid sont largement ignorés
Une femme balaie l’avenue Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid le 14 décembre 2015 (AFP)

SIDI BOUZID – « Étincelle de la révolution », comme aiment la nommer les Bouzidis, rien ne destinait cette ville agricole de 80 000 âmes à jouer un rôle de premier plan dans la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali à l’hiver 2011. Depuis, les gouvernements se sont succédés, les ministres ont afflué, mais aux yeux de la majorité, pas grand-chose n’a changé.

« On a obtenu la liberté d’expression, rien de plus », lance Thameur Baccari, membre de l’association coranique de Sidi Bouzid, la seule habilitée par l’État à former et diplômer des imams dans la région.

Dans le centre-ville, sur le fronton de la grande Poste, un portrait géant de Mohamed Bouazizi trône à quelques pas du lieu où il s’est immolé, déclenchant il y a cinq ans ce qui a ensuite pris le nom de « Printemps arabe ». Ici et là, les nombreux terrains vagues qui s’étendaient le long de l’avenue principale, rebaptisée Mohamed Bouazizi, ont vu sortir de terre des immeubles de plusieurs étages. Un dynamisme économique qui ne profite pas à tous.  

Sidi Bouzid, dans le centre tunisien, est la deuxième région la plus pauvre du pays, après Kassérine. Elle a le plus fort taux de diplômés chômeurs, près de 50 % des jeunes qui arrivent sur le marché du travail ne trouvant pas d’emploi dans leur ville, selon l’Institut national de la statistique (INS). Depuis les années 90, l’exode intérieur s’est accéléré.

« À Sidi Bouzid, le premier problème est le foncier. Une grande partie des terres sont collectives et l’absence de certificat de propriété individuelle crée de nombreux blocages. Le centre ouest est resté stable démographiquement jusque dans les années 90, les structures familiales et tribales retenaient l’exode », explique à Middle East Eye Amor Belhedi, professeur de géographie à l’université 9 Avril de Tunis. Mais depuis, la région se vide de ses compétences, une fuite des cerveaux qui pèse sur le solde migratoire et sur le développement de la région.

 Si de nombreux événements tragiques ont bouleversé la vie des Tunisiens depuis cinq ans (deux assassinats politiques, des dizaines d’agents des forces de sécurité tués, trois attentats spectaculaires), dans les régions intérieures, le temps semble s’être arrêté, du point de vue du développement tout du moins.

« Quand on dit que l’on vient de Sidi Bouzid, on nous accuse d’être à l’origine de tous les maux », regrette Thameur.

La ville a connu plusieurs gouverneurs depuis cinq ans, une instabilité révélatrice de la défiance entre administration et habitants. À plusieurs reprises, le siège du gouvernorat a été le lieu de nombreuses manifestations qui parfois ont provoqué la détérioration d’une partie des locaux.

« Après la révolution, l’État a chuté. Il n’y avait plus de respect. Maintenant, les gens ont peur à nouveau car ils ont le sentiment que l’ancien régime est de retour. Aujourd’hui, l’État est plus agressif depuis que le parti Nidaa Tounes est au pouvoir. Il veut retrouver son prestige mais pas de la bonne manière. Ce qu’il faut, c’est redonner confiance », déclare Thameur à MEE.

Vue de la ville de Sidi Bouzid, d’où a débuté le « Printemps arabe » (MEE/Rafika Bendermel)

Une sécurité vacillante

Les milices armées sont nombreuses dans la région. Surnommée auparavant le « Triangle de la pauvreté », la zone qui s’étend entre Gafsa, Kassérine et Sidi Bouzid abrite plusieurs groupes violents, dont de nombreux se cachent dans les montagnes du centre-ouest du pays. À Tunis, certains ont rebaptisé la zone le « Triangle de la mort » en raison des nombreux accrochages entre gardes nationaux, militaires et groupes armés.

« Les salafistes ont peur, ils se font très discrets. Mais Sidi Bouzid est un terreau favorable. Depuis l’affaire de Soliman [une fusillade survenue en janvier 2007 dans la région de Soliman opposant les forces de l’ordre tunisiennes à un groupe salafiste armé], tous sont sortis de prison, certains sont revenus ici et sont devenus imams. Pour l’instant ils sont calmes, jusqu’à ce que Daech donne l’ordre d’attaquer », prévient Thameur Baccari.

Ces dernières années, la ville a été le théâtre d’affrontements entre salafistes et habitants. Entre 2012 et 2014, sept mosquées sur les dix que compte la ville ont été occupées par les salafistes. L’été 2014 marque une reprise en main par les autorités, à l’occasion de l’instauration du gouvernement de technocrates dirigé par Mehdi Jomaa et du départ du pouvoir des islamistes d’Ennahdha. La police effectue alors des contrôles dans les mosquées, les imams non habilités sont sommés de quitter leurs fonctions, et l’État ordonne la fermeture administrative de plusieurs associations salafistes.   

« Sidi Bouzid est un symbole dont ils [les salafistes] veulent s’emparer », affirme Thameur. À l’instar des commémorations du 17 décembre marquant le début de la révolution il y a cinq ans. Si la première année, l’heure était à la fête, avec des milliers de personnes venues des quatre coins du monde, dès la deuxième année, des drapeaux noirs du Hizb ut-Tahrir flottaient parmi la foule. Un stand du parti politique salafiste siégeait à l’endroit même où Bouazizi s’était immolé, devant la grande Poste.

L’attente du changement, toujours

« On tue l’ambition ici avant qu’elle ne naisse » affirme Bouzid Bouzidi, employé dans une entreprise locale de commercialisation du bois. Selon lui, les lourdeurs administratives ainsi que la centralisation du pouvoir empêchent le décollage économique de la région.

Un sentiment partagé par Khaled Omri, commerçant : « L’État a peur de la nouveauté. La Tunisie est un pays gouverné par des anciens [Beji Caïd Essebsi, 89 ans, est le président le plus âgé au monde]. Ce qui rassure le pouvoir, c’est l’État policier ».  

À la question : « qu’est-ce qui a changé à Sidi Bouzid ? », après réflexion, Khaled répond avec ironie : « Lors de la dernière visite du Premier ministre Habib Essid, des arbres ont été plantés le long de l’avenue, voilà ce qui a changé ».

Héritage de la période coloniale, la division Est/Ouest s’est en outre renforcée : « Bourguiba disait pendant l’indépendance ‘’révoltez-vous’’ aux gens des régions intérieures. Alors qu’aux habitants du Sahel, il disait ‘’éduquez-vous, le pays va devenir indépendant, il y aura besoin de cadres pour diriger’’ », indique Nizar Sassi, agroéconomiste. 

Hamza, consultant en web, a ainsi le sentiment d’être disqualifié car issu des régions intérieures. Il dénonce en outre la permanence des pratiques de corruption et de favoritisme géographique : « Il y a des facilitations administratives si on ouvre un projet au Sahel, sur la côte est. Le directeur de la BFPME [banque publique d’investissement locale] a incité un jeune à ouvrir son projet sur la côte plutôt qu’ici. Ce directeur est justement de la ville côtière de Sfax. Les dirigeants locaux d’avant la révolution sont restés. Il y a juste eu une période où ils se sont faits discrets mais ils sont de retour, ils tiennent le pouvoir et sont puissants ».  

Pour Khaled, « la priorité est donnée au tourisme » au détriment des zones intérieures. Pourtant cette année, les exportations agricoles ont sauvé l’économie face à la chute du tourisme provoqué par le terrorisme. Il critique lui aussi l’absence des politiques : « Ici, il n’y a aucun député présent, comment veux-tu qu’il y ait un quelconque changement ? »

Le patriotisme exacerbé par l’actuel président, notamment face au terrorisme, ne suffit pas à combler la déception des populations : « Personnellement je ne suis pas patriote. À l’école je refuse que mon fils chante l’hymne national. On balance l’amour de la patrie pour ceux à qui l’État n’est pas utile », lance Hamza.

Graffiti sur un mur de la cité minière de Redeyef (MEE/Rafika Bendermel)

Vie en « autogestion » : réinventer la démocratie locale

Face à l’absence de réforme en profondeur de l’État, le régionalisme a le vent en poupe ces dernières années.

Les soulèvements populaires qui ont abouti à la fuite de Ben Ali en janvier 2011 ont également provoqué le départ précipité des équipes municipales affiliées à son parti, le RCD. La nature ayant horreur du vide, dans de nombreuses villes, de nouvelles équipes ont pris le relais en vue d’assurer la continuité des services publics locaux.

Nichée dans les montagnes à 30 km de la frontière algérienne, Thala, ville de 65 000 habitants du gouvernorat de Kassérine, était surnommée par Ben Ali « le point noir de la Tunisie ». La répression policière aux premières heures de la révolution a créé un sentiment d’unité parmi ses habitants. Des comités locaux, issus de chaque quartier, ont assuré l’intérim avant la mise en place d’élections municipales anticipées, les seules à pouvoir être validées légalement.

À el-Guettar, une bourgade de 17 000 habitants à l’est de Gafsa, les habitants ont également choisi un nouveau maire, Mabrouk Amar, cadre du Groupe Chimique, une usine de transformation du phosphate. « La mairie est en relation directe avec les citoyens, affirme-t-il à MEE. Ces derniers sont très investis dans la vie locale, au point que la mairie a mis à disposition ses locaux pour accueillir les associations.

« Cependant, avec le budget actuel, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Nous sommes toujours dans l’attente pour ce qui est du développement », ajoute l’édile en poste depuis trois ans.

Le recul de l’État, depuis longtemps, a poussé les habitants à la débrouille. Certaines régions, à l’instar des cités minières autour de Gafsa, sont dépourvues d’administration. Si la révolution n’a pas apporté les changements espérés, elle a malgré tout permis l’émergence de nouvelles pratiques de démocratie locale, où les citoyens, placés au cœur du processus, réinventent la vie en communauté. Mais malgré ce dynamisme, le soutien de l’État reste indispensable.

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