Tunisie : Bhar Lazreg, ce quartier maudit « dont il ne faut pas prononcer le nom »
Les pieds dans la boue mais les yeux fixés sur les villas aux murs blanchis à la chaux et aux ouvertures bleues si caractéristiques de la région, Adel* enrage.
« Il y a un an, je cuisinais pour ces propriétaires de belles maisons. C’étaient les clients du restaurant chic où je travaillais. J’étais exploité : 1 300 dinars [environ 400 euros] à peine pour plus de 48 heures par semaine [temps de travail maximal en Tunisie], mais je faisais quelque chose », témoigne-t-il à Middle East Eye.
« Depuis mars, je suis au chômage à cause de la crise sanitaire et je reste à Bhar Lazreg à ne rien faire. »
Dans le café Ennour, les clients opinent. Sans avoir le CV d’Adel, beaucoup disent avoir travaillé pour les restaurants, bars et hôtels de luxe de La Marsa, Gammarth et Sidi Bou Saïd, les villes huppées de la banlieue nord de Tunis, situées juste de l’autre côté de la voie express.
Luxe, calme et volupté sont à portée de main de leur repère, planté dans une rue où le bitume est remplacé par la boue, les débris de tuiles et les déchets.
Appartenant officiellement à la commune de La Marsa, prisée par la bourgeoisie tunisoise et les expatriés, Bhar Lazreg (la « mer bleue ») est le quartier « dont il ne faut pas prononcer le nom » car synonyme de constructions sauvages, de délinquance et de migration subsaharienne illégale. Avec 50 000 habitants, il compte pourtant la moitié de la population marsoise.
« C’est un lieu d’exception dont la nature est d’accueillir les migrants pauvres à toutes les époques », explique à MEE Zouhour Grira, élue municipale de La Marsa en charge de cet arrondissement.
Au départ, il s’agissait de terrains agricoles où poussaient entre autres les gnaouias (gombo) qui ont donné le fameux plat éponyme, fierté des Tunisiens. À l’époque, les résidents se composaient de quelques familles d’agriculteurs.
Dans les années 1990, l’immigration commence avec l’arrivée de familles pauvres en provenance des régions rurales du nord-ouest (Siliana, Jendouba, Le Kef), cherchant une vie meilleure dans la capitale. Ils achètent alors des petites parcelles de ces terres agricoles pour construire illégalement leurs bâtisses tout en cultivant la terre.
Visage balafré
Au début des années 2000, ce sont les habitants de La Goulette, au sud de Tunis, qui débarquent, chassés de chez eux par les travaux d’« embellissement », en fait, la construction d’un parking au centre-ville.
Mais c’est l’immédiat post-révolution, en 2011, qui va finir de donner à la zone de 5,5 km² son visage balafré par les constructions sauvages : l’immigration intérieure s’accélère à mesure que le pays s’enfonce dans la crise économique et les migrants subsahariens viennent en nombre occuper les immeubles non achevés.
La police qui, jusqu’en 2011, gardait un certain contrôle sur l’urbanisation frénétique, laisse faire.
Les autorités, devant la pression sociale, raccordent le quartier à l’eau et l’électricité pour rendre les conditions de vie moins difficiles. Seulement, la zone historiquement agricole n’est pas prévue pour accueillir une si brusque densité urbaine et les risques d’inondation sont importants.
Amina, qui habite le quartier depuis 1978, a vécu étape par étape la mutation de Bhar Lazreg. Elle a vu notamment l’édification de l’hôpital Mongi Slim et de l’hypermarché Carrefour venir borner et camoufler cette « verrue », comme certains Tunisois désignent Bhar Lazreg.
Amina résiste et veut sauvegarder l’aspect campagne de son enfance. Après 2011, de nombreux habitants historiques ont vendu une partie de leur terre pour obtenir du cash. D’autres s’y mettent, au vu des nombreuses inscriptions « Terrain à vendre ».
Près d’un tiers de la surface de Bhar Lazreg est encore constitué de terres cultivées. Certains ont mis leur terre en friche et attendent encore que les prix grimpent.
Pas Amina, qui continue d’entretenir, juste en face de chez elle, une parcelle où elle cultive avoine, blé et gombo.
« Si je vends la terre, qu’est-ce qu’on va manger ? Le véritable or, c’est la terre », assure-t-elle à MEE. En tant que doyenne, elle déplore le temps où les habitants se connaissaient tous, s’entraidaient. Maintenant, l’endroit a pris des allures de Far West.
« On est installés depuis deux mois à peine et on s’est déjà fait voler pour plus de 150 000 dinars de marchandises [46 500 euros] », raconte à MEE Amer Boujnah, spécialisé dans l’entretien de voitures.
« On savait que Bhar Lazreg avait mauvaise réputation, mais en s’installant tout près de la voie express, à deux pas de La Marsa traditionnelle, on pensait être tranquilles. Franchement, on pense déjà à partir », poursuit-il, amer.
Les lourds rideaux de fer n’ont pas suffi face aux gangs qui ont élu domicile dans le coin, attirés par la proximité des riches villas, l’absence de commissariat et l’anarchie urbaine favorisant les planques discrètes.
« Souli », « El Kapo », « Ouled Claude », « Ouled Roma », « Jassem » : les noms des chefs locaux sont connus de tous. Amer Boujnah, pourtant récemment arrivé, est sûr que son voleur est « Souli ».
« La police ne veut pas venir ici. Ils ont peur de ces gangs et on n’est pas importants pour eux. Nous ne sommes pas des Français expatriés ou de riches Tunisiens », déplorent plusieurs commerçants interrogés par MEE.
« C’est vrai qu’il existe une vraie marginalisation. Les habitants, ici, se sentent moins Marsois, moins considérés que les citoyens des autres arrondissements », admet Zouhour Grira, qui a elle-même grandi à Bhar Lazreg.
Absence de police
Ce n’est que sous la nouvelle municipalité en place depuis 2018 que le quartier a le droit à sa mairie annexe, où les habitants peuvent réaliser leurs papiers d’état civil.
Un rapport du ministère de l’Équipement sur le quartier recense les problèmes structurels de Bhar Lazreg, comme l’absence de police, le « désert » en matière d’équipement public avec notamment une seule école primaire.
« Que ce soit la voirie, le réseau d’assainissement ou l’éclairage public, on ne peut que constater une dégradation générale, une absence de travaux d’entretien et des vols [de tampons d’assainissement et du cuivre des prises de terre des poteaux d’éclairage public] », peut-on lire dans le document remis en octobre au gouvernement, qui pointe du doigt les risques d’inondations graves du fait de l’urbanisation non maîtrisée.
Un sentiment d’abandon qui tourne, pour la communauté subsaharienne, au sentiment de persécution.
Le 11 octobre, une Ivoirienne se fait voler son récepteur wifi, tout près du café Ennour, à proximité de l’unique pharmacie du quartier. Des Ivoiriens habitant le pâté de maisons rattrapent vigoureusement le voleur. Le lendemain, ce dernier revient avec plusieurs dizaines d’amis. Ils saccagent et pillent les maisons habitées par les Ivoiriens. Des femmes enceintes sont agressées.
« J’étais chez une amie. On tremblait de peur. On a éteint les lumières. Des Tunisiens ont frappé à la porte, mais on n’a pas ouvert. Mon fiancé m’a dit de ne pas appeler au secours. Ils sont partis. Heureusement, sinon, il y aurait eu des morts », raconte Josiane à MEE.
Mais sitôt la visite passée, son fiancé se précipite dans la rue pour répondre à l’attaque accompagné d’autres Ivoiriens. Une bataille rangée se déclenche. La police, appelée par des Ivoiriens, arrive un peu à la surprise générale.
Ces coups de chaud entre migrants et délinquants ne sont pas rares. Ici, les forces de l’ordre n’interviennent généralement pas. Ce jour-là, les policiers embarquent des Tunisiens et neuf Ivoiriens, dont le fiancé de Josiane.
« Si notre sœur ivoirienne a été ciblée, c’est parce qu’elle est noire et sans défense »
- Ange Seri Soka, président de l’Union des Ivoiriens de Tunisie
Mais c’est la décision du procureur de poursuivre tous les prévenus pour voies de fait qui indigne la communauté. De victimes, les Africains subsahariens se retrouvent accusés.
« Il y a une vraie sensibilisation à faire dans ce quartier précaire pour combattre le racisme, car si notre sœur ivoirienne a été ciblée, c’est parce qu’elle est noire et sans défense, car nous n’avons aucun droit », affirme Ange Seri Soka, président de l’Union des Ivoiriens de Tunisie.
La majorité des Africains subsahariens en Tunisie sont illégaux. Arrivés comme étudiants ou touristes, avec l’assurance des réseaux de passeurs d’être embauchés comme femmes à tout faire dans de riches familles ou comme ouvriers du bâtiment, ils se retrouvent pris au piège.
Seuls horizons : la traversée de la Méditerranée – un périple qu’ils envisagent in fine d’entreprendre dans la grande majorité des cas – ou le règlement d’une amende de 80 dinars (25 euros environ) par mois, au-delà de l’expiration de leur séjour légal avant de rentrer.
« Comme des chiens errants »
Si des centaines d’entre eux ont choisi de vivre à Bhar Lazreg, c’est pour sa proximité avec leurs lieux de travail : les villas des environs.
À l’issue du procès le 21 octobre, les inculpés ivoiriens ont finalement été innocentés, tout comme les Tunisiens à l’exception des caïds en fuite, grâce à la pression des ONG.
« Il faut que l’État revoie son arsenal juridique et sa stratégie de migration. Les Africains subsahariens sont victimes du racisme mais aussi de leurs conditions d’illégaux », dénonce Meriem Al Ayeb, juriste et chargée de mission auprès de l’association locale By Lhawem, qui milite pour une meilleure intégration sociale et économique des résidents.
Plus d’un mois après les faits, la tension est retombée entre les deux communautés mais la méfiance demeure. Les familles ivoiriennes ont fait poser des grilles aux fenêtres et aux portes. Les membres de la communauté évitent encore plus qu’avant de marcher seuls. Devant l’immeuble où tout a commencé, les travaux de réparation continuent sous l’œil attentif des voisins ivoiriens.
Ce qui n’empêche pas certains ouvriers tunisiens d’avoir un avis tranché : « [Les immigrés subsahariens] ne s’intéressent pas à notre pays. Ce sont comme des chiens errants qui ne sont que de passage. Ce qu’ils veulent, c’est aller en Europe », glisse l’un d’eux.
Rapprocher les habitants de ce quartier bigarré, c’est l’objectif que s’est fixé Hatem Bourial, directeur depuis septembre du centre culturel de la Fondation Kamel Lazaar. Le bâtiment zébré installé à l’ouest de Bhar Lazreg est l’une des seules respirations culturelles.
Pour cela, il arpente chaque jour les rues défoncées afin d’inciter les jeunes à découvrir le « B7L9 », nom de code du centre, pour s’ouvrir l’esprit.
« On fait venir des conteurs dans les cafés. Avec des sœurs de Caritas [œuvre catholique], on organise une fois par mois des ‘’Chemins en partage’’ qui rassemblent toutes les communautés. On a aussi un artiste en résidence chargé de faire de l’éveil artistique auprès des plus jeunes », énumère Hatem Bourial, qui concède que ses initiatives sont freinées par les restrictions sanitaires liées au COVID-19 et l’étendue de l’arrondissement.
Il existe trois Bhar Lazreg relativement hermétiques.
« La population implantée est une véritable ‘’mosaïque’’ en matière de profils socio-économiques, qui se retrouve d’ailleurs dans la structuration urbaine du territoire où se lisent clairement les zones abritant des constructions de qualité [villas et immeubles de standing] et les zones de constructions denses et de qualité médiocre », décrit le rapport du ministère de l’Équipement.
À l’est, vivent les plus précaires, comme les Africains subsahariens. Les passages entre les immeubles y sont encore plus insalubres qu’ailleurs. C’est là que l’on trouve les « fumoirs », squats où on s’adonne à la consommation de cannabis et autres substances illicites.
Le centre, surnommé « le village », est le poumon économique où se concentrent les artisans – boulangers, marchands de fruits et légumes, épiciers, pompistes – autour du supermarché de l’enseigne Aziza. Les mastodontes nationaux Monoprix et Magasin général n’ont pas cru bon de s’installer ici.
Généralement, pour installer leur échoppe, les petits commerçants ont contracté un microcrédit qu’ils ont du mal à rembourser.
Sonia, la marbrière, est l’une des rares à avoir réussi. Elle travaille notamment pour des maisons de luxe et des hôtels des environs.
« On n’a toujours pas de routes dignes de ce nom, ni de bureau de poste, ni de commissariat, mais ça construit partout. Dans dix ans, il y aura du bâti partout », pronostique-t-elle.
Pour Hatem Bourial, la gentrification est en marche de manière inéluctable. Dans la dernière partie de l’arrondissement, à l’ouest, se trouvent des ruelles où derrière de hauts murs et une végétation dense se cachent, protégées par des caméras de surveillance, de nombreuses villas de maître aux dimensions et à l’architecture imposantes.
Les propriétaires se font tout aussi discrets. À travers les grilles d’entrée, une femme accepte finalement de nous parler rapidement pour dire qu’elle n’a jamais eu de problèmes depuis dix-huit ans qu’elle y vit avec son mari. Mais à part sa vaste propriété, ce qu’elle connaît de Bhar Lazreg se résume à un bout de la rue Jaber Ibn Hayen, traversée en grosse cylindrée pour lui permettre de rallier la voie rapide afin de se rendre à l’hypermarché, à Tunis ou à la plage.
* Le prénom a été modifié.
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