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En Tunisie, les experts pointent les nombreux « points faibles » de la consultation nationale

Des questions qui manquent de clarté, trop peu de personnes touchées, une démarche pas assez scientifique : l’initiative de Kais Saied pour sonder les Tunisiens est critiquée au sein des partis politiques et de la société
Kais Saied compte s’appuyer sur le questionnaire en ligne, lancé le 15 janvier jusqu’au 20 mars, afin d’élaborer des projets de réformes constitutionnelles (AFP/Fethi Belaid)
Kais Saied compte s’appuyer sur le questionnaire en ligne, lancé le 15 janvier jusqu’au 20 mars, afin d’élaborer des projets de réformes constitutionnelles (AFP/Fethi Belaid)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« De nombreux Tunisiens ne sont pas connectés à internet, sans parler du taux d’analphabétisme important. Cette opération va donc exclure un grand nombre d’entre eux. Pour moi, il y a un réel problème de représentativité ! »

Pour Nebil Belaâm, directeur de l’institut de sondage EMRHOD Consulting, sollicité par Middle East Eye, la consultation sous forme de questionnaire en ligne lancée par le président tunisien Kais Saied pour sonder les Tunisiens sur les réformes qu’ils souhaitent voir adoptées manque de « rigueur scientifique ».

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Sur le site de la consultation nationale, e-istichara.tn, les Tunisiens de plus de 18 ans peuvent donner leur avis en répondant à trente questions, regroupées en six thèmes : la politique et les élections, l’économie, la qualité de vie, le développement durable, les affaires sociales, et l’éducation et la culture. Chaque axe comprend également un espace de libre expression.

Il s’agit de la première étape de la feuille de route du chef de l’État pour l’année 2022. Kais Saied compte s’appuyer sur cette consultation – lancée le 15 janvier jusqu’au 20 mars – afin d’élaborer des projets de réformes constitutionnelles qui seront ensuite soumis à un référendum, le 25 juillet. Des élections législatives sont ensuite prévues pour le 17 décembre, suivant une nouvelle loi électorale. Dans son projet, inspiré de son programme électoral de 2019, Kais Saied veut réécrire la Constitution et construire une démocratie directe depuis la base.

Alors que depuis le coup de force de Kais Saied le 25 juillet, au cours duquel les activités du Parlement ont été gelées et le gouvernement dissous, la Tunisie vit dans un climat de tension, l’initiative n’a pas fait l’unanimité.

Le mouvement islamo-conservateur Ennahdha a notamment appelé à son boycott. Pour le parti, « c’est un moyen de démanteler les institutions de l’État et d’empêcher la résolution de la crise par le dialogue ».

La centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), n’est pas non plus convaincue par cette consultation. En marge de la réunion du comité directeur, son secrétaire général Nourredine Taboubi a déclaré aux médias : « Cette consultation ne remplace pas le dialogue. » « Ses résultats ne seront pas efficaces, surtout que tous les Tunisiens n’ont pas de bonnes connaissances en technologie », a-t-il ajouté.

Une « nouvelle » approche 

Sami Nasr, sociologue, analyse pour Middle East Eye : « C’est une ‘’nouvelle’’ approche, après l’échec des dialogues nationaux précédents, qui n’étaient que des calmants pour un sauvetage provisoire. Saied a voulu tracer un nouveau chemin en revenant au peuple. »

Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), compte déposer plainte « pour recours aux fonds publics afin de réaliser un projet politique personnel que les Tunisiens n’ont pas demandé »

En effet, depuis le 25 juillet, plusieurs partis politiques ont appelé au dialogue, une option que le président refuse jusque-là.

« Cette consultation vient en réponse au slogan entendu pendant la révolution : ‘’Echaab Yourid’’ [le peuple veut]. C’est à ce slogan que le président doit sa victoire [lors de la présidentielle de 2019] », ajoute Sami Nasr.

« Cette consultation répond aussi à une autre révolution non reconnue : celle du scrutin 2019, pendant la présidentielle, lorsque les Tunisiens ont puni le système et ont voté pour les anti-système [Nabil Karoui, qui s’était présenté avec le parti Nidaa Tounes, et Saied] », précise-t-il. « Le peuple n’a plus confiance dans la classe politique qui a échoué pendant cette dernière décennie. Pour moi, le bon dialogue doit se faire après les résultats de cette consultation. Et ce dialogue doit mener à des solutions. »

L’ONG I Watch appelle aussi au boycott de cette consultation mais pour d’autres raisons, en particulier pour protester contre l’absence de garanties quant à la protection des données personnelles, le manque de transparence dans la sélection des personnes volontaires pour développer la plateforme, le développement des questions et des thèmes, mais aussi pour le manque de méthodologie scientifique à même d’exprimer la véritable volonté du peuple, ainsi que l’exploitation des fonds publics au service d’un projet personnel du président de la République.

Dans ce sens, Abir Moussi, la présidente du Parti destourien libre (PDL), compte déposer plainte « pour recours aux fonds publics afin de réaliser un projet politique personnel que les Tunisiens n’ont pas demandé ».

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L’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP) a rassuré, mardi, au sujet des données personnelles, précisant que « la plateforme ne traite pas de données dévoilant l’identité des répondants ».

Le mouvement Echaab (gauche), qui soutient les décisions prises le 25 juillet, n’appelle toutefois pas à participer à cette consultation ni à son boycott. Pour Zouhaier Maghzaoui, le secrétaire général du parti, elle ne remplace pas « le dialogue avec les partis politiques, la société civile et les médias ».

Il s’interroge par ailleurs sur la commission qui va synthétiser les réponses et les propositions des citoyens. « Connaître les noms des personnes qui composeront cette commission lui donnera une plus grande crédibilité », estime-t-il.

Le manque de communication est « l’un des points faibles » de cette initiative, affirme aussi le sociologue Sami Nasr.

« Un projet de cette ampleur aurait dû faire l’objet de débats sur les plateaux télé, dans les cafés, et chez chacun de nous, avant son démarrage. Malheureusement, il n’y a aucune communication, aucune approche marketing, aucune sensibilisation aux thèmes et aux questions. »

Des questions mieux formulées

D’ailleurs, la consultation annoncée le 13 décembre aurait dû démarrer le 1er janvier. Le jour J, tout le monde a été surpris par son report de quinze jours pour une phase de test. La consultation n’a été ouverte au public que le 15 janvier.

Traduction : « Des opérations blanches sont en cours dans les centres de jeunes dans les 24 gouvernorats, pendant 15 jours. L’ouverture au public démarrera le 15 janvier. »

Sami Nasr aurait souhaité voir « un porte-parole qui communique pour répondre aux détracteurs ». « L’absence d’information a créé des doutes et des craintes, et c’est légitime. Même la présidence a perdu le soutien des médias, car les journalistes, malgré leurs efforts, n’arrivent pas à obtenir l’information requise et ne trouvent pas de vis-à-vis », relève-t-il.

Il dénonce aussi « le manque de cohésion » avec l’équipe gouvernementale.

« À ce stade, aucun ministre ne devrait parler de réformes. Alors qu’on voit déjà des ministres qui parlent de commissions de réformes, pendant que la consultation vient de démarrer et qu’on n’a pas encore les résultats. »

Le directeur de l’institut de sondage EMRHOD Consulting émet de son côté des réserves sur les questions, qu’il aurait souhaitées « mieux structurées et mieux formulées ».

Sami Nasr est de cet avis : « Certaines questions sont orientées, d’autres banales, d’autres pas très claires [par exemple : quel avenir souhaitez-vous pour la Tunisie]. Même au niveau des propositions données, il y a des lacunes. »

Mercredi 19 janvier, le ministre des Technologies de la communication Nizar Ben Néji et celui de la Jeunesse et des Sports Kamel Deguiche ont tenu une conférence de presse pour apporter des éclairages sur toutes ces questions. « Des experts et des universitaires ont conçu les questions, qui ont été révisées par un comité de pilotage », ont-ils défendu, ajoutant que la synthèse des réponses serait dirigée par « une commission spécialiste en statistiques, en collaboration avec l’Institut national de la statistique ».

Quant aux fonds, les responsables ont assuré qu’aucun budget n’était alloué à la consultation.

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Alors que la Tunisie compte deux millions d’analphabètes et que, d’après le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), 45 % de la population n’a pas accès à internet, Nizar Ben Néji estime que parmi les 9 millions de Tunisiens connectés au web, la tranche ciblée reste large.

« 273 centres de jeunes seront ouverts pour accueillir les participants qui ont un problème de connexion ou de compréhension des questions. Ils seront assistés par des volontaires de la société civile. D’autres centres mobiles vont se déplacer dans les zones sans couverture internet », promet-il.

« Les équipes de terrain doivent être formées pour ne pas diriger les réponses, afin d’assurer plus de crédibilité et de neutralité », remarque Sami Nasr, « et la publication des résultats semaine par semaine serait plus intéressante, car les gens sont influencés par la variable temps : leurs attitudes sont liées aux événements du pays et à l’état psychique collectif. Par exemple, un acte terroriste ou des arrestations en masse influencent les réponses. »

Pour le parti Afek Tounes, il s’agit « d’une piètre mise en scène, dont les résultats sont connus d’avance ».

« Les questions soulevées dans cette consultation sont une falsification de la volonté populaire et révèlent une volonté claire du président de faire passer un projet politique personnel au lieu de répondre aux vraies aspirations des citoyens », selon le parti social-libéral.

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