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Tunisie : la « télé poubelle » prête au pire pour l’audience

Insultes, blagues de mauvais goût et voyeurisme : de nombreuses personnalités tunisiennes dénoncent la qualité des programmes télé et radio face auxquels la très critiquée instance de régulation audiovisuelle, qui termine son mandat en mai, peine à lutter
L’homme confie sans regret battre son épouse pendant que cette dernière affirme le mériter : l’émission « Maa Alaa », inspirée du programme « Y’a que la vérité qui compte » a été accusée de faire l’apologie de mœurs rétrogrades et de promouvoir la violence envers les femmes (capture d’écran)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

La censure d’un reportage sur le décès tragique de quinze nouveau-nés à la maternité de l’hôpital de La Rabta sur la chaîne privée Elhiwar Ettounsi provoque depuis hier une vague d’indignation.

« Nos institutions judiciaires n’ont pas bougé le petit doigt pour mettre fin à des émissions télé qui empoisonnent le corps, pourrissent le bon sens public et violent chaque Tunisien dans son propre foyer, mais ils se mobilisent pour arrêter un programme révélant, même en partie, la vérité sur le décès des nouveau-nés dans un hôpital ! », s’emporte la journaliste Mabrouka Khedhir sur sa page Facebook.

https://www.facebook.com/EttounsiyaTV/videos/394980147964801/UzpfSTE1MzY2OTgyMDk6MTAyMTg1MjMyNDA4NjIzOTQ/

Teaser de l’émission censurée

L’émission dans laquelle ce reportage devait être diffusé, « Les quatre vérités », a pourtant été applaudie pour avoir révélé, en février, une affaire d’une grande ampleur qui a choqué l’opinion publique et agité la scène politique : celle de l’école de Regueb. 

Dans un reportage filmé en caméra cachée, les spectateurs ont découvert une école où 42 garçons, âgés de 10 à 17 ans, écartés du programme scolaire étatique, étaient logés dans des conditions lamentables, radicalisés, victimes de violences et d’abus sexuels. L’école clandestine, au sud-est de Sidi Bouzid (centre), fermée depuis, a été comparée à un camp d’entraînement pour islamistes armés. 

Très controversé, le paysage médiatique fait depuis plusieurs mois l’objet de campagnes menées sur Internet pour dénoncer le contenu médiocre des médias Tunisiens. #StopMakingStupidPeopleFamous (arrêtons de rendre les gens stupides célèbres) ou #انا_صحافي_ضد_الرداءة(#Journaliste_contre_la_médiocrité) ont beaucoup été partagés depuis l’été dernier.)

Mabrouka Khedhir, à l’origine de la campagne #Journaliste_contre_la_médiocrité, explique que l’idée lui est venue suite à un statut publié sur Facebook. « C’était spontané. Je répondais à une amie journaliste qui disait vouloir quitter son travail pour un centre d’appel et dénonçait les ‘’intrus’’ responsables de la dégradation du paysage médiatique. Cela m’a profondément attristée. Et j’ai décidé de réagir », confie-t-elle à Middle East Eye. « Le hashtag a alors très vite été repris par plusieurs autres journalistes et personnes qui soutiennent la cause. C’est là que j’ai constaté le ras-le-bol des gens. » 

Il faut dire qu’après la révolution, après des années de censure et de réprimande, les médias tunisiens livrés à eux-mêmes ont connu quelques dérapages. Sous Ben Ali, le paysage audiovisuel ne comptait que trois chaînes en plus de la télévision publique, des radios publiques et de deux radios proche du régime. Aujourd’hui, on compte douze chaînes télé et une trentaine de stations radio.

« Stop making stupid people famous », expression venue des États-Unis, a commencé à faire le tour des réseaux sociaux en Tunisie en août 2018. La campagne vise des chroniqueurs, des animateurs, des youtubeurs et instagrameurs qui occupent les plateaux des télés. Car des talk-shows ont été créés sur mesure pour que ces personnalités, choisies selon leur notoriété sur les réseaux sociaux, s’affichent et attirent un maximum d’audience. 

Insultes envers les femmes

Le dernier en date, un certain « Weld Awatef » (fils d’Awatef), un garçon de 16 ans, a été accueilli comme une star de longue date sur un plateau télé pour sa notoriété sur les réseaux sociaux. Son apparition a déclenché vague de protestations de la part des internautes et surtout des artistes tunisiens.

https://www.facebook.com/belkhodja.l/posts/2069254593154653

Pour Maher Abderrahman, journaliste et fondateur de la première agence de presse télévisée en Tunisie, « la montée de cette médiocrité est principalement imputable au manque de moyens matériels des médias locaux ». « On n’a pas les moyens nécessaires pour de grandes productions. Par ailleurs, l’investissement publicitaire que toutes les chaînes se disputent est faible. Voilà pourquoi tout le monde tombe dans la culture du buzz dans son plus bas niveau », explique-t-il à MEE. « En même temps, dans une démocratie, malheureusement, on est obligés donner la parole à tout le monde. La médiocrité, hélas, entre dans le cadre de la liberté d’expression ».

Mabrouka Khedhir, elle, considère que le paysage audiovisuel en Tunisie n’est pas à la hauteur de la liberté d’expression acquise après la révolution, « alors même que d’autres pays nous envient pour cet acquis », regrette-t-elle.

Cette liberté a valu à Elhiwar Ettounsi une plainte déposée par l’association égyptienne des médias sportifs audiovisuels auprès de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA). Dans « Oumour Jedia  », un talk-show très suivi, Karim Gharbi, un comédien, imite le joueur égyptien Mohamed Salah et critique l’idéalisation des faits et gestes du joueur par les médias orientaux.

Cette séquence a fait le tour des chaînes arabes où la prestation du comédien a été jugée dégradante. En réponse, le comédien a vanté la liberté d’expression en Tunisie que d’autres pays ne connaissent pas.

L’artiste Bayrem Kilani, alias Bendirman, a énuméré dans un article le nombre d’insultes envers les femmes dans un seul épisode d’une émission de talk-show. Il s’est interrogé par ailleurs sur l’image de la femme véhiculée par la télévision tunisienne et son impact sur la société et les générations futures.

Les deux autres émissions régulièrement critiquées sont celles qui ont repris le concept de l’émission « Y’a que la vérité qui compte », où les protagonistes, souvent désespérés, viennent partager leurs problèmes à la télé, en espérant en tirer un quart d’heure de gloire.

Pointées du doigt, les productions de ces émissions sont souvent accusées de vouloir profiter de la simplicité d’esprits de certains invités, ou de banaliser la violence, notamment celle faite aux femmes.

https://www.facebook.com/ahmed.bm.35/posts/10217494685743609

Seif Amri, journaliste et chroniqueur média sur la chaîne nationale déplore dans ses chroniques la violation de la déontologie de la presse, la dégradation des valeurs humaines et l’exploitation des médias à des fins politiques. 

Nettoyez les télés

« Nous vivons en médiocratie », explique-t-il à MEE. « Aujourd’hui, ce sont des personnes qui n’ont aucun niveau qui dirigent l’opinion publique. Le pays se dirige vers des élections. À quoi s’attendre d’un peuple qui a pour leader d’opinion un chanteur populaire ignorant ou une stupide bloggeuse ? Tout est orchestré pour banaliser l’esprit critique du téléspectateur. »

https://www.facebook.com/karim.barketallah/posts/10217526380968414

« Quand j’ai appelé à nettoyer les télés, je pensais à débarrasser le paysage de toute personne sans lien avec l’art, la culture ou le journalisme. Aujourd’hui, chez nous, n’importe qui est chroniqueur », déplore l’acteur et animateur radio Emyr Dridi, 31 ans, derrière la campagne #نضفولنا_التلافز (Nettoyez les télés).

« Il n’est plus possible de regarder la télé en famille. Chez nous, tout est télé poubelle. De quel droit une fille écervelée choisie pour son physique et le nombre de followers sur Instagram analyse-t-elle l’actualité, donne-t-elle son avis sur tous les sujets et influe-t-elle sur un public pas toujours averti ? La télé éduque plus que la famille et l’école. Un matraquage d’idées peut formater l’esprit des jeunes et des moins jeunes. »

Le sociologue Mohamed Jouili relève que le phénomène de la « télé poubelle » a sa propre audience, essentiellement des jeunes entre 15 et 25 ans. « Plus on avance dans l’âge, plus on cherche à voir un contenu consistant », assure-t-il à MEE.

https://www.facebook.com/olfa.rhymy/posts/2058270137574044

L’actrice Leila Chebbi a, quant à elle, accusé Naoufel Ouerteni, animateur phare d’un talk-show sur une chaîne télé et une radio privées, de « nuire à toute une génération ». « N’importe quelle personne débile, insolente et qui ne peut en aucun cas être un exemple à suivre est invitée à la télé. Il n’est plus possible de continuer sur cette voie. Il faut que la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) réagisse parce que le niveau de la société tunisienne a baissé », s’emporte-t-elle sur les ondes d’une radio. « La liberté d’expression est une bien belle chose, mais il faut bien l’exploiter pour élever le niveau. »

https://www.facebook.com/RadioIfm/videos/378595552718755/

Le journaliste Seif Amri rappelle que le rôle d’un média consiste à cultiver, informer et divertir. Mais selon lui, « aucun média en Tunisie, à de rares exceptions près, ne répond à cette norme ». « Nos médias sont au service du marketing : les investisseurs contrôlent les médias par un financement déguisé en publicité, les médias contrôlent les consommateurs avec un contenu médiocre basé sur l’imposition d’un style de vie précis. Ces derniers vont élire une classe politique à leur image. Et cette classe politique va servir les intérêts du capital. C’est un cercle vicieux. »

Le sociologue Mohamed Jouili estime que « l’absence d’un projet sociétal laisse la place à la médiocrité ». « Le Tunisien vit actuellement une crise politique, économique, et en même temps, une crise des valeurs. En l’absence d’un grand projet sociétal, l’esprit critique se dissipe et on se retrouve face à la médiocrité », analyse-t-il pour MEE tout en constatant que les feuilletons turcs en tête des sondages pourraient expliquer que les téléspectateurs rejettent les plateaux politiques et la « télé poubelle ».

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Pendant ce temps, la HAICA ne cesse d’infliger des sanctions devenues presque hebdomadaires, allant de la mise en garde jusqu’à la suspension ou la pénalisation financière. L’instance a, par exemple, adressé une mise en garde, l’an dernier, à deux chaînes pour avoir enregistré des dépassements, « des vulgarités » et « des gestes et des expressions à connotation sexuelle ».

Dernièrement, une reprise du « Jimmy Kimmel Lie Detective », a été suspendue pour deux semaines et la chaîne a écopé d’une amende de 10 000 dinars (3 000 euros). Le faux détective tunisien a tenté de faire croire à une fillette que sa mère n’était pas sa mère biologique. Malgré le malaise de la fillette, l’animateur a continué à accentuer son mensonge avec la complicité de la mère, jusqu’à ce que la petite craque et fonde en larmes. Cette blague de mauvais goût n’a pas plu à la HAICA qui a jugé qu’elle portait atteinte à la santé psychologique de l’enfant. La vidéo a été aussi supprimée de tous les réseaux sociaux à la demande de l’instance.

Une autre émission radiophonique a été suspendue pour un mois, pour son contenu jugé violent et pour non-respect des directives de la HAICA qui avait demandé à ce que la radio change son horaire de diffusion pour ne pas heurter la sensibilité des enfants. L’émission qui raconte le déroulement d’un vrai crime, était diffusée pendant la journée.

Mais malgré ses efforts et les multiples sanctions imposées, la HAICA est critiquée pour ses méthodes et son rendement.

https://www.facebook.com/karim.benamor/posts/10156457131793271
https://www.facebook.com/SeverusSweeney/posts/10217748328523607

Si certaines chaînes de télévision et radios refusent de se conformer aux cahiers des charges, d’autres émettent ou diffusent même sans autorisation légale. Par ailleurs, les amendes impayées s’accumulent, faute d’une volonté de l’exécutif d’assurer un suivi mais aussi en raison de la légitimité fragile de l’instance, provisoire. Installée après la révolution pour régulariser le paysage audiovisuel, elle verra son mandat se terminer en mai pour laisser la place à l’Instance de la communication audiovisuelle (ICA), dont la loi de base n’a pas été encore votée au Parlement.

Pour Mabrouka Khedhir, la solution est entre les mains des téléspectateurs et des chaînes publiques. « Le citoyen doit boycotter cette médiocrité. Autrement, tant qu’il y a de l’audience, il y aura de la production », estime-t-elle. « Parallèlement, les chaînes nationales doivent jouer leur rôle de régulation. Je suis confiante, les choses vont changer avec le temps. C’est une transition qui prend son temps, tout comme le processus de la transition démocratique. »

« C’est la volonté politique qui manque », assure Maher Abderrahman, qui a présenté plusieurs conférences nationales et internationales sur la réforme des médias publics en Tunisie. « Quand l’ère de la dictature et de la censure s’est terminée, le gouvernement n’est pas intervenu pour faire les réformes nécessaires. Des réformes avec des objectifs précis, qui servent l’intérêt général et qui reflètent la véritable image de la société sur tous les plans, afin que le citoyen tunisien s’y retrouve. Il faut que les médias publics servent de locomotive. »

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