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Tunisie : « Nous allons vers une période sanglante »

Alors que les attaques de 2015 avaient fédéré les Tunisiens, l’attentat qui a fait vingt blessés lundi à Tunis a mis au jour une réelle fracture entre classe politique et société civile. Seul consensus : l’événement n’a surpris personne
Scène de panique à proximité de l'attentat à Tunis (AFP)

TUNIS – Houda Chhidi était au cœur de l’action. Elle venait de s’asseoir dans un café après avoir quitté la manifestation qui s’achevait, avenue Habib-Bourguiba, en face du théâtre, quand elle a entendu la détonation.

« Au début, je pensais quune bouteille de gaz avait explosé. Je suis allée sur l’avenue et j’ai vu une femme à terre, les intestins sortis. Il y avait aussi deux policiers allongés et un homme d’une soixantaine d’années avec la main gauche en sang », raconte-t-elle à Middle East Eye à peine plus d’heure après l’attentat, sans trace d’émotiondans la voix. La quadragénaire est elle-même surprise de ne pas être plus choquée.

« Au début, je pensais qu’une bouteille de gaz avait explosé. Je suis allée sur l’avenue et j’ai vu une femme à terre, les intestins sortis »

- Houda Chhidi, militante

Pourquoi ? « À cause de la politique économique et sociale, de plus en plus intenable. Nous allons vers une période sanglante », affirme la militante revendiquée de gauche.

Cette absence d’effroi ou de surprise était aussi perceptible, lundi, chez de nombreux passants interrogés au cœur du centre-ville de Tunis, pourtant bouclé par un important dispositif policier. 

Au dernier étage d’un immeuble situé à une centaine de mètres de l’explosion, une employée d’une société qui préfère garder l’anonymat enchaîne : « Ce n’est pas comme l’attentat du Bardo ou celui de Sousse [attentats qui avait tué 59 touristes en 2015], là, c’est une affaire politique. C’est le début. Jusqu’aux élections de 2019, on peut tout imaginer. »

La police scientifique inspecte les lieux après l’attentat kamikaze perpétré en plein centre de Tunis, lundi 29 octobre (AFP)

L’attentat, commis par une kamikaze de 30 ans, visait les policiers stationnés constamment sur l’avenue pour encadrer les manifestations régulières et sécuriser le ministère de l’Intérieur.

Si l’attaque n’a pas encore été revendiquée, pour les Tunisois, il ne fait guère de doute qu’elle a été « favorisée » par la tension politique et économique extrême qui règne en ce moment dans le pays.

Selon les informations recueillies par MEE, la kamikaze aurait participé au cortège où se trouvait Houda Chhidi. Il s’agissait d’une manifestation pour obtenir la vérité sur la mort d’un jeune homme, Aymen Othmani, tué, la semaine dernière près de Tunis, par une balle d’un agent de la douane qui « aurait ricoché », selon les autorités. À l’heure actuelle, impossible de dire si la jeune femme y participait par conviction ou par opportunisme.

Fin de l’unité nationale

Les premiers à réagir vivement ont été les forces de l’ordre. Sur une radio nationale, Imad el-Haj Khalifa, secrétaire général de la Confédération nationale des syndicats des forces de sécurité intérieure, a regretté que l’état d’urgence, en place depuis 2015, n’ait jamais été strictement appliqué. Comprendre : si cela avait été le cas, la manifestation, comme toutes les autres, auraient été interdite... 

Le président de l’Assemblée nationale, Mohamed Ennaceur, a renchéri en assurant qu’il allait veiller à accélérer l’adoption du très controversé projet de « loi sur la répression des outrages contre les forces armées ».

À LIRE ► Tunisie : les islamistes armés sont-ils toujours une menace ?

La société civile craint des attaques de plus en plus fortes contre la liberté d’expression au nom de la sécurité. Président de l’ONG Al Bawsala, qui vise à la transparence de la vie publique, Selim Kherrat prédit pour MEE des répercussions bien plus larges :

« Cette attaque va forcément influencer le débat politique. Lors du vote de la loi de finances, il y aura des pressions pour augmenter le budget du ministère de l’Intérieur au détriment d’autres qui en auraient besoin. Les partis qui s’opposent à Ennahdha [parti religieux conservateur issu de la mouvance islamiste] auront tout intérêt à rétablir la bipolarisation des années 2013-2014 pour attirer les électeurs sur une base idéologique. Contrairement à l’époque des attentats de 2015, le climat n’est pas à l’unité nationale mais à l’attaque politique. » 

La société civile craint des attaques de plus en plus fortes contre la liberté d’expression au nom de la sécurité

L’analyste précise d’ailleurs que si la capitale est frappée pour la première fois depuis novembre 2015 et l’explosion d’un bus de la garde présidentielle, le pays a, depuis, connu de nombreuses attaques, la dernière remontant à juillet à la frontière algérienne, sans que cela n’empêche la lente rupture politique entre les principaux partis.

Inquiétude de la société civile

En effet, en 2015, le mariage entre Ennahdha et Nidaa Tounes, le parti du président Béji Caïd Essebsi, élu sur une ligne anti-islamiste, datait de quelques mois à peine. Tout le monde avait intérêt à l’unité. Aujourd’hui, la rupture entre les deux formations est consommée.

Ennahdha s’est allié depuis la rentrée parlementaire avec le Premier ministre, Youssef Chahed, mis au ban de Nidaa Tounes. Les propos de Béji Caïd Essebsi (BCE), en déplacement à Berlin, ont d’ailleurs suscité la polémique. 

Son message : « Nous avons cru que nous avions éradiqué le terrorisme [mais] le terrorisme est toujours présent au cœur de la capitale » qui se voulait rassurant, a été très mal perçu. Son appel à la désescalade politique – « Cet évènement nous rappelle que nous avons d’autres problèmes [que les divisions politiques] en Tunisie » – pourrait ne pas obtenir l’effet escompté. 

Cette attaque « nous rappelle que nous avons d’autres problèmes en Tunisie » que cette course au pouvoir, a réagi lundi Béji Caïd Essebsi, le président tunisien (AFP)

Du côté de la société civile, on s’inquiète que ce discours ne soit utilisé pour repousser aux calendes grecques l’examen du projet de loi sur l’égalité homme-femme dans l’héritage, souhaité par BCE mais contestée par une partie des élus toutes tendances confondues, fortement clivant pour la société tunisienne.
 
« Nous savons qu’après chaque attentat, les voix des conservateurs se font entendre : ‘’Arrêtons toutes les réformes démocratiques, donnons plus de protection aux forces de l’ordre’’ ». Ils s’opposent à la question de l’égalité de l’héritage comme à toutes autres avancées sociétales », relève Yosra Frawes, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), pour MEE.

« Nous savons qu'après chaque attentat, les voix des conservateurs se font entendre » 

- Yosra Frawes, présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD)

« Mais nous restons vigilants et je note qu’aucun parti à s’être déclaré en faveur de la réforme n’a reculé pour le moment. C’est à nous de convaincre les blocs parlementaires encore indécis. Ce qui se passe est une crainte mais aussi une opportunité pour montrer la volonté de la société civile et des politiques de défier les terroristes et imposer notre modèle. » 

La déclaration du président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui « invite les Tunisiens à défendre et à renforcer l’unité nationale et à soutenir les institutions militaires » pourrait résonner dans le vide. Car, malgré ses efforts pour faire de sa formation un parti démocrate musulman, les opposants à Rached Ghannouchi font de plus en plus entendre leur voix.
 

« Désagrégation sociale »

 
À gauche, les militants dénoncent le double discours du leader politique : « Il n’y a pas d’islamistes modérés. Aujourd’hui, la cible était la police, ensuite ce sera la société civile, comme en Algérie », prédit Manoubia ben Ghedahem, professeure universitaire, dans un café à proximité du lieu de l’attentat. 
 
Sans tomber dans la théorie du complot, Hassan Mosni, secrétaire général adjoint à la fédération générale de la santé du puissant syndicat UGTT, dont les bureaux jouxtent l’avenue Habib-Bourguiba note qu’ « à chaque fois qu’il y a un problème politique en Tunisie, il y a une explosion ». 

« Il n’y a pas d’islamistes modérés. Aujourd’hui, la cible était la police, ensuite ce sera la société civile, comme en Algérie »

- Manoubia ben Ghedahem, professeure universitaire

Et les opportunités d’attaques vont se multiplier. Ce soir, une manifestation est prévue sur le lieu de l’attentat pour dire non au terrorisme. 
 
Mercredi, le comité de défense des martyrs – Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd (dirigeants de gauche assassinés en 2013) – organise une manifestation pour dénoncer l’existence d’une « organisation secrète » au sein d’Ennahdha qui lui servirait de police parallèle, ce que dément vivement le parti. 
 
 
Les Journées cinématographiques de Carthage, grand rendez-vous du septième art, débuteront ce 3 novembre. Les organisateurs ont aussitôt assuré que « le festival aura lieu et célébrera les valeurs de tolérance, d’ouverture et de la vie face au nihilisme ».
 
Face aux derniers soubresauts politiques, le think tank Joussour en appelle dans sa dernière note à « l’urgence du passage du consensus politique à la contractualisation économique et sociale » car « la persistance du statuquo avec ce qu’il dégage comme indicateurs négatifs ne fait qu’accumuler les dangers sur le pays et sur l’État, menaçant de conduire à un désespoir en raison de l’immobilisme qui ouvre la voie à la désagrégation sociale ». 
 
Une « désagrégation sociale » que symbolise le profil de la kamikaze qui, selon les informations, serait une femme originaire d’une zone rurale de Mahdia, chômeuse diplômée non connue des services de police.
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