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Avec l’affaire Khashoggi, la Turquie est passée maître dans l’art du « soft power »

La plus grande révélation de l’affaire Khashoggi a été l’exercice magistral par la Turquie de son soft power sur un rival autrefois redoutable

Selon un vieux proverbe turc, un véritable ami dira la vérité, même cruelle à entendre. Après la disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le 2 octobre, de nombreuses vérités cruelles ont commencé à circuler dans les médias américains au fur et à mesure que des sources turques anonymes distillaient les détails d’un meurtre sauvage à des journalistes avides d’informations sur le crime de la décennie.

L’absence de faits concrets a, les premiers temps, ouvert la voie à de nombreuses théories et spéculations, certaines carrément farfelues, d’autres aux relents conspirationnistes. À mesure que ce terrifiant récit prenait forme, il nous renvoyait à Fenêtre sur cour (film d’Alfred Hitchcock) et au célèbre Scarface. Seuls faits avérés ? Khashoggi est entré dans le consulat saoudien à Istanbul et n’en est jamais ressorti.

Tout le reste n’était que conjectures, ouï-dire et allégations de sources anonymes. Le cirque médiatique a démenti le fait gênant que tous les responsables turcs avaient reçu la consigne de se taire pendant le déroulement des enquêtes.

Le cirque médiatique a démenti le fait gênant que tous les responsables turcs avaient reçu la consigne de se taire pendant tout le déroulement des enquêtes

Les reportages les plus sensationnalistes, relatant l’assassinat de Khashoggi, détail après détail, ont été attribués à des sources turques anonymes prétendant avoir entendu un enregistrement dont le gouvernement turc, plusieurs semaines après le drame, n’a pas encore confirmé l’existence.

Curieusement, aucune de ces « révélations » n’a été publiée par des médias turcs, les journalistes locaux ayant pris du recul et permis aux médias américains d’être les premiers à sortir les informations.

La première exclusivité locale fut dévoilée par le quotidien turc Sabah, le 10 octobre. Il publia des photos et les identités de l’escouade saoudienne entrée au consulat. Jusque-là, les médias turcs avaient affiché la plus grande discrétion. Les reportages sensationnalistes du journal turc Yeni Safak, avec tous leurs détails horribles, ont été publiés mi-octobre, quelques jours plus tard. À ce moment-là, les journaux américains parlaient déjà d’un corps démembré.

Le quotidien turc Sabah fut l’un des diffuseurs des fuites présumées en octobre (Still)

Pourquoi avoir ainsi fourni au compte-goutte ces informations choquantes à la presse américaine ? Probablement pour faire pression sur le gouvernement américain en montant l’opinion publique contre la bromance entre Donald Trump et le prince Mohammed ben Salmane (MBS) d’Arabie saoudite.

Les sources anonymes de ces informations ont permis d’éviter le risque de voir au final la Turquie accusée par l’Arabie saoudite d’avoir alimenté la frénésie médiatique à l’encontre de MBS. Officiellement, le gouvernement turc gardait le silence. Qui pourrait empêcher quelques fonctionnaires voyous de diffuser des bribes d’information savoureuses aux médias ?

Derrière ce drame macabre se profile la rivalité régionale entre la Turquie et les puissances du Golfe, Arabie saoudite et Émirats arabes unis : elle ne fait que croître et embellir depuis les soulèvements arabes de 2011 et les contre-révolutions qui ont suivi avec le soutien du Golfe.

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De toute évidence, cette stratégie porte ses fruits. Et la plus grande révélation de l’affaire Khashoggi a été l’exercice magistral par la Turquie de son soft power sur un rival autrefois redoutable.

L’ancien ambassadeur des États-Unis en Azerbaïdjan, Matthew Bryza, a déclaré : « En divulguant des informations détaillées par le biais de fonctionnaires non identifiés, le gouvernement turc... [était] en position d’exercer une influence sur le gouvernement saoudien tout en rehaussant [ou évitant de nuire à] la réputation de la Turquie à Washington ».

Si cette stratégie médiatique soigneusement orchestrée a effectivement aidé Ankara contre Riyad, certains affirment qu’il s’agissait aussi un outil pratique pour faire pression sur Washington, allié de longue date de l’OTAN, à la veille des élections américaines de mi-mandat.

Andrew Brunson et les élections de mi-mandat

Une source informée a prétendu avoir entendu de la bouche de ses contacts turcs que Khashoggi avait été brutalement torturé, ses doigts coupés, puis démembré vivant avec une scie à os. La source n’était pas sûre, mais la presse s’est tout de même empressée de rapporter la chose. En suggérant ainsi à l’opinion que Trump laissait MBS se tirer à bon compte d’un meurtre aussi horrible, au moins pouvait-on s’attendre à des répercussions négatives sur l’ensemble des candidats républicains aux élections de mi-mandat.

Cette stratégie constituait un nouveau moyen de pallier la détérioration des relations de la Turquie avec les États-Unis, suite au coup d’État avorté de juillet 2016 et à la réaction occidentale hostile aux milliers d’arrestations effectuées en Turquie au cours des deux dernières années. 

Ces tensions se sont exacerbées pendant l’été, suite à la détention et au procès du pasteur américain Andrew Brunson, en plus des sanctions imposées à la Turquie par l’administration Trump en août.

Le pasteur américain Andrew Brunson à sa sortie de prison le 12 octobre (Reuters)

Après l’assassinat de Khashoggi, Brunson fut libéré le 12 octobre et les sanctions américaines levées début novembre.

La manifestation la plus claire du retour du soft power turc dans cette région du Moyen-Orient remonte à 2007, lorsque les très addictifs feuilletons télévisés turcs ont commencé à être doublés en dialecte syrien, plus accessible, plutôt qu’en arabe classique. Puis vint la série du Le Siècle magnifique, en 2011, avec un sultan visionnaire et des intrigues de harem.

Pour l’opinion publique, il s’agissait là d’un signe clair de la résurgence de l’influence culturelle et sociale de la Turquie sur ses anciennes dominations arabes. Soudain, les bindalis ottomans traditionnels (manteaux de cérémonie brodés) redevenaient à la mode et les boutiques au Moyen-Orient et même en Europe offraient des bijoux d’inspiration ottomane.

Les séries turques, avec une offre très variée, ont également fait une entrée remarquée sur Netflix. Diriliş Ertuğrul, drame de l’époque ottomane, a attiré l’attention du monde entier avec, au nombre de ses fans, le président vénézuélien Nicolás Maduro lui-même. Netflix recommande maintenant Ertuğrul : la résurrection (titre en français) comme alternative à Game of Thrones.

La Turquie a rejoint une ligue d’élite de pays capables d’exporter leur histoire et leur culture via l’industrie cinématographique. Et les politiques turcs peuvent capitaliser sur cette influence pour en faire un outil de diplomatie

Le géant du streaming devrait également diffuser en fin d’année sa première série originale produite en Turquie, Le Protecteur, avec en vedette une prestigieuse distribution locale. Elle suivra le destin d’un jeune homme à qui un talisman a conféré des pouvoirs mystiques lors de sa lutte contre des forces obscures cherchant à détruire Istanbul.

La Turquie a rejoint une ligue d’élite de pays capables d’exporter leur histoire et leur culture via l’industrie cinématographique. Et les politiques turcs peuvent capitaliser sur cette influence pour en faire un outil de diplomatie.

Pendant le Printemps arabe, les experts arabes ont fait référence au « modèle turc » – comme une forme idéale que devaient adopter leurs gouvernements après la Révolution. Avec l’expression « Ottomania », le néo-ottomanisme est passé dans le langage courant.

En 2015, le radiodiffuseur public TRT a lancé sa chaîne sœur en langue anglaise, offrant ainsi aux consommateurs d’informations planétaires une source alternative de nouvelles émanant de Turquie. Avec ses graphismes épurés et ses courtes vidéos très regardables, la Turquie « fit son entrée » dans le paysage médiatique international.

À LIRE ► L’amour retrouvé de la Turquie pour tout ce qui est ottoman

Même au sujet de son conflit séculaire avec les Arméniens et des événements de 1915, la Turquie a, l’an dernier, présenté ses arguments dans un film épique somptueux, Le lieutenant ottoman, mettant en scène les acteurs Ben Kingsley et Josh Hartnett.

L’histoire : un jeune lieutenant ottoman, beau et de noble allure, compatit au sort des villageois arméniens pris entre les rebelles arméniens aidés par la Russie et des soldats voyous. Le message du film était beaucoup plus subtil, beaucoup plus conciliant que par le passé.

Visiblement, les échelons supérieurs du pouvoir turc ont pris conscience des insuffisances d’une présentation « XXsiècle » du point de vue d’Ankara, et s’appuient désormais sur un style plus moderne, plus hollywoodien et plus social dans sa présentation.

Historiquement, les politiques ont pu considérer les médias internationaux avec suspicion. Mais désormais, Ankara a manifestement compris le « pouvoir du smart power (combinaison de soft et de hard power) » quand il s’agit de raconter son histoire et d’influencer l’opinion nationale et internationale. 

- Tanya Goudsouzian, journaliste canadienne, couvre le Moyen-Orient et l’Afghanistan depuis plus de quinze ans. Suivez-la sur Twitter @tgoudsouzian

- Yusuf Erim est analyste des affaires turques chez TRT World. Suivez-le sur Twitter @YusufErim79

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Engin Altan Düzyatan, acteur turc et héros de la série Ertuğrul : la résurrection, diffusée sur Netflix (capture d’écran).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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