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Nissaf Slama : « La situation des droits de l’homme en Algérie est désastreuse »

Cinq ans après le « hirak », l’Algérie est un pays de plus en plus fermé où la liberté de parole et des médias est réduite à néant – et la situation pourrait potentiellement empirer –, estime une chercheuse d’Amnesty International
« Les autorités ont utilisé différentes tactiques pour empêcher le hirak d’atteindre ses objectifs de vaste réforme politique et de plus de diversité », selon Nissaf Slama (Ryad Kramdi/AFP)

En 2019, se déclenchait en Algérie un mouvement de contestation populaire d’une ampleur inédite contre la réélection de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat.

Des millions de manifestants investissaient les rues pour réclamer l’instauration d’une transition démocratique et d’une véritable alternance du pouvoir, parvenant en quelques semaines seulement à faire tomber Bouteflika et ses vingt années de règne.

Un an plus tard, en 2020, les marches s’interrompaient cependant à cause de la pandémie de covid-19. L’arrestation de plusieurs figures de la contestation par les nouvelles autorités allaient aussi affaiblir considérablement le mouvement.  

Dans un bilan publié à l’occasion des cinq ans du « hirak », Amnesty International constate que « la répression continue, sans relâche », « en ciblant des voix dissidentes, qu’il s’agisse de manifestant.e.s, de journalistes ou de personnes exprimant leurs opinions sur les réseaux sociaux ».

Nissaf Slama, assistante de recherche, communication et campagne à Amnesty International basée à Tunis, suit la situation de près. Elle craint que l’élection présidentielle prévue en décembre 2024 n’entérine le statu quo, par manque de transparence ou à cause de l’instauration d’un climat de peur.

Selon elle, les autorités algériennes, avant d’envisager l’organisation d’un scrutin, devraient renoncer aux lois répressives en vigueur dans le pays et ouvrir l’espace public.

Middle East Eye : Comment évaluez-vous la situation des droits de l’homme en Algérie depuis le hirak ?

Nissaf Slama : La situation est désastreuse car l’espace civique et les libertés ont été réduits au fil des années depuis le début du hirak et, du point de vue [des membres du hirak] ainsi que de notre surveillance étroite et constante de la situation dans le pays, il y a de fortes raisons de croire que la situation pourrait potentiellement empirer.

La société algérienne est de plus en plus fermée. Les gens à l’intérieur sont incapables de parler. Chaque jour, de nouvelles arrestations et perquisitions ont lieu

Les autorités ont utilisé différentes tactiques pour empêcher le hirak d’atteindre ses objectifs de vaste réforme politique et de plus de diversité. Elles ont autorisé les manifestations du hirak pendant de longues semaines, mais ont ensuite changé de tactique et ont commencé à réprimer les manifestations et les militants.

Dans le même temps, un discours officiel a émergé selon lequel le hirak était un mouvement béni. L’objectif était d’apaiser les foules en colère plutôt que d’ouvrir véritablement un espace pour un véritable changement, des réformes et davantage de démocratie.

MEE : Il y a eu ensuite les arrestations…

NS : Oui, en effet, à partir de ce moment-là, nous avons vu des centaines d’arrestations, des militants du hirak jetés en prison, des personnes simplement arrêtées et poursuivies pour avoir brandi une banderole amazighe, ou pour avoir participé à des manifestations, ou encore pour s’être exprimées de manière critique en ligne.

Une Constitution a été adoptée avec peu de consensus en 2020 et promue par le gouvernement comme ayant apporté des amendements positifs tels que l’élargissement de la protection des droits des femmes, par exemple.

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S’il y a eu certains progrès sur ce terrain, les amendements au code pénal n’ont pas été très positifs. Si je peux citer un exemple, ce serait celui qui concerne la manière avec laquelle les autorités ont modifié la définition du terrorisme, la rendant plus large et incompatible avec le droit international des droits humains.

Les autorités ont ensuite réprimé la société civile, les médias et les voix libres. Elles ont emprisonné des journalistes et des chercheurs sous de fausses accusations de publication d’informations falsifiées, entre autres. Elles ont utilisé la loi sur les associations pour s’en prendre à des organisations de jeunesse et de défense des droits de l’homme de renom, et ont effectivement dissous des groupes tels que la Ligue algérienne des droits de l’homme et l’association Rassemblement actions jeunesse [RAJ].

La société algérienne est de plus en plus fermée. Les gens à l’intérieur sont incapables de parler. Chaque jour, de nouvelles arrestations et perquisitions ont lieu. Les procès de ce que l’on appelle les détenus d’opinion algériens ont lieu quotidiennement. Plusieurs militants sont soumis à un contrôle judiciaire.

Des militants connus sont arrêtés, poursuivis en justice, libérés puis de nouveau arrêtés. Ils restent dans cette boucle de répression et d’intimidation.

MEE : Pensez-vous que cette situation va évoluer en perspective du nouveau scrutin présidentiel prévu cette année ?

NS : Ce n’est pas vraiment à nous de prédire ce qui va se passer dans le pays dans quelques mois, mais à partir de notre surveillance étroite et constante de la situation et de notre documentation sur les violations des droits de l’homme en Algérie, nous pourrions être enclins à dire que les choses ne se passeront pas comme prévu.

Si les élections ne sont pas transparentes et libres, elles ne donneront pas de véritables résultats

Certains pensent que les élections présidentielles pourraient être reportées. De manière générale, nous pensons que si les élections ne sont pas transparentes et libres, elles ne donneront pas de véritables résultats. En outre, si elles sont précédées d’une atmosphère de peur et de censure, les résultats ne seront pas non plus très positifs.

Les élections ne doivent pas être qu’un simple événement, et avant d’y arriver, l’Algérie devrait faire bien plus pour modifier ses lois répressives, promulguer de nouvelles lois relatives aux associations, aux réunions publiques et aux manifestations, permettre la liberté d’expression et ouvrir l’espace public. De cette manière, les autorités peuvent garantir une ambiance d’échange positif et sain, de diversité et de démocratisation du pays et des espaces civiques et politiques.

MEE : Avez-vous une idée du nombre de détenus politiques ?

NS : Des dizaines de manifestants pacifiques, de journalistes, de militants et de défenseurs des droits humains sont toujours derrière les barreaux.

MEE : Comment voyez-vous l’avenir des médias dans le pays, sachant que des journalistes sont en prison actuellement ?

NS : Nous estimons que la situation est sombre. Le célèbre journaliste Ihsane El Kadi continue de purger une peine de cinq ans de prison pour des allégations infondées de « réception de fonds à des fins de propagande politique » et « d’atteinte à la sécurité nationale de l’État », uniquement pour avoir investi dans ses médias l’argent que lui avait envoyé sa fille, et pour exercer son métier de journaliste. Ses deux médias, Radio M et Maghreb Émergent, restent fermés.

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Le journaliste et rédacteur en chef du journal Le Provincial, basé à Annaba, Mustapha Bendjama, reste également en prison pour une fausse affaire d’assistance à la militante Amira Bouraoui [qui s’est réfugiée en Tunisie en 2023 avant de rejoindre la France alors qu’elle était sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire algérien] pour quitter illégalement le pays.

Bien que la Constitution du pays adoptée en décembre 2020 prévoie en son article 54 que « la liberté de la presse écrite, audiovisuelle et électronique est garantie », les autorités ont adopté en 2023 trois nouvelles lois sur l’information, sur la presse écrite et électronique et sur l’activité audiovisuelle qui contiennent plusieurs dispositions inquiétantes. Les nouvelles lois restreignent le droit à la liberté d’expression des journalistes et des médias.

MEE : Sur le plan international, la dégradation de la situation des droits de l’homme est passée sous silence par les démocraties occidentales. Pourquoi à votre avis ?

NS : La situation actuelle dans le monde se polarise sur de nombreux fronts et cela n’exclut pas la réalité des droits de l’homme. De nombreux événements récents ont montré que les démocraties occidentales maintiennent une façade de respect des droits de l’homme pour tous, mais la réalité est très différente.

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