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Égypte : sept ans après le coup d’État, la répression règne alors que l’économie touche le fond

Morsi n’était évidemment pas un dirigeant parfait, mais le système politique consacré par le soulèvement de 2011 et la Constitution de 2012 aurait permis une contestation politique et à long terme l’effondrement de l’État profond égyptien
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lors de sa rencontre avec Donald Trump à Washington, en avril 2019 (AFP)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lors de sa rencontre avec Donald Trump à Washington, en avril 2019 (AFP)

Les Égyptiens qui ont manifesté leur soutien au coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi à l’été 2013 s’attendaient, au minimum, à une plus grande liberté politique et à une meilleure situation économique. 

Sept ans plus tard, il est clair que les manifestants n’ont pas vu leurs espoirs se concrétiser. 

Aujourd’hui, la répression est plus vive que jamais en Égypte et la situation économique a empiré par rapport à la période sous Mohamed Morsi, premier président élu démocratiquement, chassé par Sissi à peine un an après son arrivée au pouvoir. 

Même si l’année au pouvoir de Mohamed Morsi n’était pas nécessairement un modèle de perfection démocratique, ce fut une période relativement ouverte, libre et compétitive, en particulier si on la compare au climat politique actuel. Les putschs n’aboutissent pratiquement jamais à une plus grande liberté politique, une plus grande démocratie et plus de droits humains. L’Égypte en est un parfait exemple. 

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Le régime de Sissi a commencé son règne en revenant sans tarder sur quasiment tous les acquis obtenus après le soulèvement démocratique de l’Égypte en 2011, y compris les avancées réalisées par Morsi lors de son bref passage au pouvoir. 

Après le coup d’État, le régime dirigé par Sissi a immédiatement fermé les médias d’opposition, arrêté les dirigeants politiques, interdit les principaux partis politiques et perpétré plusieurs massacres contre les manifestants. Le massacre du 14 août 2013 de la place Rabia et de la place Nahda au Caire pourraient constituer le plus grand massacre de manifestants en l’espace d’une journée dans l’histoire moderne mondiale. 

Surtout, le gouvernement en place après le coup d’État a adopté des lois draconiennes. Réprimant les manifestations contre le gouvernement, la loi relative aux manifestations a aidé l’État à emprisonner des dizaines de milliers de personnes. L’Égypte compte actuellement plus de 60 000 prisonniers politiques

Étant donné la loi relative aux manifestations et le climat de peur qui règne en Égypte, il n’est peut-être pas si surprenant que les Égyptiens ne participent pas aux actuelles manifestations mondiales dans le cadre du mouvement Black Lives Matter. S’il ne fait aucun doute que de nombreux Égyptiens sont opposés aux violences policières et au racisme à l’encontre des noirs, le passif et la violence contre les manifestants du gouvernement Sissi, associés à son cadre légal oppressif, ont réussi à éliminer efficacement toute possibilité de protestation. 

Des journalistes réduits au silence

Le régime de Sissi a également réussi à promouvoir un discours singulier pro-régime dans les médias. Il y est parvenu à la fois en fermant certains médias et par une campagne générale d’intimidation soutenue. 

Sissi a en particulier utilisé la loi égyptienne sur la presse, le code pénal, la nouvelle Constitution ainsi que les nouvelles lois antiterroristes pour réduire les journalistes critiques au silence, grâce à des articles permettant au gouvernement de censurer, d’infliger des amendes et d’arrêter des journalistes, notamment sur les sujets relatifs à la « sécurité nationale » égyptienne. Aujourd’hui, l’Égypte se classe au troisième rang des pays qui emprisonnent le plus de journalistes au monde. 

En 2019, le gouvernement a bloqué des dizaines de milliers de noms de domaine créés pour s’opposer aux amendements constitutionnels proposés par le gouvernement permettant à Sissi de prolonger son règne jusqu’à 2030. 

Les forces spéciales égyptiennes patrouillent dans les rues au sud du Caire en 2016 pour parer toute manifestation potentielle contre le gouvernement de Sissi (AFP)
Les forces spéciales égyptiennes patrouillent dans les rues au sud du Caire en 2016 pour parer toute manifestation potentielle contre le gouvernement de Sissi (AFP)

Le mois dernier, le gouvernement a annoncé la censure de la couverture médiatique des actualités « sensibles » notamment la pandémie de coronavirus, le conflit en Libye, le grand barrage de la Renaissance en Éthiopie et l’insurrection au Sinaï.

Le gouvernement a également arrêté récemment le journaliste Mohamed Mounir pour son reportage sur la crise du COVID-19 et des proches de Mohamed Soltan, un célèbre défenseur des droits de l’homme qui critique le régime depuis sa résidence aux États-Unis. 

La semaine dernière, Nora Younis, éditrice du site d’informations Al-Manassa, a été brièvement arrêtée après une perquisition des bureaux et des ordinateurs de l’organe de presse par la police. 

Dans le même temps, les médias égyptiens pro-Sissi se sont servis du meurtre de George Floyd le 25 mai à Minneapolis pour détourner l’attention des violences policières égyptiennes et justifier subtilement leur passif en matière de violences. Les journalistes sur les chaînes pro-gouvernement suggèrent que si les violences policières sont inévitables aux États-Unis, qui prétendent être régis par des normes démocratiques et l’État de droit, alors il faut s’y attendre dans un pays comme l’Égypte. 

Régression économique

Dans le même temps, les projets économiques majeurs de Sissi, notamment la nouvelle capitale et l’expansion du canal de Suez s’avèrent jusqu’à présent des échecs. 

Sissi prévoyait que l’expansion du canal réalisé en août 2014 ferait plus que doubler les recettes annuelles, de 5,5 milliards de dollars en 2014 à 13,5 milliards de dollars d’ici 2023. Les recettes générées par le canal ont au contraire relativement stagné depuis l’expansion. En 2018-2019, les recettes étaient de 5,8 milliards de dollars bien en-deçà des attentes. 

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La livre égyptienne a perdu de sa valeur, passant de 7,1 livres le dollar en juin 2013 à 16,1 livres le dollar aujourd’hui. Le principal programme économique de l’Égypte sous Sissi a consisté à emprunter des dizaines de milliards de dollars auprès du FMI, de la Banque mondiale, de la Chine et de ses alliés dans le golfe Persique, entre autres. 

La dette nationale égyptienne a presque triplé depuis 2014, d’environ 112 milliards de dollars à environ 321 milliards de dollars. La semaine dernière, l’Égypte a obtenu un prêt additionnel de 5,2 milliards de dollars auprès du FMI. Près de 40 % du budget annuel de l’Égypte est alloué au paiement des intérêts des prêts. 

Ces prêts ont permis au gouvernement d’accroître ses réserves de devises étrangères et d’autres indicateurs macroéconomiques, mais les indicateurs microéconomiques suggèrent que l’Égyptien lambda est en grande difficulté. 

Le prix des biens de première nécessité a fortement augmenté depuis la prise de pouvoir de Sissi et en particulier depuis le lancement du programme de prêts du FMI fin 2016. Le FMI avait exigé du régime qu’il mette fin aux subventions sur les biens de première nécessité. 

Alliance subordonnée

Dans l’ensemble, le taux de pauvreté dans le pays a augmenté, passant de 26 % en 2013 à 33 % en 2018. Selon un rapport de la Banque mondiale en 2019, environ 60 % des Égyptiens sont « pauvres ou vulnérables. » 

Sissi a également reçu des milliards de dollars de dotations de la part des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Ces dotations ont un coût élevé, l’Égypte devenant redevable à ces nations. 

Les dotations émiraties et saoudiennes ont un coût élevé, l’Égypte devenant redevable à ces nations

En 2016, l’Égypte à cédé deux îles égyptiennes à l’Arabie saoudite, et l’Égypte continue de suivre la ligne politique étrangère à la fois des Saoudiens et des Émiratis. 

Le mois dernier, Sissi a menacé d’actions militaires le gouvernement reconnu par l’ONU en Libye. Sans surprise, ses remarques ont été bien accueillies à la fois par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui ont transformé l’argent dépensé pour l’Égypte en relation d’alliance subordonnée. 

Il est possible que la menace de Sissi ait été formulée avec plusieurs objectifs en tête : pour apaiser ses superviseurs à Abou Dabi et à Riyad et pour détourner l’attention de la mauvaise gestion par son gouvernement à la fois de la pandémie de coronavirus et du projet de barrage éthiopien. 

Que réserve l’avenir ?

Il était déjà compliqué de comprendre les critiques radicaux de Morsi en 2013, lorsque les libéraux égyptiens prétendaient, contre toute logique, que l’Égypte connaissait une dictature plus répressive que celle de Hosni Moubarak, le dictateur égyptien de 1981 à 2011. C’est quasiment impossible aujourd’hui. 

En effet, la période Morsi apparaît désormais comme une opportunité manquée. Morsi n’était évidemment pas un dirigeant parfait, mais le système politique consacré par le soulèvement de 2011 et la Constitution de 2012 aurait permis une contestation politique et à long terme l’effondrement de l’État profond égyptien. 

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Les Égyptiens qui critiquaient Morsi, tué en prison l’année dernière, auraient mieux fait d’essayer de destituer Morsi grâce au mécanisme de destitution inclus dans la Constitution de 2012, ou plus simplement de le chasser par les urnes. 

Les semaines, les mois et les années à venir sous Sissi pourraient s’avérer encore plus compliqués pour les Égyptiens que ces sept dernières années. La nation s’est avérée mal équipée pour gérer la crise actuelle due au coronavirus et les ramifications du projet de barrage éthiopien pourraient être bien plus étendues et dévastatrices pour l’Égypte, dont l’approvisionnement en eau dépend principalement du Nil. 

Paradoxalement, le seul espoir de l’Égypte pourrait être un autre soulèvement populaire. Pour de nombreux Égyptiens, il reste à espérer que le prochain mouvement de contestation populaire aboutira à plus de démocratie, et non à plus de dictature. 

- Mohamad Elmasry est professeur d’études culturelles et des médias au Doha Institute for Graduate Studies.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Mohamad Elmasry is Professor of Media Studies at the Doha Institute for Graduate Studies.
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