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Abdelaziz Bouteflika ou la quête tragique du « trône de l’enfer »

Décédé vendredi 17 septembre à 84 ans, celui qui fut président de l’Algérie pendant vingt ans et voulait être un père pour son peuple laissera dans l’histoire l’empreinte terrible d’un chef d’État en décalage avec son temps
L’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika, en décembre 2011, à Alger (AFP)
L’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika, en décembre 2011, à Alger (AFP)

Depuis la base de l’Ouest de l’Armée de libération nationale, à la fin des années 1950, jusqu’au palais présidentiel au début du nouveau millénaire, Abdelaziz Bouteflika, disparu vendredi 17 septembre à l’âge de 84 ans selon un communiqué de la présidence de la République, aura traversé l’histoire de l’Algérie contemporaine et marqué profondément le système politique et toute une génération. 

La dernière image que le monde a de lui remonte au soir du 2 avril 2019 : ce jour-là, terriblement affaibli, vêtu d’une robe de chambre traditionnelle, il remettait sa démission, sous la menace de l’armée et de la rue qui réclamaient son départ. 

Cette image contraste violemment avec celle du président qui régna vingt ans sur le pays, damant le pion à ses adversaires au sein même du système, claironnant en 1999 au Forum Crans Montana : « Je suis l’Algérie toute entière, je suis l’incarnation du peuple algérien ! »

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Un destin hors du commun fait de grandeur et de décadence. Comment s’est-il retrouvé chassé du pouvoir par l’armée et des millions d’Algériens qui ne voulaient plus de lui ?

Le début de la disgrâce est à chercher dans son attachement au pouvoir, sa raison de vivre. Ses collaborateurs en témoignaient encore avant sa démission forcée début 2019 : seule la mort pouvait l’obliger à partir. 

« Bouteflika ne voulait pas céder le pouvoir mais ce n’était pas simplement une lubie autoritaire. C’était sa culture politique, une vision héritée des systèmes de gouvernance post-révolutionnaires », témoigne l’un d’entre eux. 

« Le leader n’est pas seulement un chef politique, c’est un père. Et un père n’abandonne jamais sa famille. Sa famille, à lui, c’était ce pays, ce peuple. À ses yeux, le palais de la présidence était sa demeure en tant que ‘’dernier grand homme politique’’ algérien. Il en a été chassé en 1979, il y est revenu au bout d’une vingtaine d’années d’exil. Il voyait cela comme son droit. Son destin. »

Un sens très particulier de l’histoire

Car Bouteflika avait un sens très particulier de l’histoire. Ce protégé de l’ancien président Houari Boumédiène (1965-1978), qui lorgnait sur sa succession, ne pardonnera jamais au « système » de l’avoir évincé du poste de potentiel héritier du caudillo, son mentor. 

Mais l’armée et les services secrets, traumatisés par la disparition de leur père spirituel, Boumédiène, ne voulaient absolument pas céder le pouvoir à Bouteflika, trop libéral, réputé pour « sa suffisance et sa méconnaissance des problèmes intérieurs », comme le rappelle l’ancien amiral Rachid Benyelles dans ses mémoires.

Il inspirait à certains quelque chose de rassurant en incarnant une réminiscence des années « glorieuses » de Boumédiène, de l’Algérie leader du tiers-monde, contrastant avec l’Algérie de cendres et de ruines des années 1990

Bouteflika n’oubliera jamais cet affront, ni la descente en enfer qui s’ensuivit : sa famille fut chassée de chez elle en pleine nuit alors qu’il était publiquement poursuivi pour dilapidation du budget des représentations consulaires de l’Algérie à l’étranger, en tant que ministre des Affaires étrangères… 

Son nom fut étalé en gros titres sur El Moudjahid, le journal étatique qui, quelques années plus tard, lui consacrera l’essentiel de ses unes pour vanter sa grandeur et sa politique.

Le système est féroce contre les perdants. Pour avoir fait partie de la garde rapprochée de Boumédiène avant même l’indépendance, Bouteflika le savait. C’est armé de cette paranoïa et d’un désir de revanche personnelle qu’il reviendra aux affaires en 1999, après avoir refusé de prendre le pouvoir en 1994, alors que le pays faisait face à une terrible violence

Les Algériens (re)découvriront alors l’homme, avec sa gouaille et son regard insolent, empêtré dans son costume trois-pièces. Il inspirait à certains quelque chose de rassurant en incarnant une réminiscence des années « glorieuses » de Boumédiène, de l’Algérie leader du tiers-monde, contrastant avec l’Algérie de cendres et de ruines des années 1990. 

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L’illusion fonctionnera, même chez des hauts gradés de l’armée qui finiront par le coopter, lavant quelque part l’affront qu’il avait subi en 1979. Mais comme toutes les illusions, celle-ci fera long feu. 

De la répression lors du « Printemps noir » de Kabylie en 2001 aux gigantesques scandales de corruption, des triturations de la Constitution pour s’éterniser au pouvoir aux fiascos économiques, le règne de Bouteflika, qui commença à se conjuguer au pluriel avec l’immixtion de son frère cadet Saïd dans la décision, esquissait sa propre déchéance.

Durant les trois derniers mandats, le cercle Bouteflika, dans ses confrontations avec le système hérité des années 1990, finit par se recroqueviller sur lui-même. 

Seuls les liens de la fratrie pouvaient immuniser contre les intrigues de certains segments du régime qui défiaient indirectement l’autorité et les projets du chef de l’État. Ainsi, cette vision très personnelle du pouvoir finit par remodeler tous les appareils du régime : de l’armée à l’administration, en passant par les organisations satellites comme le patronat ou le FLN.

Un monarque affaibli par la maladie

« Si les Bouteflika voient des ennemis partout, c’est qu’il y a des ennemis partout », commentait un ancien gradé de l’armée. 

« Quand on tient vingt ans comme famille régnante, on ne se fait pas que des amis. Liamine Zeroual, président de 1994 à 1999, n’a-t-il pas regardé le siège de son bureau, au palais d’El Mouradia, en disant : ‘’Ce fauteuil est le trône de l’enfer’’ ? »

L’AVC dont Bouteflika fut victime en avril 2013 et sa longue hospitalisation en France (80 jours) achevèrent de convaincre les plus fidèles partisans que quelque chose était définitivement pourri dans la gouvernance des Bouteflika. 

La maladie, la disparition de l’espace public et de la parole présidentielle directe plongèrent l’Algérie dans une sorte de situation surréaliste. Kafkaïenne, disait-on à l’époque. 

« Si les Bouteflika voient des ennemis partout, c’est qu’il y a des ennemis partout »

- Un ancien gradé de l’armée

L’acmé de ces aberrations successives fut la présidentielle d’avril 2014. L’inimaginable se produisit : une « campagne » électorale en l’absence du candidat du pouvoir. 

L’Algérie et le monde ne verront réapparaître Bouteflika que le jour de l’élection, le 17 avril 2014, votant sur sa chaise roulante, poussé par le médecin militaire qui signa un douteux certificat de santé, et entouré par ses frères… 

Même si beaucoup voyaient dans cette mascarade l’ultime caprice de celui qu’il fallait laisser mourir en paix sur son trône, cette image choqua profondément les Algériens.

Mais l’enjeu était ailleurs : l’impotent président était maintenu à son poste sous la pression de plus en plus grandissante des oligarques amis de Saïd Bouteflika et de leurs autres relais au sein du pouvoir, notamment dans le gouvernement, pour que continue leur politique de rapine en l’absence du pouvoir présidentiel, dans un système où les contre-pouvoirs institutionnels (ou informels, comme les services de renseignement) avaient été complètement neutralisés grâce à la longue guerre que leur mena Bouteflika. 

L’Algérie continua de naviguer à vue dans le chaos de ce quatrième mandat où les tensions entre les différents courants au sein du régime et les opérations de prédation de grande ampleur sapaient à jamais le système Bouteflika. 

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Le diagnostic vital était engagé. 

Monarque affaibli par la maladie, isolé dans sa résidence médicalisée loin d’Alger, ne recevant que des briefings succincts et murmurant des orientations vagues à l’oreille de son frère, Bouteflika finit par détruire la posture présidentielle auquel il tenait tant. Il permit aussi l’émergence de la seule armée comme puissant pivot du pouvoir, lui qui se présentait comme le tombeur des généraux

Un à un, le clan présidentiel posa les mines qui le déchiquetteront bientôt : l’humiliation de l’annonce d’un cinquième mandat déclencha la mise à feu. 

Bouteflika, qui voulait marquer l’histoire, a fini seul. Amateur des adages et de bons mots, il méditera pour l’éternité cette formule algérienne : « La vie est dure, mais l’Algérie est plus dure que la vie. »

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