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EXCLUSIF : Le système de secours de l’ONU bloqué en Syrie et en Iran par les sanctions américaines

En cas de catastrophe, le réseau d’intervention de l’ONU utilise un système « superpuissant ». Problème : la société de technologie américaine qui est derrière son logiciel n’autorise pas son utilisation dans les pays soumis à des sanctions – y compris l’Iran, pays sujet aux tremblements de terre
Une équipe de secours émiratie à Jableh, dans la province syrienne de Lattaquié, le 12 février 2023 (AFP)
Une équipe de secours émiratie à Jableh, dans la province syrienne de Lattaquié, le 12 février 2023 (AFP)

Middle East Eye est en mesure de révéler qu’un système de coordination vital utilisé par le réseau d’intervention d’urgence de l’ONU a été bloqué en Syrie après le tremblement de terre dévastateur de février en raison des sanctions américaines.

MEE a découvert que ce système en ligne semble également inaccessible en Iran, où le déploiement coordonné rapide d’équipes de secours peut faire la différence entre la vie et la mort pour les personnes piégées sous les décombres après un séisme.

Le tremblement de terre du 6 février a fait des dizaines de milliers de morts sur des centaines de kilomètres dans le sud de la Turquie et le nord de la Syrie, mais des milliers de personnes ont également été sauvées de bâtiments effondrés par les équipes de recherche et de sauvetage.

Le tableau de bord ICMS pour la Syrie montrant les opérations de recherche et de sauvetage à Alep (capture d’écran)
Le tableau de bord ICMS pour la Syrie montrant les opérations de recherche et de sauvetage à Alep (capture d’écran)

L’Iran, qui se trouve sur une ligne de faille sismique très active entre les plaques arabe et eurasienne, subit de fréquents tremblements de terre.

Avec une quinzaine de millions d’habitants dans une zone densément peuplée, Téhéran et sa périphérie urbaine sont considérées comme l’une des plus vulnérables mégapoles du monde face à un tremblement de terre de grande ampleur.

Des militants pour la liberté sur internet et pour les droits numériques expliquent à MEE que le problème semble être une conséquence du « respect excessif » des sanctions américaines visant la Syrie et l’Iran par la société technologique américaine qui fournit le logiciel de cartographie sur lequel repose le système de l’ONU.

« Le problème avec les sanctions auxquelles nous sommes confrontés depuis longtemps est la surconformité des entreprises technologiques. Celles-ci craignent d’être inculpées ou de se voir infligé des amendes », explique à MEE Amir Rashidi, chercheur iranien en sécurité sur internet et droits numériques.

Utilisé pour la première fois à Beyrouth

Le système a été élaboré par le Groupe consultatif international de la recherche et du sauvetage (connu sous son acronyme anglais INSARAG), un réseau mondial d’équipes de secours en milieu urbain, qui se déploient généralement dans les zones sinistrées dans les heures qui suivent une catastrophe.

L’INSARAG fait partie du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) qui « coordonne l’intervention d’urgence mondiale pour sauver des vies et protéger les personnes lors des crises humanitaires ».

Des équipes de secours cherchent des survivants, trois jours après la terrible explosion dans le port de Beyrouth, qui a fait 215 morts et plus de 6 500 blessés, le 4 août 2020 (AFP/Joseph Eid)
Des équipes de secours cherchent des survivants, trois jours après la terrible explosion dans le port de Beyrouth, qui a fait 215 morts et plus de 6 500 blessés, le 4 août 2020 (AFP/Joseph Eid)

Le système de coordination et de gestion de l’INSARAG (ICMS) a été utilisé pour la première fois lors de l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et a été salué comme étant « superpuissant » pour les responsables de la coordination des secours.

L’un des développeurs de l’ICMS explique qu’il est important car il « fournit des renseignements clés aux bonnes personnes, au bon endroit et au bon moment ».

À l’aide d’une plateforme de cartographie basée sur le cloud, ou système d’information géographique (SIG), appelé ArcGIS, il fournit une vue d’ensemble en temps réel qui permet aux coordinateurs des interventions d’urgence de mieux appréhender la situation sur le terrain.

Les équipes de secours en milieu urbain peuvent enregistrer les informations concernant les missions de sauvetage via des applications de téléphonie mobile : personnes sauvées, corps récupérés, demandes d’équipement ou de renforts, chantiers terminés, envoyer des photos et d’autres informations.

L’ICMS est toutefois encore un chantier en cours.

Un tableau de bord ICMS pour l’intervention d’urgence en Turquie – la plus grande opération de l’histoire de l’INSARAG, impliquant environ 150 équipes de recherche et de sauvetage – a été mis en place dans les deux heures qui ont suivi le tremblement de terre du 6 février.

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Dans un retour sur intervention de l’INSARAG, le système a été reconnu comme un « outil utile », bien que certaines équipes de recherche aient signalé des problèmes de connectivité et souligné que la priorité était le travail de sauvetage plutôt que la saisie de données et le « remplissage de formulaires ».

En Syrie, cependant, où la réponse de l’INSARAG a été bien plus limitée, le système était inaccessible sur le terrain dans les premiers jours critiques qui ont suivi le tremblement de terre.

Seules sept équipes de recherche et de sauvetage en milieu urbain – de Tunisie, d’Arménie, d’Algérie, de Chine, de Russie, du Liban et des Émirats arabes unis – ont été déployées dans les zones d’Alep et de Lattaquié, contrôlées par le gouvernement.

Mais le tableau de bord ICMS pour la Syrie n’a été mis en place qu’au deuxième jour des opérations. Les équipes sur le terrain ont alors signalé qu’elles ne pouvaient pas accéder au système.

Un message affiché sur un panneau d’affichage en ligne pour les équipes de secours arrivant en Syrie le 8 février indiquait : « Il y a un problème avec l’ICMS en Syrie. Le serveur de arcgis.com est bloqué. Il n’est pas possible de se connecter au serveur. »

MEE a appris qu’au lieu d’enregistrer directement les données dans l’ICMS, les équipes ont été invitées à remplir des formulaires papier, puis à envoyer des images des formulaires via WhatsApp pour que d’autres puissent saisir les informations.

Messages d’erreur

Les équipes de secours ont par la suite été invitées à télécharger une application VPN pour utiliser l’ICMS.

Peter Wolff, chef du groupe de travail sur la gestion de l’information au sein de l’INSARAG, assure à MEE que l’utilisation de l’ICMS n’était pas essentielle du fait de la petite échelle de l’opération en Syrie.

« Il n’y avait que quelques équipes et elles peuvent se coordonner entre elles. C’était bien de l’avoir essayé et nous avons travaillé sur la façon dont il fonctionne sans connectivité. Cela nous a permis d’apprendre énormément », estime-t-il.

Une équipe de secours algérienne au milieu des décombres à Alep, en Syrie, le 8 février 2023 (AFP)
Une équipe de secours algérienne au milieu des décombres à Alep, en Syrie, le 8 février 2023 (AFP)

MEE croit savoir que les problèmes d’accès à l’ICMS en Syrie ont été soulevés par l’INSARAG auprès de la société de logiciels qui gère la plateforme ArcGIS.

Le développement et la maintenance d’ArcGIS est assuré par une société californienne, Environmental Systems Research Institute (ESRI).

ESRI n’autorise pas l’utilisation de ses produits dans les pays soumis à des sanctions américaines et répertorie la Syrie et l’Iran comme pays soumis à interdiction sur son site.

MEE a demandé à des journalistes en Iran et en Syrie d’essayer d’accéder à la page de connexion de l’ICMS. Ils ont été renvoyés vers des pages Web avec des messages d’erreur indiquant « Error loading site. Status: 500 » et « 403 Forbidden ».

« Ce n’est pas généré par le gouvernement iranien ou un autre gouvernement », affirme Amir Rashidi. « Ce genre de messages d’erreur est généralement généré par les développeurs de ces outils ou sites web. Ils bloquent probablement l’accès à ce service. »

ESRI n’a pas répondu aux sollicitations répétées de MEE.

Des problèmes d’accès à ArcGIS en Iran ont déjà été mis en évidence en 2020, lorsqu’un outil de suivi du covid de l’université Johns Hopkins reposant sur cette plateforme a également été bloqué, au plus fort de la pandémie.

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Les défenseurs des droits numériques font campagne depuis longtemps pour que les gouvernements qui imposent des sanctions autorisent des exemptions pour les technologies de communication à des fins humanitaires, ou celles qui promeuvent la liberté d’expression dans les pays où l’accès à Internet est soumis à la censure gouvernementale.

L’année dernière, le gouvernement américain a annoncé une licence générale « pour accroître le soutien à la liberté d’Internet » en Iran, en réponse à une répression sévère contre les manifestants, permettant aux entreprises technologiques de fournir des services basés sur le cloud dans le pays, y compris des cartes web et des moyens de communications par internet.

Un porte-parole du Trésor américain fait observer à MEE qu’il avait également délivré une licence générale pour soutenir « les missions immédiates de secours en Syrie ». Les licences générales sont « exécutoires », précise le porte-parole, ce qui signifie que les entreprises n’ont pas besoin de s’adresser au Trésor pour en profiter.

Mais cette licence n’a été délivrée que le 9 février, trois jours après le tremblement de terre, alors que les équipes de recherche et de sauvetage étaient déjà à l’œuvre sur le terrain en Syrie.

Les militants affirment que de nombreuses entreprises technologiques ont aussi tardé à mettre à jour leurs politiques pour permettre l’utilisation de leurs produits dans les pays touchés par les sanctions.

« Il existe des moyens de s’assurer que votre technologie est accessible. C’est une simple question de priorité », estime Mahsa Alimardani, chercheuse pour l’organisation de défense des droits de l’homme Article 19, qui se concentre sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en ligne en Iran. « Je suppose que les enseignements tirés de la carte du covid-19 n’ont pas été appliqués. » 

« Catastrophe du siècle »

Mahsa Alimardani ajoute que l’INSARAG et l’OCHA devraient également « prêter attention aux questions d’accessibilité ».

Peter Wolff indique à MEE que l’INSARAG a organisé des sessions de formation avec une équipe iranienne, au cours desquelles ils ont collecté des données à l’aide de leurs téléphones portables, mais il précise que ces sessions ont eu lieu en Turquie.

L’INSARAG a également effectué un exercice de tremblement de terre impliquant des participants basés à Téhéran.

« Donc, au moins, cela fonctionne parfois », commente-t-il, en réponse à une question sur le fait de savoir si l’INSARAG était au courant des problèmes d’accessibilité de l’ICMS en Iran.

Une femme se tient devant les décombres de sa maison dans la province iranienne de Kermanshah, après le tremblement de terre de novembre 2017 (AFP)
Une femme se tient devant les décombres de sa maison dans la province iranienne de Kermanshah, après le tremblement de terre de novembre 2017 (AFP)

Il ajoute par ailleurs que l’INSARAG a également mis à jour son matériel de formation pour conseiller les utilisateurs de l’ICMS sur la connexion via VPN ou la soumission de photos de formulaires papier aux personnes ayant accès au système, dans des situations où le système est inaccessible sur le terrain.

Les responsables de l’INSARAG affirment que le manque d’accès à l’ICMS n’a pas fait beaucoup de différence dans les efforts de recherche et de sauvetage en Syrie.

Peter Wolff fait remarquer que les équipes de recherche et de sauvetage en milieu urbain étaient arrivées tardivement dans le pays, alors que les espoirs de retrouver d’autres survivants s’évanouissaient déjà.

Lors d’une réunion de l’INSARAG à Singapour quelques semaines après le tremblement de terre, les chefs d’équipe ont identifié d’autres problèmes en Syrie, notamment le manque de sensibilisation du gouvernement aux mécanismes d’intervention internationaux et l’absence d’une structure de base pour recevoir et coordonner l’aide, y compris les équipes de secours.

MEE a déjà fait état des failles des secours de l’ONU dans le nord-ouest de la Syrie, sous contrôle de l’opposition.

Mais en Iran, la panne du système de coordination de l’Insarag pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les opérations de recherche et de sauvetage.

« Il n’y avait absolument aucune transparence pendant le covid. Personne ne savait ce qui se passait »

- Amir Rashidi, chercheur iranien en sécurité sur internet et droits numériques

En février, le président du conseil municipal de Téhéran, Mehdi Chamran, a averti qu’un tremblement de terre dans la capitale iranienne serait « la catastrophe du siècle ».

L’INSARAG avait déployé des équipes en Iran à la suite du tremblement de terre de 2003 dont l’épicentre se situait près de la ville de Bam, dans le sud-est du pays. Plus de 41 000 personnes avaient été tuées et 87 % des bâtiments de la ville détruits, selon une évaluation de l’ONU.

L’Iran cherche actuellement à devenir membre de l’INSARAG. Des responsables iraniens et de l’ONU ont organisé une réunion en ligne au début du mois pour évoquer l’idée que deux équipes de recherche et de sauvetage en milieu urbain basées à Téhéran rejoignent le réseau, selon un article du Tehran Times.

MEE a demandé à l’OCHA si les sanctions et l’ICMS avaient été abordés lors de la réunion, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.

Amir Rashidi affirme à MEE que les données recueillies par le biais de l’ICMS pourraient être vitales à la suite d’un séisme en Iran, en raison des restrictions locales sur l’utilisation d’Internet et des contrôles stricts sur la circulation de l’information.

« Il n’y avait absolument aucune transparence pendant le covid. Personne ne savait ce qui se passait. Avec un tremblement de terre, c’est la même chose. L’accès à ce type d’information est donc essentiel pour la sécurité publique », assure-t-il. « L’accès à Internet est un droit, et la censure et les sanctions violent le droit des Iraniens d’accéder à Internet. »

Renseignement géospatial

D’autres clients d’ESRI semblent avoir mieux réussi à utiliser les systèmes de cartographie de l’entreprise pour suivre les événements en Syrie.

ESRI fournit également des services d’informatique dans le cloud à la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA), qui fournit des renseignements géospatiaux (en anglais « Geoint ») à d’autres agences de renseignement et aux forces armées américaines.

Le rôle de la NGA et l’importance du Geoint dans la surveillance des mouvements des factions rivales en Syrie pendant la guerre civile dans le pays ont été soulignés par Robert Cardillo, directeur de l’agence, dans une déclaration au Comité des services armés de la Chambre des représentants en 2017.

Ce dernier a déclaré au comité que la NGA surveillait continuellement « un réseau d’intérêts concurrents, de partis en conflit et d’alliances complexes » en Syrie et en Irak.

« Cela inclut le suivi de la réponse de la Syrie et de l’EI [groupe État islamique] aux actions des acteurs étatiques traditionnels, tels que la Russie, l’Iran et la Turquie, ainsi que des acteurs non étatiques, tels que le Hezbollah, les milices chiites et les milices kurdes. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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