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Scandale Pegasus : de leur propre roi à leurs voisins algériens, l’intrusion sans limite des renseignements marocains

Des personnalités du hirak algérien, des diplomates européens, mais aussi Mohammed VI et son entourage : les révélations du consortium de journalistes créé par Forbidden Stories montrent à quel point Pegasus avait ciblé de manière invasive le triangle France-Algérie-Maroc
De gauche à droite en partant du haut : Mohammed VI, Xavier Driencourt, Abdelkader Messahel, Emmanuel Macron, Moulay Hicham, Salma Bennani, Ahmed Gaïd Salah, Lakhdar Brahimi, Saïd Bouteflika, Bachir Tartag, Zoubida Assoul, Ramtane Lamamra (AFP/MEE)
De gauche à droite en partant du haut : Mohammed VI, Xavier Driencourt, Abdelkader Messahel, Emmanuel Macron, Moulay Hicham, Salma Bennani, Ahmed Gaïd Salah, Lakhdar Brahimi, Saïd Bouteflika, Bachir Tartag, Zoubida Assoul, Ramtane Lamamra (AFP/MEE)
Par Malek Bachir à ALGER, Algérie

Alors que Rabat et Alger sont déjà à cran après la divulgation d’une note « sur le soutien du Maroc à un droit à l’autodétermination du peuple kabyle », une nouvelle crise se profile. 

En cause : les révélations du consortium de journalistes créé par Forbidden Stories sur le logiciel espion Pegasus. Selon les données partagées par Forbidden Stories et Amnesty International au Monde, Rabat est en effet « l’un des plus gros utilisateurs du logiciel au détriment du pouvoir algérien ».

Et c’est particulièrement pendant l’année 2019, dès qu’explose le hirak, vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika, que plusieurs personnalités algériennes sont prises pour cibles.

« Au total, plus de 6 000 numéros de téléphone appartenant à des responsables politiques, des militaires, des chefs des services de renseignement, des hauts fonctionnaires, des diplomates étrangers en poste ou des militants politiques ont été sélectionnés », précise le quotidien. 

Sur la liste, figurent notamment des militaires comme Ahmed Gaïd Salah, ex-chef d’état-major de l’armée décédé en décembre 2019 ; les généraux Ali Bendaoud, Wassini Bouazza ou Bachir Tartag ; mais aussi la famille de Bouteflika : ses frères Saïd et Nacer et sa sœur Zhor.

On y trouve aussi Ramtane Lamamra et Abdelkader Messahel, ex-ministres des Affaires étrangères ; Nourredine Bedoui, ex-ministre de l’Intérieur ; Noureddine Ayadi, ex-secrétaire général des Affaires étrangères et directeur de cabinet de la présidence de la République ; Ali Haddad, qui fut à la tête du syndicat patronal le plus influent sous Bouteflika, aujourd’hui en prison pour des affaires de corruption ; Abdelaziz Rahabi et Zoubida Assoul, personnalités politiques ayant joué un rôle de premier plan pendant le hirak ; ou encore Lounès Guemache, directeur du site d’informations TSA.

Des diplomates algériens en poste à l’étranger, à l’instar de l’ex-ambassadeur d’Algérie en France Abdelkader Mesdoua, étaient aussi concernés, tout comme l’ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt, et celui de l’Union européenne. 

« Cela fait partie de la chaîne des actes d’hostilité du Maroc envers l’Algérie. Cette hostilité permanente vise donc les institutions, mais aussi désormais des personnalités indépendantes », a réagi Abdelaziz Rahabi dans Le Monde

« On ne peut pas dire que les personnes ciblées le soient en particulier pour leur position hostile envers le Maroc, sinon on trouverait parmi elles des membres du Front Polisario », remarque une source des renseignements algériens contactée par Middle East Eye, qui ne s’émeut pas particulièrement de ce type de pratique, « courante entre les pays ». 

« En revanche, elles ont toutes joué un rôle lors de la crise de 2019. On peut donc en déduire qu’à ce moment-là, les renseignements marocains cherchaient à comprendre ce qui était en train de se passer. »

Radio France, qui s’est intéressée à Emmanuel Macron, dont le téléphone aurait aussi été infecté, se demande : « Si Rabat a bien tenté d’infecter le téléphone du président français au cours du mois de mars 2019, que cherchait-il à obtenir comme informations ? » 

À cette période, Emmanuel Macron est préoccupé par la situation tendue en Algérie, le « frère ennemi » du royaume chérifien. 

« Fait rarissime relaté par la presse à l’époque, Emmanuel Macron appelle directement l’ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, et le somme de faire un aller-retour à Paris pour évoquer la crise algérienne avec le ministre [des Affaires étrangères] Jean-Yves Le Drian. Selon nos informations, Xavier Driencourt a suscité aussi l’intérêt du renseignement marocain à cette période, et son numéro de téléphone a été enregistré en vue d’une possible attaque par le logiciel Pegasus. »

« Preuve que la situation en Algérie semble la préoccupation première du Maroc, le diplomate Lakhdar Brahimi, qui avait été chargé de préparer la transition pour son pays après le retrait de Bouteflika, a lui aussi été dans le viseur des services marocains, à la même période qu’Emmanuel Macron. Mais ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. »

Abdellatif Hammouchi, l’homme qui écoute Mohammed VI

Toujours selon la cellule investigation de Radio France, partenaire du consortium qui a révélé le scandale, plusieurs personnalités marocaines ont aussi été ciblées. À commencer par… le roi du Maroc Mohammed VI et son entourage. 

« C’est une particularité au Maroc : la Direction générale de la sûreté nationale et la Direction générale de la surveillance du territoire, autrement dit la police et le renseignement, sont dirigés d’une main de fer par un seul homme : Abdellatif Hammouchi », peut-on lire sur le site de Radio France. 

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« Et il semble avoir de la protection du roi une définition assez extensive. Car parmi les numéros de portable que le consortium du projet Pegasus a pu identifier dans la liste des personnes susceptibles d’être attaquées par le logiciel espion Pegasus au Maroc, on trouve ceux d’un grand nombre de membres de la famille royale. »

C’est le cas de Salma Bennani, l’épouse du roi, mère des deux héritiers du trône ; le prince Moulay Hicham, l’un des cousins du roi, qui figure en quatrième position dans l’ordre de ses successeurs, surnommé le « prince rouge » en raison de ses prises de position critiques contre la monarchie » ; l’homme d’affaires et ancien gendre de Hassan II Fouad Filali ; et Mohamed Mediouri, beau-père de Mohammed VI et ancien garde du corps personnel de Hassan II.

« Une question se pose donc : dans un climat d’intense suspicion, le roi a-t-il lui-même autorisé le ciblage de son entourage, y compris de son propre portable, pour assurer sa sécurité ? Ou le patron de la police et du renseignement marocain, lui-même nommé par le roi en 2015, s’est-il s’octroyé des pouvoirs qui vont au-delà de ses attributions ? Impossible de répondre à cette question. » 

Le Maroc a catégoriquement démenti lundi l’acquisition du logiciel Pegasus et son utilisation par ses services à des fins d’espionnage. Mercredi matin, il a de nouveau affirmé dans un communiqué « condamner vigoureusement la persistante campagne médiatique mensongère massive et malveillante évoquant une prétendue infiltration des appareils téléphoniques de plusieurs personnalités publiques nationales et étrangères à travers un logiciel informatique ». 

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