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Tunisie : les contrôles à l’aéroport pour sortir du territoire provoquent des cafouillages en série

Depuis le coup de force constitutionnel de Kais Saied, plusieurs personnes rencontrent des difficultés pour voyager en raison de leurs activités. Une situation d’autant plus floue qu’elle ne repose pas sur des critères clairs
En plus de certains politiques, plusieurs chefs d’entreprise et gérants de sociétés ont dû s’expliquer sur leurs activités au moment où ils devaient voyager (AFP/Valery Hache)
En plus de certains politiques, plusieurs chefs d’entreprise et gérants de sociétés ont dû s’expliquer sur leurs activités au moment où ils devaient voyager (AFP/Valery Hache)

Anouar Benchahed est député d’Attayar, parti social-démocrate. Cet ingénieur en télécommunication de 42 ans, installé dans la région marseillaise, a été élu en 2019 sur la circonscription des Tunisiens établis dans le sud de la France.

Le grand public le découvre en décembre 2020 quand il est physiquement agressé par ses collègues de la coalition al-Karama, une formation islamo-populiste classée à la droite d’Ennahdha. Plusieurs élus d’Attayar, le parti de Benchahed, observent alors une grève de la faim pour forcer le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à condamner cette agression.

Le 15 août, Benchahed se présente à l’aéroport de Tunis Carthage afin de s’envoler pour Marseille. Le fonctionnaire de la police aux frontières lui demande de suivre un de ses collègues.

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On l’informe que son nom est signalé et qu’il faut attendre la décision du ministère de l’Intérieur pour statuer sur son sort. Après quelques minutes d’attente, le verdict tombe : il ne peut pas voyager.

Aucune explication ne lui est fournie. À sa connaissance, il n’est poursuivi dans aucune affaire vu qu’il n’a jamais été convoqué, ni par la police ni par le parquet.

Son cas est médiatisé et suscite l’indignation sur les réseaux sociaux. L’incompréhension est d’autant plus forte que cette interdiction intervient quelques jours après les déclarations d’un conseiller de Kais Saied indiquant que « seules les personnes poursuivies et corrompues » seront interdites de quitter le territoire tunisien.

Le cas provoque un déplacement du président à l’aéroport de Tunis Carthage au cours duquel il affirme que les dispositions dérogatoires adoptées dans le cadre de la prise de pouvoir du 25 juillet peuvent impliquer quelques désagréments mais qu’elles n’ont pas vocation à durer. Ainsi, appelle-t-il les personnalités politiques à faire preuve de patience. 

Les juges et les chefs d’entreprise aussi

Après la prorogation des mesures exceptionnelles, le 24 août, Benchahed décide de tenter à nouveau de partir. Le 30 août, la décision est prise beaucoup plus rapidement. Dès le guichet de la police aux frontières, on lui indique qu’il a l’interdiction de voyager.

Il ne pourra pas assister à la rentrée de ses enfants. Contacté par Middle East Eye, l’élu se dit « prêt à patienter » mais craint de « n’avoir aucun horizon ».

À l’Assemblée, il a travaillé sur la proposition de loi réformant l’attribution des passeports. Le nouveau texte a pour ambition de concilier les questions de sécurité nationale et les libertés publiques. Plusieurs voix dénonçaient l’arbitraire des mesures de restriction des déplacements, en particulier à l’encontre des personnes fichées. Benchahed ne pensait pas qu’un jour il pourrait subir ce genre de mesures.

Quelques heures après notre entretien, il est contacté par les autorités qui lui signifient qu’il peut quitter le territoire tunisien. Le 6 septembre, il annonce sur son compte Facebook qu’il a pu rentrer en France.

Le 9 août 2021, 45 magistrats ont signé une tribune dénonçant le recours de l’exécutif à des mesures coercitives à l’encontre de plusieurs juges

Ces cafouillages ne sont pas isolés. Certains collègues de Benchahed ont pu voyager sans encombre après le 25 juillet alors que d’anciens députés, à l’instar de Bochra Belhaj Hamida, ont été longuement interrogés avant de pouvoir embarquer.

Moez Ben Dhia, membre du bureau politique d’Ettakattol (un parti social-démocrate qui n’a plus d’élus nationaux depuis 2014) et conseiller auprès du ministre des Affaires sociales entre 2012 et 2013, a eu droit à une double vérification.

Le ton était d’abord courtois, puis moins amène quand le jeune homme a demandé des explications. Il a finalement pu embarquer.

Comment expliquer cette confusion ? Sans doute par le fait que les policiers n’étaient pas préparés aux consignes de Kais Saied, dont on ne connaît pas la teneur exacte mais qui semblent viser des groupes par fonction ou profession – et par le zèle de certains fonctionnaires voulant se faire bien voir du pouvoir.

Il n’y a en effet pas de consignes écrites et publiées qui précisent ces règles. L’état d’urgence, prolongé le 23 juillet pour une période de six mois, permet de prononcer administrativement des actes de privation de liberté tels que les assignations à résidence et les interdictions de quitter le territoire.

Les politiques ne sont pas les seuls visés par ces mesures. Le 9 août 2021, 45 magistrats ont signé une tribune dénonçant le recours de l’exécutif à des mesures coercitives à l’encontre de plusieurs juges. Les signataires rapportent les cas de certains de leurs collègues empêchés de voyager sans qu’aucun motif ne leur soit fourni.

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Enfin, plusieurs chefs d’entreprise et gérants de sociétés ont également dû s’expliquer sur leurs activités au moment où ils devaient voyager.

C’est le cas de Sofiene Ben Miled. Ce Tunisien de 37 ans, installé en Italie, est venu passer ses vacances estivales au pays. Le 14 août, après s’être enregistré pour Milan, il est longuement interrogé au sujet d’une société immobilière qu’il possède mais dont les activités sont en suspens depuis 2018.

Des agents lui demandent de patienter le temps de faire les vérifications nécessaires. Face à son incompréhension, l’un des fonctionnaires lui indique qu’ils traquent les hommes d’affaires qui tentent de faire sortir des capitaux à l’étranger. L’épisode dure plus de 30 minutes. Le jeune homme pourra finalement partir grâce à un retard de décollage.

Victime d’une homonymie

Khaled a vécu une situation similaire. Ce gérant de société s’est installé en France et a entamé une procédure pour clôturer sa structure. Lors de son passage à la frontière en août, il a été longuement interrogé sur son affaire (activités, marchés publics, clients…).

L’entretien a duré une heure et l’agent a précisé au voyageur qu’il devait s’attendre à ce type d’interrogatoire tant que l’entreprise n’aurait pas été définitivement liquidée. Khaled, arrivé à l’avance à l’aéroport, a pu embarquer in extremis.

Faute de communication officielle, il est difficile de savoir si ces pratiques vont s’installer dans la durée, mais les témoignages sur les réseaux sociaux ont sensiblement baissé depuis quelques jours, faisant penser qu’après une période de rodage, les cibles sont plus précises.

Quand Anouar Benchahed a finalement été autorisé à partir en France, les autorités lui ont indiqué qu’il avait été la victime d’une homonymie.

Pourtant, aucun autre parlementaire ou homme politique de premier plan ne porte le même nom que lui. Une preuve supplémentaire de la confusion qui règne depuis le 25 juillet.

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