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Comment la Tunisie inspira Kandinsky et permit la naissance de l’expressionnisme

L’artiste russe Vassily Kandinsky commença son voyage vers l’abstrait lors d’un séjour dans ce pays du Maghreb, inspirant d’autres artistes tels Paul Klee et August Macke
Les premières œuvres de Kandinsky, comme cette toile, n’avaient pas encore évolué vers les compositions abstraites pour lesquelles il fut connu plus tard (Centre Pompidou)
Les premières œuvres de Kandinsky, comme cette toile, n’avaient pas encore évolué vers les compositions abstraites pour lesquelles il fut connu plus tard (Centre Pompidou)

Les portes cloutées traditionnelles du village tunisien de Sidi Bou Saïd auraient semblé oniriques à la sensibilité artistique de Vassily Kandinsky.

Pour le peintre moscovite, le blanc symbolisait l’harmonie du silence et le bleu était une couleur paradisiaque.

Arrivé dans le pays avec sa compagne allemande Gabriele Münter le jour de Noël en 1904, Kandinsky passa les trois mois suivants à Tunis, d’abord à l’hôtel Saint Georges, puis à l’hôtel Suisse moins cher.

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Leurs photographies, leurs croquis et leurs gouaches perspicaces saisissent des aperçus de la capitale tunisienne et au-delà. Le couple visita aussi brièvement Sidi Bou Saïd, Hammamet, Sousse et Kairouan.

Avant même son arrivée en Afrique du Nord, Kandinsky se faisait déjà un nom. Il avait exposé au Salon d’automne de Paris en 1904 et enseigné à Munich entre 1901 et 1903, où il rencontra sa future femme, elle aussi artiste. Cependant, l’œuvre de Kandinsky n’était pas encore ces compositions abstraites élaborées pour lesquelles il est aujourd’hui célèbre.

À Tunis, on voit pourtant dans ses coups de pinceau l’influence décroissante du néo-impressionnisme et l’attention croissante portée à la couleur, imprégnant les motifs quotidiens qu’il choisit.

Sa vie dans la ville, bien que relativement brève, aura un impact durable sur ses œuvres même des décennies plus tard.

L’appareil photo de Gabriele Münter était un accessoire partagé qui immortalisait la vie de la rue et leurs souvenirs. Des années plus tard, ces photographies permettront à Kandinsky de faire revivre les couleurs et les scènes de Tunis de loin, à la manière de cartes postales ou d’un premier croquis.

Le Mohrencafe de Kandinsky (1905) est un exemple de ses premières œuvres en gouache sur carton (Christies)
Le Mohrencafe de Kandinsky (1905) est un exemple de ses premières œuvres en gouache sur carton (Christies)

En 1938, Kandinsky se remémorait son ressenti face aux « fortes impressions de l’environnement fantasmatique » en Tunisie. Gabriele Münter abonda en ce sens en 1960, après le décès de Kandinsky, déclarant qu’il « exprimait déjà un grand intérêt pour l’abstraction » lors de son séjour en Tunisie.

Plus précisément, l’art islamique et la prescription religieuse de l’islam interdisant la représentation picturale du divin incitèrent peut-être Kandinsky à expérimenter de nouvelles formes et couleurs, à commencer à remettre en question le pouvoir du non-figuratif et à explorer l’idée de « forme-sentiment » que le peintre développerait plus tard, notamment dans son volume révolutionnaire de théorie de l’art, Du spirituel dans l’art.

« Entendre » la couleur

Moins d’une semaine après l’arrivée de Kandinsky, les forces japonaises s’emparèrent de Port-Arthur et la guerre russo-japonaise suivit son cours incertain et dangereux. Profondément inquiet du sort de ses compatriotes, notamment son frère enrôlé, Kandinsky tenta de s’impliquer dans son environnement, limitant les contacts avec des étrangers.

La Cavalcade, photographie de Gabriele Münter prise en 1905. Elle montre des cavaliers arabes défilant lors d’un carnaval à Tunis (VG Bild-Kunst)
La Cavalcade, photographie de Gabriele Münter prise en 1905. Elle montre des cavaliers arabes défilant lors d’un carnaval à Tunis (VG Bild-Kunst)

Gabriele Münter et lui arrivèrent à Tunis, une génération après l’établissement du protectorat français en 1881.

Contrairement à l’Algérie, le bey restait l’autorité de façade tandis que la France, par l’intermédiaire de son plus haut représentant (le résident général), prenait en charge la diplomatie et les finances, et stationnait son armée sur le sol tunisien.

Le couple assista à des célébrations traditionnelles pendant son séjour - de l’Aïd al-Adha par exemple, que Kandinsky esquissa dans sa Fête du mouton (présentée au Salon d’automne de Paris de 1905, maintenant dans la collection originale Guggenheim).

La peinture représente des musulmans et des juifs reconnaissables, y compris des enfants, près d’une modeste grande roue. L’événement festif, une fête foraine ou carnaval itinérant, semble avoir eu lieu sur la place Halfaouine et est béni par un arc-en-ciel.

Dans ses photographies, Münter captura également la « fantasia » équestre, pour laquelle des cavaliers émérites étaient sélectionnés afin de défiler dans les rues de Tunis en tenant des fusils. Sur cette image, un grand drapeau tunisien est tenu par l’un des cavaliers. Un autre cavalier le suit, tenant cette fois un drapeau français de la même taille.

Le rendu de la scène par Kandinsky exprime le mouvement et le folklore. Dans Cavalerie arabe, publié en 1905, il dépouille l’historicité et l’espace, et ce qui reste évoque l’intemporalité et l’écho des steppes sauvages de sa Russie natale.

Cavalerie arabe de Vassily Kandinsky (1905)
Cavalerie arabe de Vassily Kandinsky (1905)

Ce qu’ils voient compte autant que ce qui leur reste caché et absent. En tant qu’Européens non français, leur regard est largement confiné aux espaces publics – aux ruelles, aux places telles que Halfaouine, Bab el-Khadra ou Bab Souika, ou aux parcs tels que le Belvédère.

Néanmoins, ils restent attentifs à la diversité du tissu social et culturel de la Tunisie, par exemple en peignant des sujets noirs, des journaliers et des marabouts soufis, ces derniers étant les tombes de saints locaux, de guides religieux ou de fondateurs d’une zaouia (établissement religieux).

Vendeurs d’oranges (1905) est basé sur le Marabout de Sidi Sliman, qui n’existe plus. La peinture contient des touches de couleurs vives et le placement des oranges comme des notes sur des partitions devant le Marabout souligne l’idée que Kandinsky pouvait « entendre » la couleur car il possédait une capacité rare, la synesthésie.

Les œuvres de Kandinsky et Münter lors de leur visite en Tunisie démontrent qu’ils s’intéressaient davantage à l’âme arabe contemporaine de Tunis qu’à son passé classique et aux ruines de Carthage.

La peinture saisissante de Kandinsky Arabes I (cimetière) met en valeur son incursion dans l’art abstrait (Hamburger Kunsthalle/Elke Walford)
La peinture saisissante de Kandinsky Arabes I (cimetière) met en valeur son incursion dans l’art abstrait (Hamburger Kunsthalle/Elke Walford)

Ils visitèrent le musée du Bardo, situé dans un palais du beylik du XIXe siècle, et non la colline de Byrsa, le site d’une antique citadelle phénicienne, qui était le cœur de Carthage avant sa destruction par Rome.

Ils peignirent les villas modernes de Tunis et les tombeaux des beys, capturant une ville à l’arrêt et en pleine transformation, entre tradition et modernité. Même longtemps après son retour soudain en Europe pour des raisons familiales, Kandinsky revint régulièrement revisiter ses souvenirs tunisiens, par exemple dans le visuellement audacieux Arabes I (cimetière) peint en 1909.

Impact sur d’autres artistes

Kandinsky et Münter créèrent le mouvement Le Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) quelques années après avoir quitté la Tunisie, en 1911, avec d’autres artistes, notamment Marc Franz, Paul Klee et August Macke. Le symbole du cheval et de son cavalier pour ce groupe d’avant-garde prend une connotation spirituelle, une certaine liberté artistique, et renvoie inévitablement à la cavalcade de Tunis dans sa forme essentialisée.

La Tunisie réapparaît dans l’histoire de l’expressionnisme à travers deux autres artistes affiliés au Blaue Reiter, le Suisse Klee et l’Allemand Macke. Avec un troisième ami, Louis Moilliet, un compatriote de Klee qui lança l’idée du voyage en 1913, les artistes visitèrent la Tunisie en 1914 à la veille de la Première Guerre mondiale. Klee consigna ses impressions dans un journal intime qui nous donne un aperçu détaillé de sa pratique artistique et de sa vie quotidienne.

Kandinsky et Münter traduisirent la domination française en Tunisie de manière symbolique, faisant figurer (relativement peu) des drapeaux et l’insigne officiel « République française » dans leurs peintures et photographies. Klee avait également remarqué la « francité » fugace du protectorat.

Le mouvement indépendantiste tunisien d’avant la guerre occupait principalement l’élite. En 1907, le mouvement des Jeunes Tunisiens forma un parti politique et tenta d’accroître la portée de ses messages en faveur de réformes libérales et d’une plus grande participation tunisienne aux affaires du pays avec le lancement du journal bilingue Le Tunisien (édition arabe lancée en 1909).

Le Hammamet avec sa mosquée de Klee (1914) est exposé au Metropolitan Museum of Art de New York (Artists Rights Society)
Le Hammamet avec sa mosquée de Klee (1914) est exposé au Metropolitan Museum of Art de New York (Artists Rights Society)

En raison de l’agitation sociale croissante dans le contexte de la prise de contrôle italienne de Tripoli, aggravée par la décision française de réglementer la propriété foncière dans un cimetière, les autorités françaises déclarèrent en 1911 un état d’urgence qui dura dix ans et contraint le rédacteur en chef du Tunisien, Ali Bach Hamba, à l’exil. À l’issue d’un procès, les Français guillotinèrent plusieurs manifestants pro-nationalistes.

Cela aide à comprendre la remarque caustique de Klee lorsqu’il écrivit dans son journal le lundi de Pâques 1914, juste avant de se rendre à Hammamet : « Tunis est arabe en premier lieu, italien en deuxième, et français seulement en troisième. Mais les Français agissent comme s’ils étaient les maîtres. »

Klee rencontra des Français, pour la plupart arrogants, moqueurs – les trois artistes étaient présumés Allemands et traités comme tels – et peu accueillants. Il décrivit dans les pages suivantes, comme Kandinsky, les trains branlants et une autoroute délabrée – peu avantageux pour l’image du projet colonial français qui consistait à moderniser les travaux publics parmi d’autres prouesses « civilisatrices ».

Klee était attiré par l’architecture, la vie de café, comme lieux de socialisation, de commérages et de narration d’histoires ; il peignit souvent sur la place Halfaouine. Son intérêt englobait les panoramas et les jardins. À Tunis, les trois hommes séjournèrent chez un médecin suisse et sa femme, qui possédaient également une résidence secondaire à Saint-Germain, aujourd’hui Ezzahra, à moins d’une vingtaine de kilomètres de Tunis sur le bord de mer. À Ezzahra, dans une villa non loin de la plage et près du mont Boukornine, Klee et Macke dessinèrent des croquis évocateurs à l’aquarelle.

Dans Saint Germain près de Tunis (1914), Macke stylise Boukornine dans des formes pyramidales bleues en toile de fond d’un panorama, qui comprend des maisons arabes et françaises au milieu d’une flore exubérante.

Depuis un point de vue similaire, les valeurs chromatiques de Klee sont indirectement plus profondes, les teintes moins saturées et son aquarelle, Vue de St-Germain (1914), suggère une douce révérence. 

On explore le voyage de Klee comme une géographie et une progression intérieure, vers des œuvres qui mettent en valeur la couleur et l’abstraction, comme dans Hammamet et sa mosquée (1914) et Aux portes de Kairouan (1914). Dans ces deux aquarelles lumineuses, on ressent le rayon du soleil méditerranéen aveuglant à midi et l’émerveillement provoqué par un paysage spectaculaire et kaléidoscopique. Son exploration culmine en densité, richesse, profondeur et saturation dans Dans le style de Kairouan (1914), peint peu après son retour de Tunisie. Des années plus tard, comme Kandinsky, il se souviendra de la Tunisie et de ses jardins méridionaux.

Un hommage est rendu au mont Boukornine immortalisé en août dans le Saint Germain près de Tunis de Macke en 1914 (Lenbachhaus und Kunstbau, Munich)
Un hommage est rendu au mont Boukornine immortalisé en août dans le Saint Germain près de Tunis de Macke en 1914 (Lenbachhaus und Kunstbau, Munich)

La Tunisie modifia de manière unique le parcours artistique de Klee, qu’il compara à une « ivresse ». Macke et Klee tombèrent tous deux sur des œuvres d’art locales et interagirent probablement avec leurs styles.

C’est dans la ville sainte de Kairouan que Klee découvrit la couleur et connut presque une épiphanie.

« La couleur et moi ne faisons qu’un. Je suis peintre », écrit-il le 16 avril 1914, quittant la Tunisie peu après, en expliquant : « J’ai dû partir pour reprendre mes esprits. »

August Macke sera tué au combat en France au début de la guerre en septembre 1914.

Défense de l’expression intérieure

Klee et Kandinsky enseignèrent ensemble à l’influent Bauhaus, école née en Allemagne après la guerre. L’école mettait l’accent sur la théorie de l’art moderne et enseignait également d’autres disciplines, telles que le design et l’architecture.

Après l’ascension d’Hitler et la confiscation de certaines de leurs œuvres, considérées comme « dégénérées » par le régime nazi, les deux artistes quittèrent finalement l’Allemagne.

Une exposition de 2014 marquant le 100e anniversaire du voyage de Klee, Macke et Moilliet en Tunisie souligne la contribution de la Tunisie à l’expressionnisme européen.

L’héritage combiné de Kandinsky, Klee et Macke, en tant que pionniers du non-figuratif et défenseurs de l’utilisation de la toile comme porte vers l’expression intérieure et le spirituel, est immense et a influencé des artistes tels que Mondrian, Rothko, Pollock et d’autres.

Et derrière cette libération chromatique, quelque part, se cache la mémoire des côtes tunisiennes, de ses marchés, de ses villes et de ses habitants, et les percussions lointaines d’une darbouka résonnant dans les traits, les formes et les dégradés, se heurtant dans la beauté au-delà des mots et une vérité impossible à représenter.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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