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Après le coup d’État manqué, les Turcs sont traumatisés par la répression d'Erdoğan

Certains ont brûlé de l'argent, d’autres se sont désabonnés de certains comptes sur les réseaux sociaux et d’autres encore ont tourné le dos à leurs voisins pour ne pas être taxés de gülenistes
Depuis le coup d’État manqué le mois dernier, des dizaines de milliers de Turcs ont perdu leur emploi ou ont été emprisonnés (AFP)

ISTANBUL, Turquie – L’ampleur de la répression post-coup d’État en Turquie, et la nature secrète de l’organisation dont les membres sont traqués, exposent la société turque à un risque de grave traumatisme psychologique, ont prévenu les observateurs politiques et sociaux.

Pour Mustafa et Selma, couple marié typique de la classe moyenne turque, apolitique, la vie tourne autour de leur fils de 3 ans. La nuit du 15 juillet, comme des millions de Turcs, ils sont restés rivés à leur écran de télévision pour suivre les évolutions du coup d’État militaire. Ils avouent avoir été immensément soulagés le lendemain matin d’apprendre que la tentative avait été déjouée. Leur soulagement a cependant été de courte durée. Plus d'un mois après l’événement, et alors que les responsables du gouvernement ont déclenché une campagne de répression, ils se disent envahis par un très fort sentiment de panique et de paranoïa. Comme beaucoup d’autres résidents ordinaires, ils confient avoir peur de donner leur véritable nom aux journalistes, par crainte de représailles.

« Notre soulagement initial de voir qu’une junte militaire n’avait pas pris les rênes du pouvoir a été remplacé par une autre crainte. Nous n’avons aucune certitude quant à la direction que prendra notre pays. Nous ne savons pas de quoi sera fait notre avenir », s’inquiète Mustafa, employé dans une société de relations publiques.

Des juges aux fonctionnaires des Eaux et Forêts

La répression frappe les adeptes de Fethullah Gülen, prédicateur musulman turc vivant aux États-Unis qu’Ankara accuse d’avoir orchestré la tentative de coup d’État. La Turquie prétend que Gülen essaie d’infiltrer les institutions de l’État depuis des décennies afin de renverser le gouvernement et changer le système constitutionnel.

Depuis le début de la répression, on estime à plus de 80 000 les personnes arrêtées, licenciées ou suspendues de leur emploi. Toutes les catégories de la population sont touchées : soldats, fonctionnaires, universitaires, gouverneurs, procureurs, juges, hommes d'affaires, diplomates, gardiens de prison, officiels du football, et même certains fonctionnaires des Eaux et Forêts. Beaucoup ont vu leurs avoirs gelés ou confisqués peu après leur arrestation ou leur licenciement. Les autorités, elles, promettent que toute personne reconnue innocente sera finalement autorisée à retourner au travail et à recouvrer son honneur.

Plus de 600 établissements d’enseignement, dont des écoles et des universités, ont également été fermés. Parents et élèves redoutent de possibles conséquences et se demandent si l’inscription dans ces écoles aura des implications juridiques mais aussi scolaires.

Mahmut, 23 ans, vient d’obtenir son diplôme de l’Université de Fatih à Istanbul – une de celles qui ont été fermées. Il a confié à Middle East Eye ses craintes de ne jamais obtenir le certificat de son diplôme. Lui aussi préfère rester anonyme pour ne pas encourir d’autres ennuis avec le gouvernement.

« Nous étions supposés recevoir nos diplômes lors d’une cérémonie à la fin de l’été, mais, vous pensez, maintenant que l’université est fermée… Je ne sais même pas à qui m’adresser. Le pire, c’est que je n’ose même pas demander », déplore-t-il.

« Je ne porte même plus sur moi ma carte d’identité universitaire, de peur d’être pris pour un membre du mouvement Gülen. »

Des lois sans l’approbation du Parlement

Jusqu’à fin 2013, le mouvement Gülen bénéficiait d’un fort soutien de la part du président turc Recep Tayyip Erdoğan et de sa formation, le Parti pour la justice et le développement (AKP). C’est alors que des présumés fidèles de Gülen au sein de la police et de la justice ont porté de graves accusations de corruption à l’encontre d’Erdoğan et de son entourage. Depuis, ils sont devenus des ennemis jurés. Les chefs de l’AKP, dont Erdoğan, prétendent maintenant avoir été trahis par Gülen et son mouvement.

Le gouvernement a tenu à faire valoir le caractère totalement légal de cette répression, qui ne répondrait aucunement à un désir de vengeance. L’état d’urgence de trois mois, déclaré une semaine après la tentative de coup d’État, a permis de rendre légales de nombreuses mesures appliquées par la police et les procureurs.

Il accorde notamment au gouvernement des pouvoirs élargis quant aux durées de détention, à la représentation légale des accusés, et à l’obtention des mandats d’arrêt et de perquisition. Il permet également au gouvernement de promulguer des décrets qui, dans la pratique, font passer des lois sans l’approbation du Parlement.

Les méthodes employées pour identifier les partisans potentiels de Gülen compliquent encore les choses. Les détracteurs d’Erdoğan affirment que, dans de nombreux cas, les liens entre les personnes arrêtées pour complicité présumée avec Gülen et son mouvement Hizmet (« Service ») sont, au mieux, ambigus.

Selon certains responsables, une des principales méthodes utilisées pour identifier les gülenistes (c’est ainsi que sont désignés les partisans de Gülen) présumés consiste à localiser les utilisateurs d’un obscur système de messagerie amateur, appelé Bylock. Les responsables ont déclaré soupçonner 150 000 personnes d’utiliser cette messagerie et ont prévenu qu’elles seraient implacablement traquées.

Pour la police, un autre moyen d’identifier des gülenistes consiste à vérifier si une personne détient des billets d’1 dollar comportant des numéros de série spécifiques, car ils seraient susceptibles de servir de signe de reconnaissance entre membres.

Or, faire cadeau de billets d’1 dollar est également une tradition culturelle très répandue lors d’un mariage, où les invités font pleuvoir des billets sur les nouveaux époux. Les jeunes mariés dans tout le pays redoutent désormais d’être mis en cause, d’autant plus que les responsables gouvernementaux – et Erdoğan le premier – invitent de plus en plus instamment les gens à signaler tout élément suspect à leurs yeux à propos de collègues et voisins.

Plaques d’immatriculation suspectes

Mustafa et Selma se sont mariés il y a six ans. Ils ont gardé en souvenir quelques-uns des billets d’1 dollar offerts lors de leur mariage mais ont maintenant décidé de s’en débarrasser, alors même que leur activité politique se limite à des conversations lors de dîners occasionnels au sujet de la situation désespérée en Syrie, pays voisin déchiré par la guerre, ou de l’érosion progressive des valeurs laïques en Turquie.

« J’ai été contrainte de détruire des souvenirs d’un des plus beaux jours de ma vie », confie Selma à MEE. « Connaissez-vous un seul pays au monde où la peur vous tenaille même si vous n’avez rien à voir avec ce qui se passe ? Seulement voilà, ici, c’est la Turquie, et je ne pense pas que notre réaction soit excessive. »

Autre indice de la sensibilité croissante des autorités sur la question, elles ont tenté d’interdire tout ce qui pourrait évoquer ne serait-ce que des souvenirs de Gülen. Lundi, les services de police ont décidé de supprimer toutes les plaques d’immatriculation des véhicules comportant les lettres FG, initiales de l’imam si controversé que la Turquie souhaite voir extradé et jugé.

En Turquie, les lettres qui accompagnent les numéros d’une plaque d’immatriculation sont attribuées par ordre alphabétique, et les plaques contenant FG ont été attribuées aux véhicules enregistrés en 2014. Cette décision est applicable tant aux véhicules publics que privés.

Mustafa raconte que certains de ses amis trouvent ses craintes et celles de son épouse irrationnelles et leurs réactions, excessives. Il leur répond que, si même les plaques d’immatriculation deviennent suspectes, il ne veut prendre aucun risque, d’autant plus avec un enfant en bas âge à la maison.

« Je constate que les grandes entreprises comme les petites font de la surenchère pour placer dans tous les journaux de pleines pages d’annonces, à des prix fortement majorés, où elles condamnent les instigateurs du coup d’État et assurent le gouvernement de leur soutien indéfectible », fait-il remarquer à MEE. « Si même ces gars-là s’inquiètent, alors nous, citoyens lambda, nous devrions en faire de même. »

Mustafa rappelle que si les gens ne se sont jamais fait confiance en Turquie, tant est forte la polarisation politique du pays, « c’est encore pire dans le climat actuel ».

« Si un collègue ou un voisin a quelque chose contre moi, il pourrait se présenter aux autorités avec de fausses allégations. La police ne demandera pas mieux que de faire une enquête », regrette-t-il. « Imaginez le climat qu’ils sont en train de créer. La police, qui est armée, a le droit d’organiser à tout moment une descente dans nos maisons et, sur la seule foi de commérages venimeux, faire de notre vie un enfer. »

Parias sociaux

Des centaines de familles ont déjà été touchées par la fermeture, le mois dernier, de plus de 100 institutions médiatiques pour présomption d’affiliation au mouvement Gülen.

Muhammet est éditeur. Il fait partie des centaines d’employés mis à la porte le mois dernier. Selon lui, c’est le petit personnel qui « a payé le prix le plus fort » et qui se retrouve socialement ostracisé.

« Des amis, des voisins que je considérais comme des amis proches, ont cessé de me saluer. Beaucoup ont arrêté de me suivre sur les réseaux sociaux. Bien que nous n’ayons rien fait de mal, nous sommes devenus des traîtres du jour au lendemain », raconte-t-il à MEE tout en refusant de nous donner son véritable nom. « J’ai cessé d’appeler certains de mes amis pour éviter de les mettre en fâcheuse posture. »

« Tous ont été licenciés sans indemnité de départ et leurs épargnes bancaires ont été confisquées », poursuit Muhammet. Avec ses anciens collègues, ils sont désormais considérés comme des parias que plus personne ne veut embaucher par crainte de représailles.

« Nous avons cru en la nature bienveillante et islamique du mouvement [Gülen]. Beaucoup de monde le croyait, y compris ceux qui sont maintenant au pouvoir. Pourquoi fait-on de nous les boucs émissaires de cette pagaille ? », s’interroge Muhammet.

Il croit fermement que ceux qui sont impliqués dans la tentative de coup d’État méritent d’être traduits en justice, mais que ce sont les travailleurs ordinaires, pauvres, qui sont injustement ciblés. Car ceux qui avaient connaissance du coup d’État avaient les moyens de quitter le pays dès que le coup a été contrecarré, et ils avaient prévu une solution de repli.

« Ce sont nous, pauvres gens du peuple, qui payons les pots cassés. Si l’on se met à agiter des drapeaux en signe de patriotisme, on nous traite d’hypocrites. Si l’on s’en abstient, on nous qualifie de traîtres. Absolument personne dans ce pays n’est prêt à faire entendre la voix des innocents. »

« Vide éthique »

Nuray Mert, politologue également auteure de chroniques pour le journal turc Cumhuriyet, estime que la purge risque de « déchirer le tissu social », tant « l’hypocrisie est forte ».

« Nous courons le risque de créer un vide éthique dans la société. Du jour au lendemain, tout le monde – et je dis bien tout le monde, des plus hauts responsables du gouvernement en passant par les personnalités militaires jusqu’à l’ensemble de la population, en fait – s’est mué en ennemi juré de Gülen », analyse-t-elle pour MEE. « C’est un comportement encouragé par les plus hautes autorités et qui trahit, pour le moins que l’on puisse dire, une détérioration de la dignité humaine. »

Pour Mert, la société va souffrir, même à court terme, du fait que les gens sont encouragés à la délation de leurs collègues et de leurs voisins.

Certaines institutions d’État ont également distribué des formulaires aux employés. Ces derniers doivent répondre à un questionnaire relatif à leurs affiliations avec Gülen, sans oublier de mentionner si leurs enfants étaient inscrits dans une école en lien avec Gülen. Les médias locaux ont affirmé que certains formulaires poussaient le zèle jusqu’à demander aux employés de fournir toutes les informations en leur possession sur des collègues associés à Gülen.

« Les opportunistes profitent de ce climat pour déposer de fausses accusations, afin d’éliminer des rivaux, ou par simple rancune. Quand le président lui-même appelle les gens à jouer les informateurs, cela ne peut en aucun cas être bon pour la société », affirme-t-elle.

Selon Mert, cette tendance était déjà perceptible avant le coup d’État, mais elle a empiré depuis. Au début de l’année, parmi les cas les plus médiatisés, un homme a traîné en justice sa femme pour insulte au président, parce qu’elle se mettait à hurler dès qu’il apparaissait à l’écran de leur télévision. Cette femme a ensuite déposé une procédure de divorce. Le mois dernier, Erdoğan a décidé de suspendre les poursuites.

De tels exemples risquent de faire craindre à tout un chacun d’être le prochain sur la liste.

Mustafa et Selma discutent de l’éventualité de quitter la Turquie, ce qui suscite des tensions dans la famille.

« Mustafa pense que nous devrions déménager afin d’assurer un avenir à notre fils. Mais à quoi bon s’exiler à l’étranger alors que nous ne parlons que notre langue, privés de nos familles et de notre culture ? », s’interroge Selma.

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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