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L’assassinat de Nahed Hattar met au jour une fracture culturelle en Jordanie

Cet assassinat marque une escalade dans les tensions déjà bouillonnantes qui opposent les Jordaniens laïques à la montée de l’extrémisme religieux

L’assassinat en plein jour du journaliste Nahed Hattar devant le tribunal central d’Amman a attiré l’attention sur les fractures qui divisent ce pays à majorité musulmane et à minorité chrétienne.

La Jordanie se présente elle-même comme un foyer de l’islam modéré ainsi qu’un modèle de coexistence religieuse dans une région bientôt à court de pays où musulmans et chrétiens peuvent vivre en voisins pacifiques. À mesure que l’instabilité consume la région, ce pays a redoublé d’efforts en matière de sécurité, réussissant à maintenir sa stabilité, et ce même lors de l’assimilation de près d’un million de réfugiés syriens.

L’attaque de dimanche, le premier incident du genre, a mis sous pression l’un des domaines les plus fragiles de la société jordanienne : non pas la coexistence des musulmans et des chrétiens, mais celle des laïques et de la sphère montante des extrémistes religieux.

Nahed Hattar, bien qu’issu d’une célèbre famille chrétienne, se décrivait lui-même comme un « non-croyant », un laïque de gauche qui se consacrait à la liberté d’expression. Par le passé, son travail avait déjà hérissé les monarchistes, les islamistes, les Palestiniens et les soutiens de la révolution syrienne.

L’homme arrêté sur les lieux, Riyad Ismail Abdullah, 49 ans, était un ancien imam de Hashmi al-Shmali, un quartier pauvre et conservateur situé à l’est d’Amman.

L’incident de dimanche est le dernier en date d’une série d’atteintes à la sécurité ayant impliqué des personnes apparemment radicalisées.

« L’incident d’aujourd’hui peut être lu comme une escalade dans des tensions déjà bouillonnantes, a affirmé Anja Wehler-Schoeck de la Fondation Friedrich Ebert [FES] d’Amman, qui travaille à la promotion de la démocratie et de la justice sociale.

« Il y a seulement quelques semaines, les réseaux sociaux de Jordanie ont vu éclater une controverse sur le devoir ou non pour les musulmans de pleurer le décès d’un jeune chrétien qui était mort dans un accident de voiture. Une autre controverse qui se joue en ce moment tourne autour de la question des femmes non voilées dans les nouveaux manuels scolaires », a-t-elle expliqué.

Au cours des récentes élections, le parti Maan a fait campagne sur la promotion d’une séparation entre religion et vie politique, un point qui a été évoqué lors d’une réunion de la famille de Nahed Hattar à la suite de sa mort.

Si des membres du parti Maan ont remporté quelques sièges de députés à Amman, le plus grand bloc représenté au nouveau parlement est celui du Front islamique d’action, la branche politique des Frères musulmans.

Alors que les dirigeants de partis ont condamné l’assassinat de Nahed Hattar et mis en garde les Jordaniens afin qu’ils ne laissent pas cet incident déboucher sur des troubles sociaux, une députée islamiste s’est tourné vers Twitter pour y montrer son désaccord : « Les laïques sont la ruine de notre société », a tweeté la députée Dima Tahboub, membre des Frères musulmans.

Pour l’analyste Anja Wehler-Schoeck, ce schisme entre le discours officiel et les conversations sur le terrain est inquiétant.

« Je suis très perturbée par ce qui s’est produit aujourd’hui, et d’autant plus par le fait que certaines personnes fassent l’éloge de ce meurtre sur les réseaux sociaux », a-t-elle confié.

Traduction : « Sur le meurtre de Nahed Hattar et la nécessité de s’occuper de l’environnement propice à l’extrémisme en #Jordanie

Paroles : Naseem Tarawnah – Il m’est incroyablement difficile de tenter de comprendre le récent assassinat de Nahed Hattar »

L’écrivain jordanien Naseem Tarawneh, auteur d’un blog très médiatique intitulé The Black Iris (« L’iris noir »), a reproché au gouvernement d’avoir créé un « environnement propice » à l’extrémisme.

 « En le plaçant en détention et en le traînant en justice, ils ont pénalisé son action, ils l’ont mis dans le viseur, et ils ont légitimé l’espace dont les fous avaient besoin pour lui répondre », a-t-il écrit.

La famille de Nahed Hattar, elle aussi, a émis des reproches à l’encontre du gouvernement. Devant l’hôpital où sa dépouille a été emmenée, ses proches ont demandé la tête du ministre de l’Intérieur, et des personnes endeuillées ont crié de rage contre un gouvernement dont elles estiment qu’il les a abandonnées.

 « Le ministre de l’Intérieur nous a demandé de signer un accord pour que son corps puisse être emmené, en disant que nous étions responsables de notre propre sécurité. Existe-t-il un autre pays qui dirait à ses citoyens qu’ils sont responsables de leur propre sécurité ? », a demandé un proche parent d’une voix abîmée par le chagrin.

 « Nous tenons le ministre de l’Intérieur pour responsable de sa mort. Les autorités ont été incapables de le protéger à l’extérieur du tribunal », s’est plaint Jamal Hattar, cousin de la victime, auprès de MEE.

Quelques heures plus tard, le gouvernement a démissionné – non pas en réaction aux réclamations de la famille Hattar, comme ont pu l’affirmer les médias nationaux, mais pour des questions de procédure usuelle suite aux élections de la semaine dernière.

Dans le fief de la famille Hattar, à Fuheis, quartier vallonné à majorité chrétienne en proche banlieue d’Amman, les proches du défunt ont appelé à la réforme et à la séparation de la religion et de la politique.

Le bloc le plus important du nouveau parlement jordanien étant aussi l’un des plus religieux, puisqu’il s’agit des Frères musulmans et de leurs alliés islamistes, l’appel de la famille Hattar met en évidence les épreuves difficiles qui se profilent pour la coexistence des modérés et des extrémistes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens.
 

Photo : Dans la ville de Fuheis, au nord-ouest d’Amman, la capitale jordanienne, des manifestant dénonçaient ce dimanche l’assassinat de l’écrivain Nahed Hattar en brandissant sa photo (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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