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La Jordanie, l’île de la stabilité dont les contours s’effritent

Une attaque meurtrière contre des soldats jordaniens, revendiquée par l’EI, et le chaos qui s’est ensuivi aux frontières du pays suscitent des craintes quant à la sécurité de la Jordanie

La Jordanie a longtemps été un îlot de stabilité dans une région déchirée, rappelant fièrement au monde son accueil constant des réfugiés alors que d’autres pays avaient atteint leurs limites.

Mais suite à deux récentes attaques, dont la plus récente le mardi 21 juin a tué 7 soldats et fait 23 blessés sur un tronçon isolé de la frontière, et sous le poids d’une crise économique, la Jordanie a scellé ses frontières avec la Syrie et l’Irak aux civils.

À Rukban, le camp frontalier abritant 60 000 personnes à 2 kilomètres de l’explosion de la semaine dernière, les troupes jordaniennes ont mis en place une clôture de barbelés pour empêcher les gens de passer et ont gelé toutes les admissions de réfugiés. Les organisations humanitaires ne peuvent plus accéder à Rukban pour fournir une aide alimentaire et médicale et les vitales livraisons d’eau ont été discontinues depuis l’explosion.

On signale que, dans le camp, des gens commencent à mourir dans la grande chaleur estivale, mais même une semaine après l’attaque, la frontière orientale de la Jordanie reste une scène de crime.

L’attaque de Rukban, revendiquée par des médias pro-EI dimanche soir comme « l’œuvre d’un combattant de l’État islamique », semblait confirmer le pire cauchemar des autorités jordaniennes, qui ont longtemps mis en garde contre une menace de sécurité croissante parmi les Syriens à leur frontière.

L’emplacement de l’attaque souligne la catastrophe. Outre le fait d’abriter 60 000 déplacés syriens et une opération humanitaire de grande envergure, Rukban et ses installations militaires sont d’une importance vitale pour la sécurité. L’explosion de mardi visait un site militaire qui se développe rapidement et où les forces spéciales jordaniennes, britanniques et américaines fournissent un soutien de première ligne à un vague groupe d’opposition syrien basé juste à la frontière.

Isolé, Rukban est l’un des derniers points de lancement fiables pour les opérations de la coalition menée par les États-Unis contre l’EI dans le sud et le sud-est de la Syrie. Les experts estiment que le groupe est en plein essor dans ce désert, après s’être esquivé au sud de Deir ez-Zor et Palmyre, à des centaines de kilomètres au nord.

« L’EI est expert dans l’utilisation du désert pour cacher ses mouvements. Historiquement, quand l’EI est affaibli, comme en 2008 en Irak, il disparaît dans le désert », a déclaré Marwan Shahada, chercheur spécialiste du mouvement islamiste, à Middle East Eye.

La vidéo diffusée avec la revendication semble souligner ce message. Il montre un véhicule filant à travers le désert vers la frontière, soulevant un nuage de poussière, mais évidemment, ne déclenchant aucune alerte. Quelques instants plus tard, l’explosion retentit.

Frontière chaotique

Rukban, composé d’un avant-poste militaire et d’un poste-frontière désigné pour cet avant-poste, est une étendue de sable désolée et battue par le vent où une zone démilitarisée de 2 kilomètres de large court entre la Jordanie et la Syrie, bordée de chaque côté par une berme d’environ 1 m 50.

Le camp de réfugiés s’étend sur la zone démilitarisée, et est surplombé du côté du Jourdain par des barricades, des tours d’observation de la frontière, des préfabriqués où travaillent les humanitaires, et le QG de la compagnie de Rukban.

À 2 kilomètres au sud du camp, le QG de la compagnie de Rukban sert de base avancée aux forces spéciales jordaniennes, britanniques et américaines soutenant la Nouvelle armée syrienne, un groupe rebelle syrien entraîné par le Pentagone et opérant dans le sud de la Syrie. C’est un point de lancement pour les drones, les systèmes de fusées HIMARS et, selon les rebelles syriens, les opérations secrètes en Syrie.

Le QG est également un point de contrôle pour une myriade de travailleurs humanitaires et d’entrepreneurs faisant des voyages quotidiens à la berme jordanienne, où ils distribuent de la nourriture, de l’eau et de l’aide médicale aux gens de l’autre côté. Selon les données des Nations unies, les deux tiers des personnes qui demandent de l’aide sont des femmes et des enfants.

Le camp improvisé abrite une faction distincte de l’Armée syrienne libre (ASL), les Lions de l’Orient, qui prétend gérer la sécurité du camp – en raison de l’emplacement du camp dans une zone démilitarisée, les soldats jordaniens et les travailleurs humanitaires n’y ont pas accès – et combat les militants de l’EI aux côtés des Nouvelles forces syriennes.

En plus du divers personnel militaire, des réfugiés et des travailleurs humanitaires, il y a des négociants, des commerçants et les flottes quotidiennes de plus de 40 camions d’eau. Les photos et vidéos de Rukban montrent un endroit bondé, chaotique.

Glissé dans le trafic

Un rapport de sécurité consulté par MEE indique que le véhicule ayant servi à l’attaque mardi s’est glissé dans le trafic en provenance du camp de réfugiés. L’assaillant a utilisé sa porte principale pour entrer en Jordanie, puis a profité d’une faiblesse dans le système de barricades pour parvenir aux installations militaires et a explosé près de la clinique et des baraquements du QG.

Le rapport note que les tours d’observation jordaniennes peuvent ne pas avoir identifié avec précision l’assaillant en raison d’« autres éléments opérant aux alentours du camp ».

Un travailleur humanitaire connaissant la région a dit à MEE qu’un camion pouvait facilement passer inaperçu dans le flux routier provenant de l’autre côté de la berme.

« Il y a beaucoup de véhicules sur la route de la berme à la base, donc un véhicule allant dans cette direction n’aurait été qu’un parmi tant d’autres », a-t-il expliqué.

Selon Younes al-Salamah, un porte-parole des Lions de l’Orient, l’attaque ne vient pas du camp, mais de quelque part au nord-ouest de celui-ci, dans le désert syrien.

« La voiture est venue d’une partie du désert où il n’y a pas de factions de l’ASL », a-t-il déclaré à MEE.

Shahada a ajouté que la vidéo soulignait « une faille dans le contrôle de sécurité et militaire » à Rukban – une faille qui a surpassé les caméras de haute technologie, les capteurs de chaleur et une technologie de surveillance de pointe.

Shahada estime qu’il existe des preuves suggérant que l’EI n’est pas le seul groupe militant actif dans cette partie sud du désert. Plus inquiétant, il croit également que l’EI n’est pas réellement le groupe derrière l’attaque et que l’identité de ce groupe est délibérément dissimulée.

« C’est très mauvais pour la Jordanie parce que cela signifie qu’il peut y avoir plusieurs groupes dans le désert, essayant de passer la frontière depuis cette région. »

Menace croissante de sécurité

Alors qu’une enquête est en cours, tout cela souligne les menaces de sécurité que les autorités jordaniennes ont depuis longtemps mises en évidence dans leur refus d’admettre immédiatement tous les Syriens au goulot d’étranglement de Rukban.

Les attaques contre les précieux services de sécurité du pays sont de plus en plus fréquentes, bien que l’attaque du mardi 21 juin constitue le pire bilan pour l’armée jordanienne depuis le début du conflit syrien.

Les frontières de la Jordanie sont parmi les mieux protégées au monde, avec un système de protection des frontières à 100 millions de dollars achevé en 2016 par l’entreprise de défense américaine Raytheon. L’armée qui patrouille le long de ces frontières est destinée à la défense, a déclaré Sean Yom, analyste spécialiste de la Jordanie et professeur adjoint de sciences politiques à l’Université Temple.

« L’armée jordanienne n’est pas une armée offensive. Elle a été conçue pour défendre le royaume contre les agressions extérieures d’abord et avant tout, et retarder les invasions éventuelles jusqu’à l’arrivée de l’aide occidentale », a-t-il expliqué à MEE.

Cependant, défendre le QG de Rukban et maintenir l’ordre dans un groupe de 60 000 personnes depuis un seul côté sont des missions complexes et interconnectées – des missions que l’armée pourrait voir échapper à tout contrôle selon certains sur place. Un travailleur humanitaire à Rukban a confié à MEE que ces dernières semaines, de haut-responsables militaires jordaniens se sont plaints auprès de l’ONU qu’il fallait plus de surveillance et ont demandé des caméras de surveillance et leur propre drone « pour surveiller cette maudite berme ».

Cette demande met en évidence la séparation des opérations à Rukban. Alors que les gardes-frontières jordaniens surveillent le camp et les routes de plus en plus bondées, les hommes opérant depuis la base militaire de Rukban ont une autre mission : soutenir la Nouvelle armée syrienne dans ses opérations contre l’EI à al-Tanf, une zone à la frontière entre la Syrie et l’Irak disputée depuis février.

Les intermédiaires des États-Unis sont les seules forces qui subsistent du catastrophique programme américain à 500 millions de dollars pour former et équiper les rebelles syriens afin de combattre l’EI. Ils ne sont néanmoins mis à contribution qu’à la frontière de Rukban.

Soutien américain « sans précédent »

Les opérations militaires à Rukban ont discrètement pris de la vitesse depuis février, lorsque les premiers membres de cette force par procuration, formés par les Américains et les Britanniques, ont été déployés en Syrie depuis la Jordanie. Ils ont été envoyés à al-Tanf, une position stratégique près de la frontière irakienne, à 15 km à peine du QG de Rukban. Deux mois plus tard, l’ASL a été rejointe par les Lions de l’Orient.

Salamah, le porte-parole des Lions de l’Orient, a déclaré que le groupe avait envoyé une première équipe de 50 hommes de leur base près de Qalamoun, au nord de Damas, à Rukban en avril.

Selon Salamah, ils patrouillent le camp dans des camions et sur des motos qui ont été fournis par le Centre des opérations militaires, un pipeline d’armes depuis Amman géré par le personnel militaire occidental et arabe faisant partie de la coalition.

Salamah a ajouté que les efforts de son groupe visaient principalement à remédier à la situation humanitaire « affreuse » à Rukban en construisant des écoles, des installations médicales de base et davantage de mosquées – des plus qui attirent davantage de gens à Rukban, ancrant davantage les crises humanitaire et sécuritaire – mais qu’ils supportaient également la Nouvelle armée syrienne dans ses combats contre l’EI.

Ces batailles se font de plus en plus sanglantes et, en mai, le gouvernement américain a commencé à distribuer des trousses médicales de qualité militaire, pleines de pansements hermétiques et de coagulants, à l’ASL postée à la berme.

« C’est un moyen stratégique pour acheter la loyauté des combattants qui se battent par procuration. C’est assez nouveau », a déclaré un travailleur humanitaire. « Il y a un nombre croissant d’activités militaires à la frontière et il y a un groupe clairement approvisionné par les États-Unis. »

Mais le 16 juin, l’opération d’al-Tanf de la Nouvelle armée syrienne a été durement touchée par l’aviation russe. Trois raids aériens distincts, au cours desquels des bombes à fragmentation auraient été utilisées, ont tué deux personnes dont un membre des Lions de l’Orient, complexifiant encore plus la dynamique de la région.

Quatre jours plus tard, le kamikaze a passé la frontière à Rukban à l’aube, tuant les six officiers jordaniens. L’opération humanitaire a été gelée immédiatement, mais Salamah et d’autres combattants de l’ASL dans la région ont affirmé que l’opération militaire continuait.

Sean Yom a dit ne pas avoir été surpris par le changement de priorités à Rukban.

« Les élections étant dans quelques mois, avec un nouveau gouvernement technocratique en jeu et davantage de promesses de réforme, le Palais ne peut pas se permettre d’avoir une succession continue d’attaques terroristes, qu’elles proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur, car il tente de convaincre le public que les choses progressent », a-t-il déclaré.

Photo : un soldat jordanien monte la garde alors que des réfugiés syriens arrivent au poste-frontière d’al-Hadalat à la frontière nord-est du pays avec la Syrie (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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