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Le débat sur l’adultère en Turquie : quand la vie privée devient une affaire politique

L’offensive lancée par Erdoğan pour criminaliser de nouveau l’adultère a relancé un débat qui embarrasse la sphère politique – tandis que de nombreux laïcs sentent que l’emprise de la religion se renforce progressivement

ISTANBUL, Turquie – Le président turc a créé la surprise la semaine dernière en demandant une fois de plus la criminalisation de l’adultère, parallèlement à un processus lancé par le gouvernement visant à punir plus gravement, notamment par la castration chimique, les auteurs d’agressions sexuelles contre des enfants.

« Pendant le processus d’adhésion à l’UE – et je dois reconnaître qu’il s’agit là d’une autocritique –, nous avons commis une erreur », a déclaré Recep Tayyip Erdoğan le 20 février dernier, après l’annonce de nouvelles mesures sévères contre les auteurs d’agressions pédophiles.

« Peut-être qu’en apportant une correction à la réglementation sur l’adultère, nous devrions évaluer tout cela, y compris le harcèlement, dans le même cadre. »

Le 21 février, le porte-parole de la présidence, İbrahim Kalın, a indiqué qu’Erdoğan avait demandé au ministre de la Justice d’entamer des recherches sur la criminalisation de l’adultère.

L’adultère a été criminalisé en Turquie en 1926 et les amendements apportés à la législation ont fait que celle-ci a même été partiale à l’égard des hommes – en 1996, les lois pénales relatives à l’adultère masculin ont été abandonnées et il a fallu près de deux ans pour qu’il en soit de même pour les femmes.

Ce n’est qu’en 2004 que l’adultère a été décriminalisé, lors d’une refonte générale du code pénal turc effectuée dans le but de satisfaire aux critères d’adhésion à l’UE.

Le parti au pouvoir, l’AKP, a souhaité un certain temps que l’adultère reste un crime mais la pression exercée à l’échelle nationale et par l’UE a porté ses fruits, à savoir l’« erreur » évoquée par Erdoğan.

En 2013, le débat a de nouveau éclaté après qu’Erdoğan, alors Premier ministre, a fustigé la mixité des logements étudiants. Erdoğan a appelé la police à donner suite aux plaintes et à perquisitionner ces logements.

Recep Tayyip Erdoğan a comparé l’adultère aux agressions sexuelles contre des enfants (AFP)

Pas le grand amour

Le CHP, parti d’opposition, s’est livré à ce que beaucoup ont décrit comme un coup bas en déclarant que l’AKP devrait être blâmé pour son accord conclu en 2004 en vue d’éliminer l’adultère des lois pénales.

Les critiques ont pris fin lorsque les députés AKP ont promis de soutenir toute initiative de l’opposition visant à criminaliser de nouveau l’adultère.

En raison des racines islamistes de l’AKP, le débat sur l’adultère a pris une signification immense au cours de son règne.

Des segments plus laïcs de la société turque craignent que cela ne fasse partie d’une stratégie planifiée et graduelle plus large visant à imposer une gouvernance inspirée par la religion.

« Erdoğan cherche toujours à imposer ses croyances personnelles au pays, à la société et à chaque personne qui la compose »

– Levent Gültekin, auteur

Les partisans du gouvernement affirment que la présence constante du sujet dans l’ordre du jour est due à la demande du public, tandis que ses détracteurs soutiennent qu’il s’agit d’une démarche descendante visant à imposer une approche.

Levent Gültekin, un auteur auparavant proche de l’AKP et des milieux politiques islamistes, a déclaré à Middle East Eye que l’expression régulière par le président de son souhait de criminaliser l’adultère n’était qu’une autre dimension de l’approche qu’il emploie pour chaque problème.

« Erdoğan cherche toujours à imposer ses croyances personnelles au pays, à la société et à chaque personne qui la compose », a-t-il indiqué.

« Cela n’a rien à voir avec ce que pense la base de son parti ou le grand public. Il ne s’agit pas d’un débat sur la moralité de l’adultère. Il s’agit d’un débat politique sur le recours à la loi pour contrôler la vie des gens. »

Un couple venant de se marier s’embrasse au parc Gezi, à Istanbul, en 2013 (AFP)

Crime passionnel

Süheyb Öğüt, directeur exécutif de Bosphorus Global, un centre de recherche étroitement lié à la présidence turque, estime que le président ne fait qu’exprimer le souhait du public sur cette question.

« Je pense que le président Erdoğan reflète le point de vue adopté par le grand public au lieu d’exprimer son point de vue personnel, a affirmé Öğüt. Dans les débats publics, il exprime les exigences du public.

« Quelle que soit la question, il se peut que celle-ci n’entre même pas au parlement, mais le président veut que les gens, ceux qui votent pour lui, connaissent son opinion. Cela fait peut-être partie de sa stratégie politique. »

Alors que la Turquie se prépare à des élections présidentielles cruciales en 2019, les stratégies politiques sont soigneusement élaborées par tous les acteurs politiques du pays.

« Le président veut que les gens, ceux qui votent pour lui, connaissent son opinion »

– Süheyb Öğüt, directeur exécutif de Bosphorus Global

Le vainqueur s’octroiera un poste doté de pouvoirs accrus, mais pour gagner, il faudra obtenir plus de 50 % des suffrages exprimés.

Selon Levent Gültekin, les craintes que le débat sur les auteurs d’agressions sexuelles contre des enfants ne soit dilué suite à l’inclusion de l’adultère sont infondées.

« Je ne pense pas que ce sera le cas et je ne pense pas que ce soit l’intention d’Erdoğan.

« Pour Erdoğan et pour les gens comme lui, toutes ces questions relèvent d’une même catégorie plus large et toutes ne peuvent être traitées qu’avec une sanction. »

Flagrant délit

Le débat sur l’adultère en lui-même n’est probablement pas appelé à intensifier la polarisation mais cela ne signifie pas qu’il ne va pas donner lieu à des opinions « plus retranchées » dans d’autres domaines, a indiqué Gültekin.

Sociologue de formation, Süheyb Öğüt a pour sa part déclaré que l’idée de criminaliser l’adultère n’était pas, chez Erdoğan, motivée par des considérations d’ordre religieux.

« Les décisions du président Erdoğan sont avant tout déterminées par les exigences de la société, pas par l’islam. Il n’y a pas de polarisation significative à ce sujet au sein de la société turque », a-t-il affirmé.

Le niveau de soutien public en faveur de la criminalisation de l’adultère en dehors du cercle de l’AKP au pouvoir reste flou cependant.

Par le passé, certains islamistes se sont opposés à la criminalisation de l’adultère, affirmant que cela aurait eu des conséquences négatives pour ceux qui s’étaient mariés à travers des cérémonies pratiquées par des prédicateurs musulmans – à l’époque illégales.  

« L’État ne devrait pas interférer dans les relations entre individus consentants »

– Altan Tan, député HDP

Ces mariages n’ont été reconnus légalement qu’en octobre dernier.

Altan Tan, député conservateur sur le plan social et membre du HDP, un parti de gauche, a été l’une des premières personnalités politiques à commenter les propos d’Erdoğan.

« Il ne devrait pas y avoir trop d’interférences dans les relations entre deux individus consentants », a-t-il soutenu.

« L’État ne devrait pas interférer dans les relations entre des individus consentants qui disent : “Je n’adhère pas aux mêmes valeurs religieuses et morales que vous.” »

Flirter avec les embrouilles

En 2004, lorsque le débat a fait sa première apparition, la Turquie avait une presse libre, robuste et florissante. Beaucoup des journalistes qui soutenaient généralement l’AKP avaient critiqué cette initiative et contribué à pousser le parti à revoir sa position.

En 2013, lorsque le débat a refait surface, les médias turcs étaient sévèrement restreints et les critiques, bien qu’encore présentes, étaient plus discrètes.

Actuellement, il n’y a presque pas de place pour le journalisme critique dans les médias traditionnels turcs.   

L’influence de l’UE sur le débat a également décliné à un rythme brutal.

« En 2004, l’Union européenne a convaincu le gouvernement turc de ne pas abandonner le processus de décriminalisation. Je doute qu’elle puisse avoir un tel impact aujourd’hui », a déclaré Gültekin.

Selon Öğüt, l’UE doit désormais accepter les réalités turques si elle souhaite vraiment promouvoir la démocratie.

« Il y a là un message clair pour l’UE. La Turquie ne poursuivra pas sa démocratisation en accord avec l’idéologie imposée par l’UE.

« Au contraire, dans ce processus de démocratisation, elle suivra son propre public et les exigences de ce dernier vis-à-vis de l’État.

« Si l’UE veut la démocratie et la démocratisation de la Turquie, elle devra reconnaître l’autonomie du peuple qui vit ici et respecter son pouvoir de prendre ses propres décisions. »

Photo : artistes de rue sur la place Kızılay d’Ankara. Le sujet des relations personnelles effectue son retour dans la sphère politique (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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