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Corruption et oligarchie en Algérie : Mustapha Rahiel, un homme discret au cœur du système Ali Haddad

Derrière les hommes qui aspirent à dominer le pouvoir en Algérie, s’activent d’autres, plus discrets, comme Mustapha Rahiel, l’homme qui a joué un rôle central dans la montée en puissance du système Ali Haddad
Ali Haddad, ex-patron du puissant groupe ETRHB et du plus influent syndicat patronal, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds et corruption, a déjà été condamné dans plusieurs affaires et pourrait subir de nouvelles condamnations (AFP)
Ali Haddad, ex-patron du puissant groupe ETRHB et du plus influent syndicat patronal, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds et corruption, a déjà été condamné dans plusieurs affaires et pourrait subir de nouvelles condamnations (AFP)

Son nom a été cité lors du procès de Djamel Ould Abbès, ancien secrétaire général du Front de libération nationale (FLN, ex-parti du pouvoir) condamné à huit ans de détention pour financement illégal de la campagne du président déchu Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat.

Pourtant, peu de gens ont retenu le rôle joué par Mustapha Karim Rahiel, un homme discret, peu connu du grand public.

Cet ancien fonctionnaire sans relief, qui a fini sa carrière avec rang de ministre avant d’être placé en détention, est pourtant un redoutable homme de réseaux.

L’oligarque (nom donné en Algérie aux chefs d’entreprise qui se sont enrichis sous Bouteflika et ont noyauté la sphère politique) Ali Haddad lui doit probablement une partie de sa fortune – et de ses malheurs, puisque l’ex-patron du puissant groupe ETRHB (bâtiment et travaux publics) est en détention depuis plus d’une année, condamné dans plusieurs affaires et susceptible de subir de nouvelles condamnations en raison de l’incroyable tornade judiciaire qui a déferlé sur l’Algérie dans la foulée du hirak, vaste mouvement populaire engagé le 22 février 2019 contre un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika.

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Mustapha Karim Rahiel est au cœur du système Ali Haddad. Quand ce dernier, alors patron du Forum des chefs d’entreprises (FCE, principal syndicat patronal devenu Confédération algérienne du patronat citoyen), devenu puissant oligarque à la fin de l’ère Bouteflika, a lancé sa modeste entreprise dans les années 1990, M. Rahiel était directeur à la wilaya (préfecture) de Tizi Ouzou.

Durant la décennie où l’Algérie subissait de plein fouet un terrorisme dévastateur, il était facile de faire fortune. Cela passait par plusieurs filières, dont l’une a fait ses preuves : se lancer dans les affaires à une époque où le pouvoir était peu regardant en s’appuyant sur des pontes de l’administration centrale ou locale.

La bonne étoile de Ali Haddad l’a mené sur cette piste. Il accumulera les contrats, grâce à ses réseaux, avec un coup de pouce de l’administration locale dans la wilaya de Tizi Ouzou, où il connaît un homme clé : Mustapha Rahiel.

L’accession de Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, en 1999, est une formidable aubaine pour Mustapha Karim Rahiel comme pour Ali Haddad, qui entre dans la cour des grands. Il participe au financement de la campagne du candidat Bouteflika, ce qui lui permet d’acquérir une nouvelle dimension. Mais son coup de veine est le résultat de deux autres facteurs.

Amara Benyounès, transfuge du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), décide de soutenir Abdelaziz Bouteflika. Il finit ministre des Travaux publics, où il ramène comme secrétaire général un « enfant du bled », Mustapha Rahiel. Celui-ci aide Ali Haddad à gravir un nouvel échelon.

De petit baron local, Ali Haddad devient un patron en vue dans tout le pays. Il joue désormais dans la cour des grands. Il obtient des contrats d’une autre envergure, même si son entreprise, l’ETRHB, demeure modeste, faiblement encadrée, avec des ressources financières et humaines très limitées.

L’accession de Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, en 1999, est une formidable aubaine pour Mustapha Karim Rahiel comme pour Ali Haddad, qui entre dans la cour des grands

Mais sous Bouteflika, ces considérations comptent peu. C’est l’allégeance au président de la République, puis à son frère Saïd, régent de fait du pays à partir de 2013, quand Abdelaziz Bouteflika est victime d’un lourd AVC, qui garantit les marchés.

La bonne étoile de messieurs Haddad et Rahiel continue de les protéger. Quand Amara Benyounès quitte le ministère des Travaux publics, c’est Abdelmalek Sellal qui lui succède. Ce dernier sera deux fois Premier ministre. Il dirigera toutes les campagnes électorales suivantes de Abdelaziz Bouteflika, y compris les absurdes campagnes des quatrième et cinquième mandats.

Deux hôtels à Barcelone et plus de 450 prêts bancaires

Quand il rencontre Mustapha Karim Rahiel au ministère des Travaux publics, Abdelmalek Sellal l’apprécie. Il l’apprécie tellement qu’il l’emmène avec lui quand il hérite, en 2005, du ministère des Ressources en eau.

La fortune de Ali Haddad explose alors : en plus du secteur des Travaux publics, où il devient un opérateur incontournable, il a désormais porte ouverte au ministère des Ressources en eau, où l’État investit plus de 50 milliards de dollars durant l’ère Bouteflika, selon Sellal lui-même.

Mustapha Karim Rahiel subit cependant un coup du sort inattendu, en raison de la bureaucratie sécuritaire algérienne. Alors qu’il occupe de fait les fonctions de secrétaire général du ministère des Ressources en eau, son décret de nomination est rejeté en raison d’affaires non encore éclaircies, dit-on dans le milieu.

Le formalisme procédurier imposé par le système sécuritaire a encore cours durant la première décennie du nouveau siècle. Le secrétaire général est obligé non seulement de quitter le poste, mais de quitter l’administration.

Il est tout naturellement recueilli par son ami Ali Haddad, qui le nomme directeur administratif de l’USMA, le club de football qu’il vient d’acheter, à un moment où les oligarques, conseillés par des communicateurs en vue, font chic en se dotant d’un club de foot, d’un journal, d’une plateforme internet et d’une chaîne de télévision.

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Ce poste permet en réalité à Mustapha Karim Rahiel d’avoir les coudées franches pour se placer au cœur du système Ali Haddad, qui est alors dans une période faste.

Ali Haddad s’empare du FCE, principale organisation patronale. Il cumule 275 marchés publics, selon ce que révèle l’avocat du Trésor lors de son procès en avril 2020. Il transfère d’importantes sommes à l’étranger, pour acheter notamment deux hôtels prestigieux à Barcelone. Il détient 55 sociétés avec son frère Rebouh, et obtient 452 prêts bancaires.

Dans ce parcours, l’oligarque est toujours accompagné de Mustapha Karim Rahiel, qui laisse peu de traces. Pourtant, il finit par apparaître publiquement, commettant deux erreurs fatales pour cet homme de réseaux, et donc de l’ombre.

Quand Abdelmalek Sellal est nommé Premier ministre, en avril 2014, peu après la « réélection » de Abdelaziz Bouteflika pour un quatrième mandat, Rahiel est nommé directeur de cabinet de Sellal, avec rang de ministre. C’est une première en Algérie.

Il ne s’agit pas seulement d’une décision protocolaire : en ayant rang de ministre, il participe au Conseil des ministres de plein droit. Comme le président Bouteflika est totalement invalide (il ne peut se mouvoir, faire de discours, écrire un texte, tenir des réunions, encore moins voyager ou participer à des conférences internationales), la gestion des affaires du pays passe de fait entre les mains d’Abdelmalek Sellal, selon l’aveu de ce dernier. Par ricochet, M. Rahiel acquiert la haute main sur le fonctionnement du gouvernement. Il devient tout puissant.

Coup de folie ? Sentiment d’impunité ? Impression de toute-puissance ? Difficile à dire. Toujours est-il qu’à l’approche du cinquième mandat, Mustapha Karim Rahiel va plus loin.

Il entre au bureau politique du FLN, premier parti en matière de représentation au Parlement. Avec une équipe bénéficiant de la confiance de Saïd Bouteflika et Abdelmalek Sellal, il est chargé de confectionner les listes des candidats aux législatives, en 2017, puis de l’organisation de la campagne pour le cinquième mandat. Il entre dans le petit cercle des faiseurs de rois.

Deux ex-Premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, déjà derrière les barreaux pour d’autres scandales de corruption, ont été condamnés chacun en septembre à douze ans de prison (AFP)
Deux ex-Premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, déjà derrière les barreaux pour d’autres scandales de corruption, ont été condamnés chacun en septembre à douze ans de prison (AFP)

Mais pour lui, qui a déjà été des campagnes de 2004, 2009 et 2014, tout cela est secondaire. Il s’agit juste d’assurer une formalité, le maintien de Bouteflika à la présidence. Ce serait la garantie que les réseaux en place garderaient leur omnipotence et leur domination sur le pays.

Pris dans l’engrenage

Le reste est connu en partie, moins pour la seconde partie. Le hirak détruit le projet de cinquième mandat du président Bouteflika et provoque un séisme au sein du pouvoir.

Ali Haddad tente de fuir, mais il est arrêté en pleine nuit à la frontière tunisienne en mars 2019. Ses affaires de corruption sont ensuite révélées, et il est condamné plusieurs fois, avec notamment une peine de quinze ans de prison.

Il entraîne dans sa chute deux anciens chefs de gouvernement, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, ainsi que plusieurs ministres, dont Abdelghani Zaâlane, Amar Ghoul, Amara Benyounès (tous anciens ministres des Travaux publics), Mohamed El-Ghazi, Saïd Barkat, Mahdjoub Bedda et Abdelkader Bouazgui.

« Il ne signait pas de contrat. Il pouvait favoriser des clients, des réseaux, mais sa signature n’était pas requise. Il ne laissait donc pas de trace »

- Un ancien haut fonctionnaire

Mustapha Karim Rahiel réussit, de son côté, à échapper aux mailles du filet. Un ancien haut fonctionnaire témoigne sous couvert d’anonymat qu’en tant que secrétaire général de ministère puis comme directeur de cabinet du Premier ministre, « il ne signait pas de contrat. Il pouvait favoriser des clients, des réseaux, mais sa signature n’était pas requise. Il ne laissait donc pas de trace ».

Ce n’est qu’une année après son mentor, Ali Haddad, que Mustapha Karim Rahiel finit par être arrêté. Il est accusé de détournement de fonds et de corruption. Il est soupçonné d’être mêlé à une affaire de disparition de sommes gigantesques destinées à la campagne du cinquième mandat.

Des sommes faramineuses, se comptant en centaines de millions de dinars (millions d’euros), étaient rassemblées, en liquide, pour le cinquième mandat, mais une grande partie a disparu dans la confusion née après le déclenchement du hirak, selon ce qui a été révélé lors du procès de Ali Haddad.

Depuis son arrestation, peu médiatisée, Mustapha Karim Rahiel s’est retrouvé pris dans l’engrenage. Les membres du cercle dans lequel il se mouvait, comme le Premier ministre Sellal, le ministre Amara Benyounès et l’oligarque Ali Haddad, sont tous en détention.

Rahiel lui-même ne fait plus de bruit. Il sait qu’une fois rattrapé par la machine judiciaire, il faut faire le dos rond, en espérant échapper au pire. Pour cela, il faut savoir rester discret. Et ça, il sait faire.

À moins que la machine ne s’emballe. Car beaucoup d’anciens barons ont été laminés après avoir été pris dans une première affaire qui semblait ne pas prêter à conséquence : Ali Haddad lui-même a été arrêté une première fois pour détention d’un second passeport, avant de cumuler les condamnations, dont une à quinze ans de prison.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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