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En plein cataclysme pétrolier, Sonatrach invitée à réduire son train de vie

La première entreprise du continent africain, à laquelle le gouvernement vient d’imposer un régime sévère, doit diviser par deux ses investissements avec le risque de compromettre sa capacité à maintenir un niveau de production en recul régulier ces dernières années
Visite de Toufik Hakkar (au centre), PDG de Sonatrach, à Hassi Messaoud, le 8 février 2020 (capture d'écran/Sonatrach)
Par Hassan Haddouche à ALGER, Algérie

La nouvelle est tombée le 22 mars. Un Conseil des ministres exceptionnel, convoqué par le président Tebboune dans le sillage de l’effondrement des prix pétroliers, adoptait une série de mesures destinées à atténuer l’impact de la crise sur l’économie algérienne.

Les décisions annoncées par le chef de l’État algérien concernant la réduction des importations étaient attendues, de même que la cure d’amaigrissement imposée au budget de fonctionnement de l’État. La troisième mesure phare du plan d’urgence concoctée à la hâte par le gouvernement a, en revanche, provoqué la surprise de beaucoup d’observateurs.

Le groupe Sonatrach est très fermement invité par le président Tebboune à réduire ses dépenses de « 14 à 7 milliards de dollars », soit la moitié. Ces coupes visent « les charges d’exploitation et les dépenses d’investissement afin de préserver les réserves de change du pays ».

Pour Sonatrach, les crises se suivent et ne se ressemblent pas. La dernière en date, celle de juin 2014, avait déjà vu les prix pétroliers et les recettes d’exportations réduites de moitié

À peine une semaine plus tard, le dimanche 30 mars, la compagnie publique, qui en est à son quatrième PDG en un an, obtempère sans discussion.

Toufik Hakkar, le nouveau numéro un du groupe pétrolier algérien affirme que « le groupe Sonatrach compte réduire de 50 % son budget pour 2020 et reporter les projets qui ne revêtent pas un caractère urgent en raison des retombées de la propagation du nouveau coronavirus sur les marchés pétroliers ».

« Nous sommes en passe de diminuer toutes les dépenses qui n’impacteront pas le niveau futur de la production, l’objectif étant de reporter certains projets et de réduire les charges d’emploi de près de 30 %, de façon à atteindre l’objectif tracé, à savoir 7 milliards de dollars d’économies soit l’équivalent de 50 % du budget de Sonatrach pour cette année » ajoute-t-il.

Pour Sonatrach, les crises se suivent et ne se ressemblent pas. La dernière en date, celle de juin 2014, avait déjà vu les prix pétroliers et les recettes d’exportations réduites de moitié et maintenues, bon an mal an, à un niveau proche de 35 milliards de dollars depuis cette date.

Fidèle à une politique poursuivie avec constance depuis de nombreuses décennies, les autorités algériennes n’avaient pas voulu remettre en cause les investissements de Sonatrach considérés comme garants de la sécurité énergétique et financière du pays.

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Mieux encore, sous la houlette d’un PDG très haut en couleurs comme Abdelmoumen Ould Kaddour, une stratégie baptisée « Sonatrach 2030 » ambitionnait, depuis 2017, de hisser la compagnie algérienne « au cinquième rang mondial des compagnies nationales » et de réaliser « plus de 60 milliards de dollars de revenus supplémentaires ».

Sonatrach entendait aussi « doubler le volume annuel des découvertes à partir de 2021-2022, augmenter de deux millions de tonnes équivalent pétrole (TEP) par an la production des gisements existant et développer les ressources nouvelles ».

Même le schiste non conventionnel était concerné par cette démarche ambitieuse avec l’objectif de produire « 20 milliards de mètres cubes en 2030, et 70 milliards de mètres cubes en 2040 ».

C’est sans complexe également qu’Abdelmoumen Ould Kaddour avait inscrit la relance de l’internationalisation de Sonatrach parmi les nouveaux axes de sa stratégie. Une option controversée, qui s’est traduite spectaculairement par le rachat d’une ancienne raffinerie appartenant à l’américain Exxon en Italie du Sud.

Un protocole d’accord avait par ailleurs été signé entre Sonatrach et un groupe turc, en 2018, pour installer en Turquie un important complexe pétrochimique. Sonatrach souhaitait également commercialiser des produits irakiens via sa filiale de trading installée à Londres, Sonatrach Petrolum Corporation.

Abdelmoumen Ould Kaddour n’aura pas pu ou pas eu le temps de concrétiser la plupart de ces vastes ambitions. Il sera débarqué en avril 2019 et comptera parmi les premières victimes de la chute du régime du président Bouteflika.

Chasse aux gaspillages et aux surcoûts

Depuis la fin mars, le changement de décor est complet. Pour la première fois, la crise des marchés pétroliers va impacter fortement les dépenses et les investissements de Sonatrach.

L’heure est désormais à l’austérité, au report des investissements « non essentiels » et à la chasse aux surcoûts.

La nouvelle orientation imposée au champion national, qui contribue à 40 % des recettes budgétaires et plus de 95 % des exportations du pays, est accueillie diversement.

« Il y a trop de dépenses inutiles et somptuaires. Sonatrach est une entreprise qui ne connaît pas ses coûts de production »

- Nazim Zouiouèche, ancien PDG de Sonatrach

Pour un ancien PDG de Sonatrach comme Nazim Zouiouèche, dont la voix est très écoutée dans les milieux spécialisés algériens, il ne s’agit pas forcement d’une mauvaise nouvelle. Il confie à Middle East Eye : « On aurait dû commencer depuis longtemps. On va pouvoir enfin faire la chasse aux gaspillages. Il y a trop de dépenses inutiles et somptuaires. Sonatrach est une entreprise qui ne connaît pas ses coûts de production. On va apprendre à mieux connaître et mieux maîtriser ces coûts. »

Pourquoi maintenant et pas avant ? Parce que, répond Nazim Zouiouèche, « cela correspond cette fois-ci à une situation critique. Tout le monde va devoir raboter les coûts pour qu’on puisse continuer à pouvoir importer uniquement les choses essentielles. »

Depuis un peu plus d’une décennie, tous les experts sont d’accord pour dire que la production de la compagnie nationale a reculé d’environ 20 % en dépit d’un effort d’investissement annuel maintenu autour de dix milliards de dollars.

Une réduction des dépenses de moitié réalisée en quelques mois notamment à travers le renoncement éventuel à des investissements indispensables dans la maintenance des gisements ne risque t-elle pas de compromettre la capacité future de Sonatrach à assurer le maintien d’une production déjà en déclin au cours des dernières années ?

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Dans le quotidien El Watan du 25 mars, l’universitaire algérien Brahim Guendouzi juge « incompréhensible, la décision consistant à diminuer le budget de Sonatrach, alors que cette dernière a besoin de plus de moyens financiers pour faire face à ses objectifs d’exploration, de production et d’exportation, dans un contexte énergétique caractérisé par une contraction de la demande et une offre abondante ainsi que des enjeux géostratégiques considérables ».

Un expert algérien reconnu, Mourad Preure, invite aussi le gouvernement algérien à la prudence : « Il faut d’abord rappeler que cette réduction des dépenses concerne l’année 2020 qui est une année difficile pour notre pays. La coupe dans les investissements est lourde et elle survient après près de vingt ans de désinvestissement dans l’amont algérien, dans nos gisements, une désaffection du partenariat international du fait des changements intempestifs du cadre juridique et de la crise subie par le secteur des hydrocarbures. »

Selon lui, Sonatrach devrait intensifier l’exploration, développer les gisements et sécuriser nos équilibres énergétiques à long terme. Elle y travaille sérieusement et avec compétence. Il reste que tout ceci représente un coût et demande aussi le recours, en appoint, à l’expertise étrangère. « Ces paramètres devront être pris en compte par l’État dans l’effort qu’il demande à Sonatrach », souligne-t-il.

Questionné par MEE, l’expert pétrolier algérien et vice-président du Conseil économique et social (CNES), Mustapha Mékidèche, tempère ces inquiétudes : « Il est vrai que Sonatrach avait dans le passé l’habitude de ne pas tenir compte de la situation conjoncturelle des marchés pétroliers. Mais l’entreprise peut aujourd’hui différer certains projets qui ne sont pas directement liés à la production sur le court terme, probablement dans le domaine de la pétrochimie ou du raffinage. Les budgets sont en revanche suffisants pour assurer la maintenance. »

Pour l’expert, « l’important était, dans la situation actuelle, d’envoyer un signal fort même si la mise en œuvre risque d’être compliquée ».

Une bonne nouvelle pour les énergies renouvelables ?

Du côté officiel, au cours des derniers jours, le PDG de Sonatrach  se montrait rassurant mais restait évasif sur les moyens utilisés par la compagnie pour atteindre les objectifs fixés par le gouvernement. « Sonatrach fait preuve d’une vigilance constante pour observer l’évolution de la situation mais il est encore trop tôt pour l’évaluer avec rigueur et prévoir l’évolution de la situation au niveau international et ses incidences sur nos projets », indiquait Tewfik Hakkar le 30 mars.

Les sources de MEE au sein du gouvernement sont plus précises et indiquent que les principales victimes des coupes à venir dans les investissements devraient être « un projet de raffinerie géante d’un montant de 4 milliards de dollars ainsi que certains investissements programmés dans la pétrochimie. En revanche, les investissements prévus en amont, qui font la plupart du temps appel au partenariat, seront maintenus ».

Siège de Sonatrach, à Alger (AFP)

Au-delà du report de certains projets, nos sources prévoient également « des économies importantes sur les dépenses liées à l’achat de tubes d’exploration, de canalisations de transport, de vannes, etc… qui faisaient l’objet de contrats monopolistiques et qui ont donné lieu à des surfacturations de l’ordre de 50 % ».

Tewfik Hasni fait partie de ceux qui considèrent la situation actuelle comme une opportunité. Cet ancien vice-président de Sonatrach, qui a piloté le premier projet de centre solaire hybride du pays, est depuis de nombreuses années l’avocat infatigable et un peu solitaire du développement des énergies renouvelables.

Il exprime pour MEE un point de vue très tranché sur l’état du marché pétrolier : « La tendance majeure des grands groupes pétroliers est de réduire leurs investissements et leurs coûts. Toute l’industrie pétrolière mondiale est en train d’arrêter ses investissements et prévoit de les réduire substantiellement. Pourquoi continuer à investir dans ce qui risque de ne pas être rentable ? »

Pour lui, comme il n’y a plus d’argent pour investir dans les énergies fossiles, le moment est venu « d’économiser nos ressources financières pour les investir dans les énergies renouvelables ».

« La tendance majeure des grands groupes pétroliers est de réduire leurs investissements et leurs coûts »

- Tewfik Hasni, ancien vice-président de Sonatrach

Une option qui a commencé à être entendue par les autorités algériennes. En 2018, un premier programme relatif au montage de centrales solaires dans les sites industriels de la compagnie nationale avait été approuvé par le gouvernement. Un objectif de production de 1 300 MW avait été fixé comme objectif et des accords avaient été conclus très rapidement avec différents partenaires dont l’italien ENI et les français ENGIE et Total.

Une nouvelle étape a été franchie la semaine dernière avec l’annonce de Tewfik Hakkar : Sonatrach a été chargé pour la première fois « de la réalisation d’une série de projets d’une capacité de 1 000 MW supplémentaires en vue cette fois de leur raccordement au réseau national d’électricité ».

Reste à savoir de quelles ressources financières pourra disposer le groupe au cours des prochaines années pour réaliser l’ensemble des objectifs qui lui sont assignés par les autorités algériennes.

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