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Des relents d’intifada dans les camps palestiniens du Liban

Un plan de réorganisation de la main-d’œuvre étrangère a provoqué des remous dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, certains soupçonnant une manœuvre visant à les pousser au départ
Des réfugiés palestiniens manifestent, en brandissant des drapeaux de la Palestine et du Fatah, contre la décision du gouvernement libanais d’imposer des restrictions à leurs possibilités de travail, devant le camp de Bourj el-Barajneh, au sud de la capitale libanaise Beyrouth, le 16 juillet (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

Un parfum d’intifada s’est répandu la semaine dernière parmi les Palestiniens du Liban. Des jeunes gens ont manifesté, parfois bruyamment, brûlant des pneus à l’entrée de certains camps et affrontant l’armée libanaise. Les échauffourées n’ont pas fait de blessés mais plusieurs palestiniens ont été arrêtés, sans que la colère ne retombe.

À l’origine de ces remous, une décision du ministre du Travail, Camille Abousleiman, un des représentants des Forces libanaises (ancienne milice de la droite chrétienne pendant la guerre civile) au gouvernement, d’appliquer les clauses du code du travail relatives à la main-d’œuvre étrangère.

Prise dans le cadre d’une campagne nationale visant à organiser l’emploi des non-Libanais, cette mesure est officiellement motivée par le souci de mettre un terme à l’anarchie qui règne sur le marché du travail en raison de la présence de plus d’un million de réfugiés syriens – soit le quart de la population –, qui se livrent souvent à une concurrence déloyale.

Des inspecteurs du ministère du Travail ont fermé des fabriques et autres entreprises appartenant à des Palestiniens ou employant des non-Libanais. La colère des Palestiniens a éclaté subitement, prenant de court la plupart des responsables libanais de par son ampleur et son caractère parfois violent.

La colère des Palestiniens a éclaté subitement, prenant de court la plupart des responsables libanais de par son ampleur et son caractère parfois violent

Camille Abousleiman a tenté de calmer la situation en soulignant que des permis de travail seraient octroyés gratuitement aux réfugiés palestiniens et en promettant de leur accorder des délais suffisants pour se conformer aux lois libanaises.

Cela n’a pas suffi à calmer la colère de la rue, qui a atteint un pic dans la nuit de mercredi 17 au jeudi 18 juillet, lorsque des groupes de jeunes sortis du camp de Bourj el-Barajneh, à Beyrouth, ont attaqué un poste de l’armée libanaise à Haret Hreik, dans la banlieue sud de la capitale. Mardi 16, les forces de l’ordre avaient empêché une manifestation de travailleurs palestiniens de s’approcher du Parlement, réuni en séance plénière pour examiner le projet de budget.

Après ces épisodes violents, la contestation s’est poursuivie les jours suivants avec des sit-in pacifiques organisés dans la moitié des douze camps du Liban, notamment à Beyrouth (Bourj el-Barajneh), Saïda (Aïn al-Helweh) et Tyr (Bourj al-Shemali).

 « Purement politique » ?

Jugeant la situation assez grave, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a dépêché en urgence à Beyrouth un membre du Conseil central du Fatah, Azzam al-Ahmad, qui a fait la tournée des responsables pour examiner les moyens d’éviter une détérioration de la situation.

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et les autres mouvements palestiniens, y compris le Hamas, ont dénoncé les mesures du ministre Abousleiman, estimant qu’elles risquaient d’empêcher les réfugiés palestiniens d’accéder au marché du travail au Liban.

Réagissant aux événements, le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, a affirmé que le mouvement de contestation était « purement politique ».

Selon lui, « certaines forces palestiniennes comme le Hamas, et d’autres libanaises, comme le Hezbollah, œuvrent à déformer la réalité de la décision de M. Abousleiman auprès de la rue palestinienne afin de la mobiliser dans le cadre d’un conflit existant entre le Hamas et ses alliés d’une part, et l’Autorité palestinienne de l’autre ». Une accusation rejetée par le Hamas, dont une délégation a été reçue par le Premier ministre libanais Saad Hariri.

Le camp de Bourj al-Barajneh à Beyrouth. Il abrite des milliers de réfugiés palestiniens et maintenant syriens (MEE/Dominika Ożyńska)
Le camp de Bourj al-Barajneh à Beyrouth. Il abrite des milliers de réfugiés palestiniens et maintenant syriens (MEE/Dominika Ożyńska)

Pour tenter de désamorcer la crise, ce dernier a annoncé que la question serait examinée en Conseil des ministres. Mais le président du Parlement, Nabih Berry, jugeant que cette mesure n’était pas suffisante pour apaiser la rue palestinienne, a déclaré jeudi dernier qu’il demanderait au ministre Abousleiman de revenir carrément sur sa décision.

Ces propos ont provoqué un tollé dans certains milieux politiques, qui ont estimé qu’en demandant l’annulation d’une décision prise par l’exécutif, Nabih Berry, proche du Hezbollah, violait le principe de la séparation des pouvoirs. 

Un timing qui n’est pas « innocent »

Pour certains observateurs, le timing de l’initiative du ministre Abousleiman « n’est pas innocent ». Interrogé par Middle East Eye, Maan Bachour, président-fondateur du Forum nationaliste arabe, un mouvement politique rassemblant des personnalités et des groupes politiques nationalistes arabes de toute la région, a placé cette décision dans le cadre « d’une série de mesures prises par les États-Unis et leurs alliés dans la région contre le peuple palestinien, plus particulièrement contre les réfugiés ».

« [La démarche du ministre libanais] coïncide avec des menaces directes du président Donald Trump et de dirigeants arabes de prendre des mesures de rétorsion contre le peuple palestinien qui s’oppose unanimement à ‘’l’accord du siècle’’ »

- Maan Bachour, Forum nationaliste arabe

Selon lui, la démarche du ministre libanais, dont le parti est proche de Washington, « coïncide avec des menaces directes du président Donald Trump et de dirigeants arabes de prendre des mesures de rétorsion contre le peuple palestinien qui s’oppose unanimement à ‘’l’accord du siècle’’ et qui a fait échouer, en le boycottant, le forum de Manama organisé par [le gendre et conseiller du président américain] Jared Kushner ».

Maan Bachour souligne que les réfugiés palestiniens ne peuvent être considérés comme des employés étrangers, surtout que le code du travail libanais a été amendé en 2010 de manière à faciliter leur accès au marché de l’emploi. Ces amendements suppriment le principe de la réciprocité, vu que les Palestiniens ne possèdent pas encore un État, et les exemptent de tout paiement pour l’obtention d’un permis de travail.

Hassan Mneimné, le président du Comité de dialogue libano-palestinien, une instance officielle, fait aussi valoir la spécificité des réfugiés palestiniens. Cet ancien ministre estime que les mesures de Camille Abousleiman constituent une « injustice » à l’égard de la main-d’œuvre palestinienne, qui s’est « intégrée depuis des décennies au cycle économique et à la vie sociale au Liban à un point tel qu’elle en est presque devenue inséparable ».

« Il est difficile de soumettre cette main-d’œuvre à de nouvelles mesures en un court laps de temps », soutient-il.

« Déraciner les réfugiés palestiniens »

Le chercheur Walid Charara va plus loin en inscrivant la démarche de M. Abousleiman dans le cadre d’un plan consistant à faire partir les réfugiés palestiniens du Liban. Interrogé par MEE, celui qui est aussi journaliste au quotidien Al-Akhbar affirme que « le but ultime est le déracinement des réfugiés et non pas leur implantation ».

Il affirme, dans ce contexte, que « le but de l’invasion israélienne du Liban, en 1982, était non seulement de chasser l’OLP [Organisation de libération de la Palestine] mais aussi de détruire les camps palestiniens pour pousser les réfugiés à se disperser aux quatre coins du monde ».

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La présence au Liban de camps palestiniens contrôlés par l’OLP et d’autres mouvements encadrant des centaines de milliers de réfugiés, à un jet de pierre d’Israël, constitue une menace stratégique pour ce dernier. D’autant que ces réfugiés, installés depuis trois générations dans leur pays d’accueil, restent fortement attachés à leur identité palestinienne et au droit au retour, consacrés par plusieurs résolutions des Nations unies.

Pour écarter cette menace existentielle, le meilleur moyen est de pousser les réfugiés à partir, en rendant leurs conditions de vie le plus difficile possible, soupçonne Walid Charara. « Les lois libanaises empêchent les Palestiniens du Liban d’exercer 72 métiers », rappelle-t-il.

La moitié des réfugiés vivent dans les douze camps gérés par les mouvements palestiniens sur les plans politique et sécuritaire, et par l’UNRWA dans les domaines de la santé et de l’éducation. Le renforcement des mesures de sécurité autour des camps par l’armée libanaise, au prétexte de lutter contre la menace djihadiste, dont la construction d’un mur autour de Aïn al-Helweh, rend la vie difficile à la population.

La décision de l’administration Trump, en août 2018, de stopper tout financement américain à l’UNRWA a aggravé les conditions de vie des habitants des camps, qui s’étaient déjà détériorées à cause de l’afflux de milliers de réfugiés palestiniens ayant fui la Syrie, notamment le camp de Yarmouk, au sud de Damas.

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Au fil des ans, le nombre de réfugiés palestiniens au Liban a baissé. Même si sur les registres de l’UNRWA, plus de 450 000 personnes restent inscrites, une étude effectuée en 2015 par l’Université américaine de Beyrouth rapporte une estimation de 260 000 à 280 000 personnes, tandis qu’en 2017, le gouvernement libanais et le Bureau central des statistiques palestinien ont publié une étude en dénombrant un peu plus de 174 000.

Ces trois dernières décennies, des familles entières sont allées s’installer en Europe, notamment dans les pays scandinaves, qui comptent d’importantes communautés d’origine palestinienne.

La mesure décidée par le ministre libanais du Travail serait-elle le prolongement des politiques visant à semer le désespoir dans le cœur des réfugiés quant à une vie meilleure, afin de les pousser au départ le plus loin possible d’Israël ? Ils ne sont pas rares à le penser.

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