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Racisme d’État en France, l’impossible débat

L’absence de politique ségrégationniste absout-elle la France de tout racisme d’État ? Depuis plusieurs années, ce débat achoppe sur les termes utilisés. Une bataille sémantique qui empêche de poser les maux sur la table. Et de regarder la responsabilité de l’État en face
Des manifestants ayant peint sur leur poitrine les mots « We All Are One » (nous sommes tous unis) s'agenouillent en levant le poing lors d’un rassemblement contre le racisme, à Marseille, le 13 juin 2020 (AFP)
Par Nadia Henni-Moulaï à PARIS, France

« Tout est imbriqué ». C’est ainsi que Salima Bahia, 33 ans, synthétise l’idée du racisme d’État. Samedi 13 juin, elle foulait le pavé parisien, place de la République, pour soutenir Assa Traoré dans son combat contre les violences policières, mais aussi maintenir la pression sur les pouvoirs publics. 

Car, oui, selon cette assistante administrative, il y a bien un racisme d’État. Informe, silencieux, mais terriblement dévastateur. « Il y a un système de plafond de verre évident dans la société française. À un moment donné, les Afro-descendants s’y confrontent forcément », déclare-t-elle à Middle East Eye.  

« Le système pose la limite », ajoute-t-elle. Et actionne les rouages de ce racisme d’État, notion activement débattue à chaque fois qu’elle surgit dans le débat publique. 

Si Salima « valide l’expression », la querelle sémantique, comme ce fut le cas pour celle relative au terme islamophobie, entrave le débat de fond. Une situation commode tant la prise en main de la question requiert de se plonger dans les profondeurs de l’État français et de ses institutions clés. 

Objectiver l’expérience

À la lumière de son expérience, Salima décèle les indices du racisme d’État dans la façon dont la République traite un certain type de population. À l’école, pour commencer. 

« Pour moi, c’est manifeste. La façon dont on affecte les postes de professeur, le manque d’effectifs ou de matériel dans certains établissements me laissent penser que l’on nourrit les insuffisances », juge-t-elle.

« Il y a un système de plafond de verre évident dans la société française. À un moment donné, les Afro-descendants s’y confrontent forcément »

- Salima Bahia, assistante administrative

Difficile pour autant de parler de racisme d’État, c’est-à-dire de politiques ségrégationnistes. « Sauf qu’à la question de l’école, viennent se superposer d’autres inégalités, comme l’accès au logement, l’emploi qui fait ressortir la question des discriminations quand on ne porte pas le bon nom… », argumente-t-elle.

Le racisme d’État serait-il, dans les mots de Salima, davantage une expérience – par définition subjective – qu’une réalité normative et quantifiable ? Or selon certains, à commencer par les responsables politiques, ce qui n’est pas dit ou visible n’existerait pas... 

Au cœur des soupçons de racisme d’État, le corps policier. Rattaché au ministère de l’Intérieur, la Police nationale incarnerait le racisme d’État invisible et indolore pour ceux qui ne le subissent pas. 

Et quand elle est attaquée, la classe politique se dresse, généralement, vent debout pour défendre ses fonctionnaires, détenteurs de la « violence légitime » et incarnation de l’État. 

À l’image de Christian Jacob, patron des Républicains (droite). Le 21 juin, il affirmait : « Il n’y a pas de violences policières. Il y a une réponse proportionnée à la violence que subissent nos forces de l’ordre. » Une assertion qui paraît anachronique tant la multitude de vidéos tournées avec des portables semble étriller la fable républicaine d’une police irréprochable. 

« Solidarité institutionnelle »

Une assertion fallacieuse, également. En 2016, la Cour de cassation condamne l’État pour des contrôles abusifs sur treize personnes d’origine africaine. Une porte s’ouvre alors dans l’inconscient collectif. Une écornure pour l’État français. 

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Omer Mas Capitolin, 53 ans, fondateur de la Maison communautaire pour un développement solidaire, en sait quelque chose. Depuis vingt ans, il milite contre le contrôle au faciès dans les quartiers populaires de l’Est parisien. 

En 2015, il participe à une procédure lancée par des mineurs du 12e arrondissement de Paris. Au total, dix-huit jeunes déposent une plainte contre la police pour « violences volontaires aggravées », « abus d’autorité » et même « violences sexuelles ».

Mis en cause, le Groupe de sécurité de proximité du 12e arrondissement, connu comme « la brigade des Tigres », est accusé d’avoir harcelé les plaignants. À l’époque, l’affaire fait grand bruit, notamment en raison de l’âge des plaignants, 15 ans. Surtout, elle débouchera sur une condamnation, en 2018, de trois des quatre policiers incriminés. 

Si les charges retenues ne mentionnent pas le racisme d’État, Slim Ben Achour, avocat des adolescents, se félicite alors de la fin de « la solidarité institutionnelle évidente qui peut exister entre ces corps de métier ». 

« Solidarité institutionnelle », le vocable est essentiel : il sous-tend, en creux, l’existence d’une mécanique raciste à l’intérieur même des institutions françaises. 

Omer Mas Capitolin abonde en ce sens.

« Le contrôles au faciès repose sur le racisme d’État puisque ses représentants, les fonctionnaires de police, ciblent volontairement des individus parce qu’ils sont noirs ou Arabes »

- Omer Mas Capitolin, acteur associatif

« Le contrôles au faciès repose sur le racisme d’État puisque ses représentants, les fonctionnaires de police, ciblent volontairement des individus parce qu’ils sont noirs ou Arabes », affirme-t-il à Middle East Eye.

« Le Défenseur des droits a enquêté trois ans sur le sujet, il y a des preuves claires d’ordres hiérarchiques poussant à ces profilages », ajoute-t-il. 

En 2017, Jacques Toubon, Défenseur des droits, évoque « la réalité sociologique » des contrôles au faciès, lesquels concernent vingt fois plus les individus perçus comme noirs ou Arabes. 

Récemment, Jacques Toubon a d’ailleurs appelé à restaurer la confiance entre police et citoyens, mais surtout à lutter contre les discriminations systémiques. Dans un rapport annuel publié le 8 juin 2020, il déplore « l’insuffisance de politiques publiques » à ce sujet et demande la création d’un observatoire des discriminations.

Une querelle sémantique qui occulte le fond du problème

Si la proposition est louable, l’impression d’une valse circulaire autour de ces sujets prédomine, avec un débat public davantage tourné vers la forme que vers le fond. À voir la façon dont l’expression racisme d’État crispe la conversation publique, le chemin semble encore long avant de voir les lignes bouger.

Dans un récent ouvrage, les chercheurs Camille Gourdeau et Fabrice Dhume proposent « d’outiller le débat sur la question d’un racisme d’État » en France. Avec un point de départ : la plainte en diffamation, en novembre 2017, de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, contre l’usage de l’expression « racisme d’État » par le syndicat SUD Éducation 93. 

Manifestation contre le racisme devant l’ambassade des États-Unis à Paris, le 1er juin 2020 (AFP)
Manifestation contre le racisme devant l’ambassade des États-Unis à Paris, le 1er juin 2020 (AFP)

Ce dernier avait organisé un stage dédié à « l’analyse du racisme d’État dans la société et en particulier dans l’Éducation nationale ». La plainte déposée par Jean-Michel Blanquer sera classée sans suite par le parquet de Bobigny (Seine-Saint-Denis), en février 2018.

Selon Camille Gourdeau, cet épisode révèle en premier lieu le rôle des médias, pointant « la mise en scène par la presse de ce qui serait deux pôles de l’antiracisme. Le premier, universaliste, considère le racisme comme une idéologie que la loi suffirait à éradiquer. Le second, un antiracisme politique, porté par les racisés et dénonçant le racisme d’État », explique-t-elle à Middle East Eye.

Une mise en concurrence de l’antiracisme qui permettrait aux leaders d’opinions traditionnels de disqualifier l’idée de racisme d’État, vu comme le vocable de l’antiracisme politique. 

Autre enseignement de la polémique, la nécessité de questionner l’expression en profondeur. À commencer par le sens donné au mot État autant qu’au terme racisme. Pour le sociologue Fabrice Dhume, « il faudrait se demander ce qu’est l’État. Je pense qu’il y a un flou sur ce que l’on représente sous ce mot, et donc sur sa contribution au racisme », déclare-t-il à MEE.

« Cette difficulté à poser les termes du débat est caractéristique du rapport de l’État à lui-même, qui se cache derrière la fiction juridique : l’absence de lois raciales et l’existence de lois antiracistes »

- Camille Gourdeau, sociologue

L’ouvrage auquel il a contribué, d’ailleurs, ne prétend pas confirmer ou non l’existence d’un racisme d’État ni en donner la bonne définition. « Si l’on part du principe que l’État est un millefeuille composé d’agents, d’institutions, de politiques, de pratiques… », de quel État parle-t-on ? « L’État comme idéologie […], comme ordre juridique, comme fiction politique de représentation du peuple […], l’État dans ses fonctions régaliennes ? » 

« Cette difficulté à poser les termes du débat » est, selon Camille Gourdeau, « caractéristique du rapport de l’État à lui-même, qui se cache derrière la fiction juridique : l’absence de lois raciales et l’existence de lois antiracistes ».

« L’on peut affirmer que l’on n’a pas en France d’État raciste, comme dans un régime d’apartheid. Mais cet argument d’autorité est contre-productif. Il empêche la discussion », déplore Fabrice Dhume. 

Une problématique soulignée également par la sociologue Sarah Mazouz. À ses yeux, le débat actuel illustre « le déni de l’État français sur lui-même ». Si elle préfère parler de racisme systémique structurel, la chercheuse au CNRS estime qu’il y « a bien un racisme infusé dans tous les corps de l’État ».

Surtout, il lui semble important, pour dépasser le débat lexical, que « l’État admette qu’il est porteur d’un héritage historique où il a fonctionné avec le racisme ». Code noir, régime de l’indigénat, régime de Vichy… C’est ce que disait déjà Michel Foucault en 1976 dans son cours au Collège de France. Le philosophe y décrivait la politique comme le prolongement de la guerre, n’échappant donc pas à la reproduction des rapports de domination. D’où, selon lui, un racisme d’État consubstantiel. Et d’où la nécessité pour l’État français, au-delà de la querelle sémantique, de regarder son passé à la loupe.

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