Aller au contenu principal

Gaz chypriote : la Turquie se dirige-t-elle vers une guerre froide avec l’UE ?

Le décor est en train d’être planté en Méditerranée orientale pour une confrontation qui pourrait facilement devenir permanente et irréversible
Le navire de forage turc Yavuz prend la mer dans la baie d’Izmit, en direction de la Méditerranée, au large du port de Dilovası (Turquie), le 20 juin (Reuters)

Alors que la Turquie se prépare à d’éventuelles sanctions américaines pour son achat de missiles anti-aériens S-400 auprès de la Russie, on a appris que le pays se heurtait à une autre série de sanctions de l’Union européenne, pour une question totalement différente mais au moins tout aussi insoluble.

Bien qu’elles aient jusqu’à présent reçu relativement peu d’attention en Turquie et dans le reste du monde, le décor est désormais planté pour une intensification d’une confrontation politique et diplomatique qui pourrait être très difficile à inverser. Si cela vient à se produire, ces sanctions de l’UE marqueront une nouvelle étape dans le processus de séparation entre la Turquie et l’Occident qui se déroule actuellement.

La nouvelle des sanctions a été apprise lundi dernier, lorsque le Conseil européen (l’institution qui réunit les chefs de gouvernement de l’UE) a annoncé des sanctions à l’encontre de la Turquie suite à ses forages dans les fonds marins au large de Chypre, qu’il considère comme illégaux.

De nouvelles sanctions

Les sanctions ne concernent pas la demande d’adhésion depuis longtemps à l’arrêt de la Turquie à l’Union européenne, qui est à présent tellement en sommeil que pour la plupart des objectifs poursuivis, elle peut être considérée comme morte, en grande partie à cause du différend chypriote.

Aujourd’hui, ce pays qui reste en théorie candidat à l’adhésion est confronté à des sanctions qui portent atteinte aux relations de travail habituelles entre la Turquie et l’UE. Les négociations sur l’accord global de transport aérien sont suspendues.

Les sanctions financières n’ont pas été énoncées en détail, mais à un moment où l’économie turque est gravement mise à mal, elles accentuent clairement les difficultés rencontrées par le pays

La session ordinaire du Conseil d’association UE-Turquie et les sessions ultérieures des dialogues au sommet entre l’UE et la Turquie sont annulées « pour le moment ». 

L’aide de préadhésion à la Turquie pour 2020, d’une valeur probable d’environ 800 millions d’euros sur un an, sera réexaminée.

La Banque européenne d’investissement réévaluera ses activités de prêt en Turquie, notamment en ce qui concerne les prêts adossés à des créances souveraines. Les deux sanctions financières n’ont pas été énoncées en détail, mais à un moment où l’économie turque est gravement mise à mal, elles accentuent clairement les difficultés rencontrées par le pays.

Une issue prévisible

La confrontation est une issue assez prévisible de la décision de la Turquie de forer dans les fonds marins autour de Chypre. Au cours des trois dernières années, la Turquie a acheté et équipé deux navires de prospection, le Fatih et le Yavuz, avant de les envoyer dans les eaux méditerranéennes.

Plus tôt ce mois-ci, le Fatih se trouvait à 37 milles marins à l’ouest de Chypre, dans une zone de haute mer revendiquée par la Turquie et Chypre comme faisant partie de leur zone économique exclusive, tandis que le Yavuz effectuait des forages au nord-est des îles, dans des eaux revendiquées par les Chypriotes grecs mais contrôlées depuis 1975 par la République turque de Chypre du Nord.

En déplaçant les navires dans ces eaux contestées, la Turquie a lancé un défi non seulement aux Chypriotes grecs –   dont elle ne reconnaît pas la gouvernance et qui constituent le premier pays responsable du blocage de l’adhésion de la Turquie à l’UE –, mais également à l’UE et aux États-Unis.

L’Union européenne comme les États-Unis ont lancé des avertissements, ce qui aurait été impensable il y a quelques décennies, lorsque l’Occident tentait de maintenir sa neutralité dans les différends opposant les Turcs et les Grecs et considérait la Turquie – forte d’une population huit fois supérieure à celle de la Grèce et d’une localisation géostratégique clé – comme un partenaire indispensable.

Les découvertes de gaz

Au cours de la dernière décennie, une série d’importantes découvertes de gaz naturel ont eu lieu dans l’est de la Méditerranée, notamment les gisements de Zohr au large de l’Égypte, Leviathan et Tamar au large d’Israël et Aphrodite au sud-est de Chypre. La région pourrait contenir des réserves totales d’environ 3 500 milliards de pieds cubes.

Poignée de main entre le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu et la responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, Federica Mogherini, le 15 mars en Belgique (Reuters)
Poignée de main entre le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu et la responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, Federica Mogherini, le 15 mars en Belgique (Reuters)

La Turquie, qui dispose de 1 500 km de littoral méditerranéen, ce qui la place uniquement derrière la Grèce et ses îles, est engagée depuis la fin des années 1970 dans un litige en matière de droits sur les fonds marins de la mer Égée avec la Grèce, sans qu’un compromis ait pu être trouvé.

Rien n’indique que la Turquie reculera. Au contraire, même l’opposition de centre-gauche s’est ralliée à la cause du président Erdoğan

Le droit international de la mer – que la Turquie ne reconnaît pas – accorde la priorité aux îles sur les fonds marins adjacents à leur continent, une situation qui semble injuste aux yeux de la Turquie. Les Chypriotes grecs, avec un littoral de 648 km, obtiennent la part du lion des droits sur les fonds marins, même s’ils n’en contrôlent pas une grande partie.

Depuis que les Turcs ont envahi l’île en 1974, invoquant des droits issus de traités pour protéger leur minorité, le littoral nord-ouest et nord-est de l’île est contrôlé par l’État chypriote turc, une entité reconnue uniquement par la Turquie.

En février dernier, Exxon Mobil a annoncé la découverte de réserves de gaz de 140 à 230 milliards de mètres cubes dans la zone 10, la plus grande découverte de gaz au monde effectuée en 2019. Cette découverte a eu lieu malgré les tentatives précédentes de blocage des opérations de prospection par la marine turque. Cette semaine, le Fatih a également annoncé une découverte importante de gisements de gaz dans la zone contestée.

map

En janvier dernier, plusieurs pays méditerranéens ont mis en place le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, qui examinera des questions telles que la construction de pipelines, dirigés peut-être initialement vers une raffinerie en Égypte, puis vers les marchés grec et européen.

Trois pays de la Méditerranée orientale – la Turquie, le Liban et la Syrie – n’ont pas été invités à participer au forum ; même s’ils y sont admis un jour, ils pourraient être contraints de s’adapter à des arrangements qui ne sont pas conçus dans leur intérêt.

Pas de recul

Il semble en fait que les États-Unis et Israël soient en train de forger une alliance énergétique en vue de construire, avec la Grèce et les Chypriotes grecs, un pipeline de la Méditerranée orientale (EastMed). Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a effectué une visite à Jérusalem le 21 mars pour discuter de cette alliance.  

Les implications pour la Turquie sont évidentes – et complètement inacceptables. Un partenariat trilatéral entre la Grèce, Chypre et Israël a été déclaré et les États-Unis, conformément à la législation actuellement soumise au Congrès, le soutiendront dans les domaines de l’énergie et de la sécurité.

Bataille gazière entre Chypriotes et Turcs : « la diplomatie de la canonnière continuera »
Lire

Le décor est en train d’être planté pour une confrontation stratégique en Méditerranée orientale entre les États-Unis, alliés à deux très petits pays, et l’État le plus vaste et le plus puissant de la région, qui a considéré jusqu’à présent la Méditerranée orientale comme sa zone d’influence.

Les Grecs et les Chypriotes grecs, forts de deux voix au sein de l’Union européenne et de l’appui de Washington, ont éprouvé – étonnamment – peu de difficultés à obtenir également le soutien de l’UE. 

Cela se produit au prix de l’expression d’antipathies nationalistes et de vieilles revendications peut-être difficiles à réprimer. Depuis deux mois, le gouvernement de Nicosie avertit qu’il poursuivra en justice les occupants du Fatih, dont certains sont soupçonnés d’être des citoyens croates et britanniques, par le biais d’un mandat d’arrêt européen. 

La confrontation actuellement créée pourrait facilement devenir permanente et irréversible. La réaction de la Turquie aux nouvelles venant de l’UE est prévisible. Rien n’indique qu’elle reculera. Au contraire, même l’opposition de centre-gauche s’est ralliée à la cause du président Erdoğan. La Turquie n’entend pas retirer le Fatih et affirme qu’elle enverra deux autres navires de prospection et qu’elle les protégera avec sa marine si besoin.

- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].