La visite du pape François au Maroc, une visite très politique
Les premiers contacts entre les souverains marocains et l’Église catholique remontent au temps des Almoravides (1061-1147), le plus souvent sous forme de correspondances. En 1888, le sultan Moulay Hassan Ierenvoie une délégation au pape Léon XIII en signe de fraternité entre les religions.
Durant le protectorat, l’Église va renforcer ses liens avec le Maroc grâce à la communauté marocaine d’origine juive. À cette époque, l’histoire retiendra un nom, celui de Mohamed Ben Abdeljalil, le frère du résistant Omar Ben Abdeljalil, qui va se convertir au christianisme en 1935, en devenant le premier prêtre franciscain d’origine marocaine.
Après l’indépendance, et en dépit de l’absence des relations diplomatiques entre le Maroc et le Vatican, le pape Jean XXIII accorda en 1960 une audience à Abdellah Ibrahim, président du conseil du gouvernement sous le règne de Mohammed V. En août 1969, suite à l’incendie de la mosquée al-Aqsa, le roi Hassan II échangea des lettres avec le pape Paul VI sur le danger de l’escalade de la violence dans la ville sainte.
Le Sahara occidental, un enjeu depuis les années 1970
En réaction au rapprochement entre l’Algérie et le souverain pontife, qui s’est traduit par l’échange des ambassadeurs, Hassan II décida de rendre visite au Vatican, en 1976, en sa qualité de président du comité al-Qods (structure créée par l’Organisation de la conférence islamique afin d’étudier l’évolution de la situation à Jérusalem et d’aider à la sauvegarde de la ville).
L’objectif était d’empêcher le Vatican de reconnaître la souveraineté du Front Polisario, soutenu par Alger, dans la région du Sahara occidental. Nous avons tous en mémoire la visite d’enfants sahraouis à Rome, en 1972, suscitant l’indignation des autorités marocaines. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi la région du Sahara occidental continue, jusqu’à maintenant, d’être considérée comme une province qui ne dépend pas de l’autorité de l’ambassadeur du Vatican au Maroc.
En 1980, le royaume chérifien signe un accord géopolitique transreligieux qui débouche sur l’établissement des relations diplomatiques entre le Maroc et le pontificat. Ce fut lors de la première rencontre au Vatican entre le pape Jean Paul II et un chef d’État musulman, en la personne du roi Hassan II, qui se présenta comme le « commandeur des croyants ».
En 1985, le pape Jean Paul II effectua, à son tour, une visite mémorable au Maroc afin d’établir un dialogue interreligieux permanent entre l’Église chrétienne et le monde musulman. Durant la guerre froide, Rabat va même adhérer au « plan Brzeziński » qui mettait en avant une « alliance des religions » dressée contre l’athéisme communiste du bloc soviétique.
Sur les pas de son père, et dès son intronisation, le roi Mohammed VI va renforcer les liens avec la papauté en effectuant sa première visite au pape Jean Paul II, en avril 2000.
Les relations entre le Vatican et le Maroc ne sont toutefois pas très dynamiques. Il faudra attendre la visite du Premier ministre israélien au pontificat, en 2013, pour que le roi Mohammed VI décide d’adresser un message au pape où il lui exprime ses craintes de voir le Vatican signer avec Israël un « accord injuste » sur Jérusalem.
Au vu du contexte international agité, le Maroc et le Vatican ont décidé d’inspirer un souffle nouveau à leurs relations diplomatiques en perte de vitesse. Les deux parties ont organisé, le 3 mai 2017 à Rabat, une journée d’étude islamico-chrétienne, sur invitation de l’académie du royaume du Maroc.
À l’issue de cet événement, un accord de cinq points a été signé entre le Saint-Siège et le royaume chérifien pour renforcer le dialogue interreligieux et d’œuvrer pour l’apaisement des conflits et la solidarité entre les peuples et les cultures.
Et en 2018, le conseiller du roi, Omar Azimane serait même intervenu pour essayer de régler le dossier des chrétiens marocains dans le cadre de la rencontre entre la coordination des chrétiens marocains et le Conseil national des droits de l’homme (CNDH).
Mais derrière cet aspect religieux et humanitaire immuable se cache, indéniablement, une dimension politique qui a trait à de nombreux points, notamment la marginalisation sociale des chrétiens marocains et ceux issus de la migration, ainsi que la lutte contre le radicalisme religieux et la judaïsation de Jérusalem.
Marginalisation des chrétiens marocains
Les chrétiennes du Maroc se disent marginalisées par leurs compatriotes en raison de leur choix religieux. Selon le rapport sur la liberté de culte dans le monde 2017, les chrétiens d’origine étrangère résidant au Maroc sont estimés à quelque 30 000 catholiques et 10 000 protestants, dont la moitié sont originaires d’Afrique subsaharienne et ne bénéficient pas de la nationalité marocaine.
Parmi ces chrétiens, à en croire l’Association des chrétiens marocains (ACM), on compte ainsi entre 4 000 et 8 000 chrétiens marocains, pour la plupart amazighs et protestants.
Un rapport du département d’État américain précise qu’entre 1 000 et 3 000 chrétiens marocains assistent régulièrement aux messes dans les maisons
Persécutés dans leurs pays, ces derniers semblent avoir choisi la stratégie des « églises de maison » qui leur permettent de pratiquer clandestinement leur culte. Un rapport du département d’État américain précise qu’entre 1 000 et 3 000 chrétiens marocains assistent régulièrement aux messes dans les maisons. Interdits de la messe collective avec les chrétiens d’origine étrangère, ils espèrent ainsi fuir la stigmatisation dont ils font l’objet au sein de la société marocaine, majoritairement musulmane.
Au plan juridique, la loi réprime toute personne qui « utilise des incitations pour saper la foi » ou pour convertir un musulman à une autre religion, et prévoit des peines de six mois à trois ans de prison et une amende de 200 à 500 dirhams (220 à 550 euros).
Il est vrai qu’au Maroc, la conversion religieuse volontaire n’est pas un crime en vertu de la loi. Cependant, celle-ci autorise le gouvernement à expulser tout résident non citoyen considéré comme « une menace à l’ordre public ». Selon le rapport sur la liberté de culte dans le monde 2017, le gouvernement utilise malencontreusement cette clause pour expulser de nombreux étrangers soupçonnés de prosélytisme chrétien au Maroc. Sans compter le fait que les chrétiens marocains n’ont pas accès aux églises qui ont été construites durant le protectorat français.
À l’occasion de la visite du pape au Maroc, la Coordination des chrétiens marocains (CCM) a publié un communiqué dans lequel elle appelle les autorités marocaines à garantir : « la liberté de culte dans les églises, le droit au mariage chrétien ou civil, le droit au rituel des funérailles chrétiennes, la non-obligation pour nos enfants d’assister à l’enseignement de la religion musulmane obligatoire dans les écoles, ainsi que le droit de donner à nos enfants des prénoms du Livre ».
Lutte contre le radicalisme religieux
Le rapprochement entre le Maroc et le Vatican, sous le règne du roi Mohammed VI, se fait aussi au nom de la lutte contre le radicalisme religieux et l’extrémisme violent.
Après les déclarations de Mohammed VI, fin novembre 2016 à Madagascar, selon lesquelles il est le commandeur de « tous les croyants » (juifs, chrétiens et musulmans), le pape François a décidé de répondre à cette ouverture en essayant d’établir une alliance islamico-chrétienne avec le royaume chérifien.
Selon la déclaration de Rabat datant du 3 mai 2017, cette idée renvoie au « modèle andalou » qui prônait l’émancipation d’un musulman tolérant et civique. Encouragés par les propos du monarque à Madagascar, les chrétiens marocains ont décidé de créer une coordination des « églises à domicile », tolérées même si elles ne disposent pas des autorisations administratives.
Dans les médias et sur les réseaux sociaux, les chrétiens marocains commencent à se manifester pour défendre la liberté de conscience et leur droit de pratiquer leur culte.
Quant à la conversion des Marocains au christianisme, elle semble de moins en moins considérée comme une question taboue, notamment parmi les jeunes qui n’hésitent pas à relayer les témoignages poignants de certains leaders chrétiens marocains. Sans oublier, bien évidemment, l’engagement personnel du monarque dans la gestion du dossier des migrations, notamment à travers la régularisation des milliers de migrants subsahariens.
Historiquement, la question migratoire a toujours été un sujet prioritaire dans l’agenda de la papauté, comme en témoigne d’ailleurs le soutien de l’Église catholique aux migrants subsahariens à travers l’aide humanitaire conjuguée à la consolidation de la foi chrétienne.
À cet égard, on ne peut pas passer sous silence le travail académique de l’institut Al Mowafaqa qui offre une formation théologique chrétienne et œcuménique à Rabat, depuis 2013. Et malgré son rayonnement, il ne figure pas dans le programme de la visite du pape au Maroc.
À la place, le Vatican a choisi d’organiser une visite du chef de l’Église à l’institut Mohammed VI de la formation des imams, morchidines et morchidates. Le but étant de mettre en valeur, à titre symbolique, les efforts du monarque qui se dit pour « un islam tolérant à même de cohabiter avec les autres religions ».
Face à une cette tolérance affichée à l’égard des partisans du christianisme, le pouvoir mène une guerre sans merci contre les organisations salafistes djihadistes qui propagent l’idéologie wahhabite.
En même temps, le régime semble intransigeant envers l’association islamiste radicale al-Adl Wal Ihsane (justice et bienfaisance), dont certains responsables ont été arrêtés et plusieurs locaux fermés pour « propager » un islam politique radical et violent.
Impacté par le Printemps arabe qui a favorisé la montée des islamistes modérés du PJD, lesquels prêtent allégeance à la commanderie des croyants, la monarchie tend à renforcer sa stratégie nationale visant la restructuration du champ religieux, lancée en 2004, juste après les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca.
Dans un autre registre, les autorités tentent de promouvoir l’approche genre dans la politique religieuse de l’État, en intégrant, par exemple, les mourchidates (guides religieuses) dans le travail d’encadrement religieux au sein des mosquées.
Le monarque a même décidé de nommer Raja Naji Mekkaoui, une femme jurisconsulte, au poste d’ambassadrice au Vatican. Un geste hautement symbolique à l’égard de l’Église chrétienne appelée plus que jamais à opérer une modernisation des valeurs qui régissent la sphère ecclésiastique.
La question « éternelle » de Jérusalem
Parmi les directives adressées par le roi Hassan II à son premier ambassadeur au Vatican (entre 1997 et 2001), Abdelouahab Maâlmi, le roi soulignait l’importance du soutien de l’Église catholique au statut particulier de Jérusalem.
Dans un papier publié dans le magazine Zamane, en janvier 2019, l’ex-professeur des relations internationales explique le manque de dynamisme des relations diplomatiques entre le Maroc et le Vatican par l’absence d’une communauté catholique marocaine.
Les relations se sont ensuite détériorées entre le Maroc et le pontificat après le sommet d’Agadir en 2000, lorsque le rôle des autorités catholiques de Jérusalem a été réduit à celui de simples « observateurs » et non des partenaires privilégiés dans la question de la ville sainte.
Le rôle du royaume dans la question de Jérusalem a été considérablement réduit en raison d’un désengagement remarquable de la diplomatie marocaine
Dix ans après, la situation des chrétiens marocains ne s’est pas arrangée pour autant, surtout avec l’expulsion des chrétiens évangélistes pour prosélytisme dans le Moyen-Atlas en 2010.
Actuellement, le rôle du royaume dans la question de Jérusalem a été considérablement réduit en raison d’un désengagement remarquable de la diplomatie marocaine. Ce fut le cas notamment suite à la décision du président Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël.
Alors que le commandeur des croyants et le président du comité al-Qods s’est contenté d’un message d’indignation, le président Erdoğan, lui, s’est empressé de rencontrer le pape, le 5 février 2018, évoquant une alliance pour la protection de la ville sainte.
Malgré cela, le roi Mohammed VI tente de se repositionner au-devant du monde musulman sunnite, surtout après le discrédit qui a frappé le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. Un dialogue interreligieux semble être le mot d’ordre.
Face à la décision du Maroc de nommer une femme ambassadrice au Vatican, le pape paraît engagé à revivifier le rôle du Maroc sur la question de Jérusalem, même si ce point ne figure pas sur l’ordre du jour de la visite officielle du chef de l’Église. Celle-ci s’inscrit au point nommé dans la lignée de la visite, il y a de cela quelques jours, du roi Abdallah II de Jordanie au Maroc.
Plus qu’une simple coïncidence, me semble-t-il, la visite du souverain pontife s’inscrit probablement dans le cadre d’un pacte islamo-chrétien, soutenu par le commandeur des croyants et le tuteur des lieux saints de Jérusalem, visant à renforcer un leadership transreligieux à même de dissuader Israël, soutenu par les États-Unis, de poursuivre sa politique de judaïsation de la ville sainte.
Et pour cause. Cela pourrait attiser davantage les rivalités confessionnelles dans une région déjà déchirée par les guerres et l’instabilité politique. À ce propos, on pourrait rappeler la lettre du 10 janvier 2018 qu’avait adressée le pape au grand imam pour répondre à l’invitation reçue pour la conférence internationale d’al-Azhar en soutien à Jérusalem.
Dans ce message, le pape François invoquait une reprise du dialogue entre Israéliens et Palestiniens pour « une solution négociée, dont l’objectif est la coexistence pacifique de deux États à l’intérieur des frontières faisant l’objet d’un accord réciproque et internationalement reconnues ».
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