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Le Liban peut-il s’extraire du confessionnalisme ?

Ancré profondément autant dans les institutions que dans la vie quotidienne, le confessionnalisme politique est aujourd’hui plus que jamais décrié par une grande partie des Libanais
Pancarte représentant le président libanais Michel Aoun avec les mots « Partez » sur la place Riad el-Solh, dans le centre de la capitale Beyrouth, le 19 octobre 2019, à la suite de violents affrontements entre manifestants et forces de sécurité (AFP)

« Nous refusons le confessionnalisme et la politique du partage de gâteau », « Nous réclamons l’établissement d’un État civil, dans lequel tous les citoyens seront égaux », pouvait-on entendre à Saïda le 6 novembre dernier lors d’un rassemblement des étudiants pour protester contre le système en vigueur depuis la création du Liban.

L’abolition du confessionnalisme apparaît comme l’une des principales revendications véhiculées par les manifestations en cours depuis le 17 octobre. Déclenchées par l’imposition d’une taxe WhatsApp, les protestations d’origine économique et sociale ont vite pris de l’ampleur, pour se transformer en un rejet du système confessionnel qui régit le pays.

Des racines profondes

Dans une étude réalisée par le Lebanese Center for Policy Studies entre le 23 et le 26 octobre derniers sur la place Riad el-Solh et la place des Martyrs, hauts lieux de la contestation beyrouthine, l’abolition du confessionnalisme arrive en troisième position des revendications des manifestants derrière la nécessité de demander des comptes aux responsables et une meilleure représentation politique.

Le système confessionnel libanais trouve ses racines dans les Capitulations conclues entre l’Empire ottoman et les puissances européennes depuis le XVIe siècle, avant de se retrouver consacré de fait par la première Constitution libanaise, promulguée le 23 mai 1926.

Le président libanais Béchara el-Khoury, le prince héritier yéménite Seif al-Islam Abdallah, le président du Parlement libanais Sabri Hamadeh et le Premier ministre libanais Sami el-Solh (AFP)
Le président libanais Béchara el-Khoury, le prince héritier yéménite Seif al-Islam Abdallah, le président du Parlement libanais Sabri Hamadeh et le Premier ministre libanais Sami el-Solh (AFP)

En 1932, alors que le Liban se trouve encore sous le mandat français, les autorités françaises effectuent un recensement de la population basé sur l’appartenance religieuse. Le 13 mars 1936, le Haut-Commissariat français pour la Syrie et le Liban instaure par décret l’inscription de la réalité confessionnelle des communautés dans l’ordre juridique libanais, faisant office de loi.

Quand, en 1943, le pays obtient son indépendance, c’est un accord oral, le Pacte national, conclu entre les leaders maronite et sunnite, Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, qui entérine le confessionnalisme politique dans le pays.

Référence fondamentale de la vie politique libanaise, ce système établit une répartition du pouvoir à la mesure de la mosaïque communautaire qui compose le pays. Le président de la République doit être chrétien maronite, le Premier ministre un musulman sunnite, le chef du Parlement choisi dans les rangs de la communauté chiite. Les députés, eux, doivent être obligatoirement issus de la majorité religieuse de leur circonscription.

Terreau du clientélisme

Ce système, basé sur l’appartenance confessionnelle, favorise le népotisme, puisque les chefs politiques et religieux de ces communautés entretiennent leur clientèle parmi leurs électeurs via l’achat de voix lors des scrutins, l’offre de postes dans la fonction publique, l’accès aux écoles, à certains emplois et des passe-droits. Quant au statut personnel, du mariage à la succession, il est régi par les tribunaux confessionnels propres à chaque communauté.

« Tous les profiteurs de ce système, qui sont extrêmement nombreux [autorités religieuses, hommes politiques], bloquent toute velléité de réforme », relève Georges Corm, ancien ministre des Finances et auteur de nombreux ouvrages de référence sur l’histoire du Liban et de la région.

« Tous les profiteurs de ce système, qui sont extrêmement nombreux, bloquent toute velléité de réforme »

- Georges Corm, historien et ancien ministre des Finances

« Cela entraîne des surenchères communautaires et crée une atmosphère loin d’être propice à un développement harmonieux de la société libanaise », indique-t-il à Middle East Eye.

La guerre civile (1975-1990) ne permet pas d’en finir avec ce système. Bien au contraire. À la sortie de la guerre, l’alliance entre anciens chefs de guerre,  familles de la grande bourgeoisie et hommes d’affaires consacre la mainmise du confessionnalisme sur le pays.

Pourtant, l’accord de Taëf, signé en 1989 en Arabie saoudite, et sur lequel s’appuie la Constitution libanaise de 1990, édicte que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel ».

L’article 95 de la Constitution modifiée après Taëf propose ainsi la création d’un « comité national » chargé d’élaborer un  processus de transition pour sortir le pays du confessionnalisme politique ».

Durant cette période transitoire, « les communautés seront représentées équitablement dans la formation du gouvernement », tandis que « la règle de la représentation confessionnelle [sera] supprimée » pour être « remplacée par la spécialisation et la compétence […] », tout en assurant une répartition égale « entre les chrétiens et les musulmans sans réserver une quelconque fonction à une communauté déterminée ».

Une Constitution « civile et laïque » ?

Vingt-neuf ans après l’accord de Taëf, ces dispositions, pourtant ancrées dans la Constitution, n’ont toujours pas vu le jour, tandis que le confessionnalisme politique s’est enraciné plus profondément à tous les échelons de la société.

C’est l’avis notamment d’Antoine Messara, ancien membre du Conseil constitutionnel, qui explique que « la Constitution libanaise n’est pas confessionnelle », mais qu’elle a été « confessionnalisée à l’extrême par des ‘’politicards’’ qui, pour couvrir le clientélisme, parlaient de communautarisme ».

« Ces trente dernières années, on a confessionnalisé à outrance le système. C’est une imposture », lance-t-il.

Le président libanais Michel Aoun, chrétien maronite, le Premier ministre Saad Hariri, musulman sunnite, et le président du Parlement Nabih Berri, chiite, le 8 septembre 2017 Beyrouth (AFP)
Le président libanais Michel Aoun, chrétien maronite, le Premier ministre Saad Hariri, musulman sunnite, et le président du Parlement Nabih Berri, musulman chiite, le 8 septembre 2017 Beyrouth (AFP)

Pour ce fervent défenseur des textes, « la Constitution libanaise est civile et laïque, sauf dans quelques secteurs comme le statut personnel ».

« Il ne s’agit pas de la changer mais de l’appliquer car finalement, on est en train d’appliquer les règles de la discrimination positive [par rapport aux communautés confessionnelles] de la pire des manières pour couvrir le clientélisme alors que nous avons les meilleures conditions », martèle-t-il.

« La Constitution libanaise n’est pas confessionnelle, elle a été confessionnalisée à l’extrême par des ‘’politicards’’ qui, pour couvrir le clientélisme, parlaient de communautarisme »

- Antoine Messara, ancien membre du Conseil constitutionnel

La Constitution, le Pacte national et l’accord de Taëf sont, en effet, selon lui « un chef d’œuvre au niveau comparatif international, mais avec la pire application au monde ».

Pour lui, la cause est à rechercher dans la mauvaise gestion de l’État par les responsables politiques. « Le clientélisme s’est développé car l’administration, les services publics, ne sont pas fonctionnels. S’ils l’étaient, les ‘’zaïms’’ [chefs de communauté] n’auraient plus d’utilité », déclare-t-il à Middle East Eye.

C’est pourquoi, avant d’élaborer un plan de dépassement du confessionnalisme, comme le prône l’article 95, il faut d’abord selon lui « revenir à un gouvernement intègre et compétent qui incite à la confiance ».

Or, estime Antoine Messara, « la classe politique actuelle n’est pas capable de le faire en vue d’un changement réel ».

Les communautés se partagent l’économie

Selon Georges Corm, le clientélisme politique se base sur le « système de dépouille [mouhassassa] », c’est-à-dire que « chaque communauté s’approprie un secteur de l’économie, ce qui nuit au développement économique du pays ».

« Chez les sunnites », indique l’historien à Middle East Eye, « cette mainmise concerne de nombreuses institutions publiques centrales et essentielles, comme le Conseil de la reconstruction et du développement, par qui passent obligatoirement toutes les aides étrangères.

« Au niveau de la présidence du Conseil des ministres aussi, car [la communauté sunnite] détient la tutelle sur un nombre incroyable d’organismes publics, ainsi que sur le Conseil de la fonction publique, la Cour des comptes, etc. Il n’y a pas de redevabilité du Premier ministre, qui est devenu un dictateur depuis Taëf, alors que les prérogatives du président de la République ont été très réduites. »

Georges Corm ajoute que le même phénomène est de mise au Parlement, dont le président, les députés et les partis ont des domaines d’action très élargis, « rendant impossible toute transparence ».

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Le confessionnalisme politique verrouille aussi les institutions. La « démocratie consensuelle » – comme on l’appelle au Liban – qui en résulte nécessite que toutes les communautés soient d’accord, notamment au sein de l’exécutif, pour la plupart des questions importantes.

Le blocage politique actuel en est la dernière illustration. Théoriquement, le camp du 8-Mars (le Hezbollah et ses alliés) et le Courant patriotique libre (CPL, parti du président Michel Aoun et de son gendre, le ministre de Affaires étrangères Gebran Bassil), majoritaires au Parlement, pourraient désigner n’importe quelle personnalité sunnite au poste de Premier ministre. Mais celle-ci doit forcément bénéficier de la couverture de sa communauté (sunnite), sans quoi elle serait considérée comme illégitime.

Kamal Hamdane, directeur exécutif du Consultation & Research Institute, souligne que « cette association d’anciens chefs de guerre et de familles de la grande bourgeoisie a permis d’usurper l’argent public pour nourrir des liens de dépendance verticaux entre chaque leader et sa communauté ».

« Les chefs dépensent et distribuent l’argent public pour acheter la loyauté de la communauté, la consolider et l’utiliser dans les élections municipales ou parlementaires de façon à reproduire leur mainmise sur le pouvoir politique. On est aujourd’hui dans une situation où les ‘‘zaïms’’ interviennent à tous les niveaux de la fonction publique ».

Ce système a concentré les richesses dans les mains de quelques familles, alors que de plus en plus de Libanais vivent sous le seuil de pauvreté. Le chercheur rappelle les résultats de l’étude publiée en 2017 par le Laboratoire sur les inégalités mondiales, établissant que 1 % de la population libanaise capte 23 % du revenu national et détient 40 % des richesses.

L’emprise des chefs communautaires se relâche

Alors que la crise économique et financière au Liban laisse présager des jours encore plus sombres, les protestations en cours dans le pays pourraient prendre de l’ampleur dans la mesure où de nombreux Libanais pourraient tomber sous le seuil de pauvreté, d’autant plus que les leaders communautaires n’ont plus les moyens de les entretenir, explique Kamal Hamdane.

« Nous assistons à un processus d’effritement et de désengagement des couches communautaires qui leur fait prendre leurs distances de leurs leaders, c’est une chance historique »

- Kamal Hamdane, chercheur

« Les leaders ne bénéficient plus de l’afflux de devises de l’extérieur, les conférences internationales de pays bailleurs de fonds du type Paris I, II et III n’existent plus, les transferts de la diaspora se sont beaucoup réduits, ils n’ont plus les moyens de perpétrer la loyauté de leur communauté », avance-t-il.

« Nous assistons à un processus d’effritement et de désengagement des couches communautaires qui leur fait prendre leurs distances de leurs leaders, c’est une chance historique, c’est la première fois que l’on a l’impression que ce système est en train d’agonir », estime Kamal Hamdane.

Prenant l’exemple des jeunes, dont 50 000 se retrouvent chaque année sur le marché du travail (parmi eux, 35 000 diplômés) alors que l’économie ne crée plus assez d’emplois, Kamal Hamdane note que « certaines couches sociales qui étaient auparavant liées à leurs leaders confessionnels cherchent aujourd’hui leur intérêt – en matière d’emploi, d’éducation, de conditions de vie, etc. – de manière individuelle. »

Si une partie de la société libanaise semble prête à se débarrasser des habits communautaires, les modalités de sortie du confessionnalisme ou tout au moins de mise en place d’un système plus égalitaire et moins discriminatoire restent encore floues.

« Le système est mort mais pour l’instant, il n’y a personne pour l’enterrer », lance Kamal Hamdane.

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« Il faudrait commencer par investir dans les pistes proposées par Taëf, revenir aux articles 22 [qui recommande l’élection d’une « Chambre des députés sur une base nationale et non confessionnelle »] et 95 de la Constitution, ajuster la proportionnelle et penser à faire un découpage électoral plus intelligent et sans considération confessionnelle, même si bien sûr, d’autres schémas sont possibles », juge-t-il.

De son côté, Antoine Messarra estime que le système ne pourra changer que « si l’environnement arabe change ».

« Il faut réhabiliter les Libanais qui ont été soumis pendant trente ans à une domination sectaire, à une perte de la notion de l’État, avec des politiciens qui les ont clientélisés ; en cela, le réveil de la jeune génération est très positif et a besoin d’être soutenu », affirme-t-il.

« Tout système, comme dans le corps humain, a ses pathologies et ses thérapies, mais il n’est pas mauvais s’il est bien appliqué. »

La fin d’un statut personnel confessionnalisé ?

Selon Georges Corm, il est souhaitable que les trois présidences (de la République, du Conseil et du Parlement) tournent entre les communautés. « Car il y a une certaine injustice communautaire : vous avez un président de la chambre [Nabih Berri] qui a réussi à s’auto-proroger depuis 25 ans, vous avez la famille Hariri, père et fils, qui domine la présidence du Conseil aussi depuis 1992, il n’y a que pour les maronites que ça tourne davantage », observe-t-il.

Pour lui, « l’instauration d’un mariage civil », et plus largement d’un statut personnel dépourvu de tout confessionnalisme, constituerait déjà un premier pas. Jusqu’à présent, ce sont les autorités religieuses qui gèrent le statut personnel de leurs ouailles.

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Mohammed Nokkari, ancien directeur général de l’instance religieuse suprême sunnite, Dar el-Fatwa, et juge dans un tribunal islamique sunnite, souligne toutefois qu’« il ne faut pas confondre abolition du confessionnalisme et une laïcité qui abolirait les statuts personnels religieux ».

Si selon lui les autorités musulmanes, tant sunnites que chiites, soutiennent l’abolition du confessionnalisme politique, elles sont en revanche opposées à l’émergence d’un statut personnel civil.

« Ce qui pourrait être fait, c’est supprimer la mention religieuse des tribunaux, tout en conservant le statut personnel propre à chaque communauté et en y ajoutant des juges civils, pour que les époux puissent choisir quelle loi leur correspond », élabore-t-il.

Les autorités religieuses sont-elles prêtes à lâcher du lest sur ce point ? La levée de boucliers déclenchée en mars dernier contre la ministre de l’Intérieur Raya el-Hassan, qui s’était prononcée en faveur d’un mariage civil facultatif, laisse penser le contraire.

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