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« Nous sommes le déluge » : les artistes algériens prêtent leur voix au mouvement de protestation

Dans le pays ou en exil, les artistes ont créé une œuvre puissante reflétant une période historique de l’histoire de l'Algérie
Raja Meziane, photographiée ici avec le drapeau algérien, a touché une corde sensible avec Allô le système (Twitter)
Par Assia Labbas à Paris

Au bout de six semaines de protestations pacifiques en Algérie, le président Abdelaziz Bouteflika a démissionné, répondant ainsi à la première revendication des manifestants.

Nombre de ceux qui ont manifesté depuis le 22 février ont répété les paroles d’hymnes populaires tels que « Liberté » de Soolking ou partagé des images qui ont immortalisé l’esprit d’unité qui a animé la rue.

Des artistes, hommes et femmes, protestent également contre le système et pour leur pays à travers leur art. Middle East Eye dresse le portrait de sept artistes et de leurs œuvres, qui révèlent l’état d’esprit actuel en Algérie.

« La liberté, la liberté, la liberté, c’est d’abord dans nos cœurs. » Ces mots sont tagués sur les murs du pays et criés en chœur lors des manifestations, reflétant une unité nationale énergique. Ils sont extraits de « Liberté », une chanson du rappeur algérien Soolking. Publiée sur YouTube le 14 mars, trois semaines après le début des protestations contre le président Bouteflika et le système politique corrompu, elle a été visionnée plus de 44 millions de fois à ce jour.

La chanson a acquis une telle popularité auprès d’une population majoritairement jeune qu’elle est considérée comme un hymne de la révolution. Soolking (29 ans) était déjà célèbre en Algérie lorsqu’il a immortalisé avec sa musique et ses paroles douces l’esprit pacifiste d’un mouvement qui a été largement salué pour son pacifisme et sa capacité à éviter la violence.

Une jeune femme en sweat à capuche passe un appel sur un téléphone public barbouillé de graffitis dans un couloir sombre en pleine ville. C’est ainsi que commence le clip d’« Allô le système », la chanson de protestation percutante et directe de Raja Meziane (30 ans). « Cette idée d’appeler le système me hante », a confié l’artiste lors d’un entretien téléphonique avec MEE depuis Prague, où elle vit aujourd’hui.

« Je me demande toujours pourquoi notre peuple ne peut pas s’exprimer. » Dans son clip, visionné plus de 16 millions de fois, elle appelle le système – qu’elle décrit comme « une bande d’escrocs » – depuis un téléphone public, mais personne ne répond. Ses paroles sont puissantes (« Vous nous avez enterrés vivants et vous avez laissé les morts au pouvoir ») et son refrain reprend les revendications du peuple : « Nous voulons une république, une démocratie populaire, pas une monarchie. »

Connue pour son engagement politique, la chanteuse a dû quitter l’Algérie en 2015 à cause de la censure qui l’empêchait de travailler. Elle voulait soutenir les Algériens avec son « cri de colère » en musique plutôt qu’avec un discours. «Avec une chanson, il y a un travail artistique qui attire l’attention. Cela donne des frissons aux gens. »

« Libérez l’Algérie » est une chanson d’un collectif composé de plus de 40 artistes, dont les chanteuses Amine Chibane et Amel Zen, qui ont souhaité soutenir le mouvement populaire et la liberté d’expression. Ils l’ont publiée le 1er mars dans l’urgence pour participer aux protestations par le biais de la musique.

La chanson reflète ingénieusement le pays à travers l’usage de ses divers dialectes, symboles de ses communautés diverses mais unies. Et son message, « Libérez l’Algérie », est un appel historique repris dans la bataille que livre actuellement la population.

https://www.instagram.com/p/BujnbV_nN11/

Une danseuse effectue une arabesque au milieu d’une manifestation dans les rues d’Alger ; cette photo est rapidement devenue virale et a été partagée par des millions de personnes. Poetic Protest est une performance réalisée par la danseuse et mannequin Melissa Ziad et immortalisée par la photographe Rania G.

Prise le 1er mars, la photo a touché de nombreuses personnes dans le monde entier à travers la grâce du mouvement, l’idée implicite d’émancipation des jeunes et des femmes et la confiance du peuple dans sa victoire.

« Poetic Protest symbolise pour moi la poésie, la liberté et la légèreté, à l’image de cette posture verticale élancée », a déclaré la photographe à MEE. « Parce que j’espère que ce mouvement de protestation nous tirera tous vers le haut. »

Algérie Silmiyah

En raison d’une récente opération, MYA Mounia Lazali (42 ans), peintre professionnelle basée à Alger, est dans l’incapacité de défiler avec tout le monde lors des manifestations habituelles du vendredi. À la place, elle fait ce qu’elle fait toujours pour s’exprimer : elle peint. « Je voulais peindre cette énergie populaire », a-t-elle déclaré lors d’un entretien téléphonique. « Ainsi, lorsque vous regardez le tableau, vous ressentez ce que ça fait d’être dans la rue. » 

Son premier tableau s’intitule #silMYA (« pacifisme »), car ce mot est devenu un slogan et un hashtag de la révolution. C’est également un clin d’œil à son nom d’artiste. Lazali a peint deux autres œuvres dans le même période et les a partagées sur les réseaux sociaux.

Bien qu’elles soient déjà réservées par des collectionneurs privés, ce qui l’a émue, c’est la réaction des gens. « Ils ont dit qu’ils se reconnaissaient dans mes peintures, c’est vraiment gratifiant », a déclaré celle qui définit l’artiste comme le messager du peuple qui « condense les émotions, les canalise dans la beauté et la création, pour participer à l’écriture de l’histoire ».

Algerie protestation
Houari Bouchenak appartient au groupe artistique « Collective 220 » et prend des photos du mouvement de protestation (Houari Bouchenak)

Houari Bouchenak (37 ans), basé à Tlemcen, dans le nord-ouest de l’Algérie, ne manque pas la moindre manifestation. Avec son appareil photo, il capture les visages, les émotions et l’énergie de la foule. « C’est comme si notre histoire avait toujours été cachée ou transformée », a-t-il déclaré dans un entretien téléphonique. « C’est donc un moyen de laisser des traces et de manifester, à travers la photographie. » 

Algerie protestation
Des manifestants portent un drapeau algérien par-dessus leur tête lors d’une récente manifestation (Houari Bouchenak)

Ses images saisissent quelque chose d’éphémère en cette période de changement imprévisible dans le pays, comme l’illustre le pouvoir métaphorique de la photo ci-dessus : « Il y a le drapeau, la lumière, mais nous ne pouvons pas voir entièrement et les silhouettes des gens ne sont pas encore dans la lumière. Pour moi, cela représente l’optimisme des gens en cet instant et la période de transition floue que nous vivons et dont nous ne sommes pas encore sortis. »

Algerie protestation
L’une des caricatures satiriques de Saâd Benkhelif représentant le président Abdelaziz Bouteflika et le chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah

Lorsque Saâd Benkhelif a vu des gens défiler en tenant son dessin dans les rues, cela a réchauffé le cœur du dessinateur satirique. « Cela signifie que le message est passé », a déclaré l’homme de 37 ans, qui travaille pour le quotidien indépendant El Watan. Comme beaucoup, il était scandalisé par la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat. Dessiner était pour lui un besoin viscéral et militant. « C’est comme si mon stylo, ma feuille de papier m’appelaient », a-t-il déclaré à MEE par téléphone.

Il veut faire réfléchir les gens à travers la satire incisive et l’analyse que seule une caricature peut offrir. « Une image vaut mille mots », a-t-il rappelé. 

Par exemple, dans la caricature ci-dessus, le chef de l’armée semble sur le point de laisser tomber le président du haut d’une falaise, avec le numéro 102 inscrit sur la planche, en référence à l’article constitutionnel en vertu duquel Bouteflika pouvait se retirer en raison de son état de santé précaire. Ce qui apparaît implicitement, c’est que l’armée contrôle toujours les événements.

Des films récents tels que Les bienheureux (2017) de Sofia Djama ou En attendant les Hirondelles (2017) de Karim Moussaoui donnent un aperçu des peines, des traumatismes et des espoirs de l’Algérie. « Dans mon film, j’ai évoqué la difficulté de passer à autre chose », a déclaré Moussaoui (43 ans) lors d’un entretien téléphonique. « Aller vers une révolution intérieure pour qu’elle se matérialise par une révolution globale. » C’est ce qui se passe actuellement en Algérie. 

Cette image, dont l’auteur est inconnu, montre un cadre vide qui représente pour les manifestants le président malade. Au lieu d’un octogénaire dont l’heure est venue, c’est désormais la foule massive d’Algériens ordinaires qui a rempli le cadre.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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