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Fabien Truong : « La religion peut œuvrer comme une promesse de cohérence dans une vie discontinue »

En se concentrant sur « un islam d’en bas », le sociologue Fabien Truong emmène le lecteur au cœur de la banlieue, à la rencontre des « mauvais garçons » de la nation qui trouvent dans la religion un sens à une vie marquée par la délinquance
Un enfant passe au pied d'un immeuble, le 22 juillet 2002 dans la cité de la Grande-Borne à Grigny, en région parisienne (AFP)
Par Safa Bannani à PARIS, France

Dans son ouvrage basé sur un travail de terrain, Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais garçons » de la nation, le sociologue Fabien Truong se plonge dans la vie de cinq jeunes hommes de Grigny, commune de l’Essonne, en banlieue parisienne, où a grandi Amedy Coulibaly, auteur du meurtre d’une policière municipale à Montrouge et de l’attaque de l’Hyper Casher, les 8 et 9 janvier 2015. 

Le chercheur nous emmène au cœur de l’intimité de Tarik, Radouane, Hassan, Marley, Adama. On découvre leurs positions vis-à-vis de la violence, du quartier et de l’islam. À travers ces jeunes qui ont fréquenté Amedy Coulibaly, l’auteur essaie de décrypter le profil d’un « terroriste maison », dont il dresse dans l’ouvrage une « ethnographie post-mortem ». 

De ces deux années passées à Grigny, Fabien Truong apporte aussi un éclairage singulier sur les trajectoires de ces jeunes « assoiffés de religion ». Loin du sensationnalisme et des raccourcis, le sociologue analyse pour Middle East Eye ceux qui sont souvent perçus comme les « mauvais garçons » de la nation.

Middle East Eye : Dans l’introduction de votre livre, vous expliquez que vous avez « rencontré Allah par le bas ». Pouvez-vous expliquer ? 

Fabien Truong : Dans tous les débats actuels autour de l’islam, les discussions sont majoritairement idéologiques (« l’islam », c’est bien ou c’est dangereux ?) ou monolithiques (« l’islam », c’est comme ceci ou comme cela ?). Beaucoup d’arguments se fondent sur des ressentis personnels ou des perceptions très immédiates (d’où les nombreux débats sur les signes dits « ostensibles » de la religion en France). 

Ces débats sont hors sol : ils ne prennent pas en considération les croyances et les pratiques religieuses telle qu’elles sont concrètement vécues par des personnes qui sont loin de former un bloc hétérogène. Rencontrer l’islam par le bas, c’est prendre ce temps de l’écoute, de l’observation et de la compréhension, en enquêtant pendant plusieurs années. C’est aussi avoir rencontré la religion parce qu’elle est là et comme elle se montre, sans agenda préétabli.

MEE : Qu’entendez-vous par « loyautés radicales » et qui sont donc ces « mauvais garçons » de la nation ?

FT : Les « mauvais garçons », ce sont ces garçons de cités issus de l’immigration et des classes populaires qui passent par la case délinquance et dont on parle beaucoup sans d’ailleurs trop connaître leurs trajectoires, leurs projections, leurs contradictions intimes. 

Je me suis particulièrement intéressé au monde des garçons – minoritaires – qui restent coincés dans la délinquance, qui ont été durablement exposés à la violence et qui approchent de la trentaine. 

Des jeunes de la cité de la Grande-Borne à Grigny posent ensemble tandis qu'ils tournent avec une petite caméra un film retraçant une intervention de la BAC (Brigade Anti Criminalité) (AFP)
Des jeunes de la cité de la Grande-Borne à Grigny posent pendant le tournage d’un film retraçant une intervention de la BAC (Brigade anti-criminalité) (AFP)

S’ils évoluent clairement dans des marges sociales, ils sont très « français » et très « occidentaux » dans leurs aspirations et leurs désirs. Et ils sont pris, vis-à-vis de leurs proches et de leurs familles, par de puissants conflits de loyautés, oscillant entre vie clandestine et besoin de reconnaissance. La radicalité n’est pas dans la rupture de façade, mais dans toutes ces continuités et ces loyautés.

MEE : Dans votre livre, vous avez choisi d’apporter un nouvel éclairage sur la trajectoire d’Amedy Coulibaly. Pourquoi avoir souhaité le mettre sur un pied d’égalité avec les autres garçons qui font l’objet de votre enquête ? 

FT : Cela permet de rentrer dans un monde social et dans l’intime, de sortir du sensationnalisme que provoque, en soi, le geste de l’attentat. Ne pas vouloir comprendre est le piège que nous tendent les terroristes. 

En enquêtant auprès de ses proches et de personnes qui l’ont bien connu, on peut dessiner une image du « garçon d’avant », qui n’est pas exactement celle que véhiculent les coupures de presse. 

Ceci nous permet de comprendre que le guerrier qu’il est devenu a d’abord été fabriqué en France, mais aussi de voir tous les moments de bascule où un autre chemin aurait pu être pris, comme avec ses copains qui ont le même « profil » mais qui sont sortis de la violence et de la délinquance. Et notamment en s’engageant dans la religion.

MEE : Vous affirmez que la thématique de la violence terroriste n’a pas uniquement à voir avec l’islam et vous expliquez que la religion n’est pas toujours à blâmer dans la construction de « terroristes maison », c’est-à-dire ceux qui attaquent le pays dans lequel ils sont nés.  

FT : Daech [le groupe État islamique] ou les fondamentalistes islamistes proposent, plus que « la religion », ce que j’appelle un imaginaire politique flottant : une vision décontextualisée et politisée de l’islam qui permet de se projeter dans le fantasme d’un élan collectif et d’un monde meilleur. Et si ce type de discours a une prise sur certains « profils », c’est qu’il répond à des questions pratiques et donne du sens. 

Daech ou les fondamentalistes islamistes proposent, plus que « la religion », un imaginaire politique flottant : une vision décontextualisée et politisée de l’islam qui permet de se projeter dans le fantasme d’un élan collectif et d’un monde meilleur

Vous avez des garçons qui font face à la certitude d’être en bout de course et à une impasse biographique, qu’ils essaient d’anoblir par un soudain combat pour « la cause » tout en continuant à faire ce qu’ils savent faire et en usant de leurs compétences de guerriers, qui deviennent magiquement politisées. 

La religion arrive donc « après » : elle répond à des questions et des problèmes fabriqués par notre monde social. Il n’y a pas à « blâmer » ou pas « la religion » mais à comprendre quel est le socle concret sur lequel se base une certaine compréhension de l’islam.

Daech et les fondamentalistes disent à ces garçons « vous êtes de là-bas » pour cacher à quel point ils sont « d’ici » – et, pour le coup, dans ce qui ressemble à une impasse.

MEE : Vous avez été professeur dans plusieurs lycées de Seine-Saint-Denis et vous comparez le décrochage scolaire des « terroristes maison » à la réussite des terroristes éduqués au Moyen-Orient. Pourquoi une telle comparaison ? 

FT : Cette comparaison, à la fin du livre, a pour but de recontextualiser les choses. Les enquêtes montrent que les terroristes islamistes qui passent à l’acte sur leur propre sol en France et en Europe sont plutôt d’anciens réprouvés scolaires. Et que certains bons élèves plus jeunes, déçus par leur carrière scolaire par la suite, fantasment ce passage à l’acte sans avoir les moyens de le réaliser (c’est là que le départ sur zone, relativement aisé à une époque, a joué comme une porte de sortie). 

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Au Moyen Orient, en revanche, ce sont plutôt des diplômés – notamment en ingénierie –, bien plus politisés et n’ayant pas réussi à trouver un emploi, qui trouvent des raisons de commettre un attentat. 

L’imaginaire politique flottant ne répond pas aux mêmes problèmes et les compétences dont il faut disposer pour réussir son « coup » ne sont pas les mêmes en France ou au Moyen-Orient. Dans des sociétés sécurisées comme les nôtres, il faut des dispositions guerrières éprouvées qui ne se cultivent pas à seuls coups d’idéologie ou de prêches.

MEE : Comment interprétez-vous ce « désir d’islam » chez une frange des jeunes de France, notamment chez les jeunes garçons cités dans votre livre ?

FT : Ces garçons dont on parle ont de puissants désirs métaphysiques (la mort fait partie du quotidien et est un tabou), moraux (le sentiment d’être souillé et de devoir se laver est central), de ré-intellectualiser (la volonté de s’élever et de prendre de la distance), mais aussi esthétiques, altruistes, politiques (l’utopie d’un monde meilleur). 

La volonté d’avoir une image consistante de soi est aussi très importante et la religion peut œuvrer comme une promesse de cohérence dans une vie discontinue. Une certaine entrée dans la religion répond à toutes ces questions à sa manière : c’est très concret et on en suit, pas à pas, les détails dans le livre.

MEE : Vous écrivez : « La religion est sans conteste devenue une ressource morale qui a bien peu d’équivalent dans la vie sociale de beaucoup de jeunes, tout en devenant un stigmate vis-à-vis de l’extérieur. »

FT : Cette entrée est effectivement une ressource pour répondre à toutes ces problématiques. Et il y aurait bien d’autres canaux possibles que la seule religion, mais ce que montre le livre, c’est que très souvent, il ne reste plus que « la religion » car les rapports de socialisation entre les générations et la présence de l’État dans les quartiers se sont transformés depuis les 30 dernières années. 

« Beaucoup de jeunes s’accrochent donc à cette ressource [la religion] pour tenir et se construire » - Fabien Truong (AFP)
« Beaucoup de jeunes s’accrochent donc à cette ressource [la religion] pour tenir et se construire » – Fabien Truong (AFP)

Beaucoup de jeunes s’accrochent donc à cette ressource pour tenir et se construire alors que dans le même temps, elle est décriée de l’extérieur par des non-musulmans qui, dans le contexte actuel, ont peur. Cette situation, en soi, fabrique de la radicalité en tendant à figer des positions pourtant mouvantes. Et cela fait le lit des extrémistes de tous bords et de leurs imaginaires politiques flottants.

MEE : La banlieue est une notion omniprésente dans le débat politico-médiatique. Elle est souvent caricaturée voire stigmatisée. Pourquoi une telle « rupture » entre la France et sa banlieue ?  

FT : Il y a surtout une rupture entre les élites politiques et intellectuelles qui ont accès à la parole publique et le reste de la société. Ce que ces élites perçoivent majoritairement de « la banlieue » – qu’ils ne connaissent pas, ne fréquentent pas – cristallise les angoisses, la peur de l’incapacité politique et économique à donner une place aux plus déshérités dans notre société. 

La banlieue, c’est aussi le cœur de la France, car c’est le lieu de résidence d’une grande partie de sa jeunesse : c’est aussi son présent et son avenir 

C’est cette perception qui est en rupture avec ce que vivent les banlieusards et, de manière générale, les plus pauvres d’entre nous qui sont effectivement concentrés à la marge des grands centres urbains.  

Le long mouvement des Gilets jaunes ne dit pas autre chose. Ce discours de la rupture est un discours socialement situé. Il n’y a pas de rupture entre « la France » et « la banlieue » : celle-ci infuse le centre en permanence (il suffit de prendre les transports en commun ou la voiture pour le constater). 

Et la banlieue, c’est aussi le cœur de la France, car c’est le lieu de résidence d’une grande partie de sa jeunesse : c’est aussi son présent et son avenir. Mais ce sont aussi ses problèmes quand une partie de la population y est confinée et assignée. Il y a donc bien plus de continuités, de loyautés qu’on ne le dit d’« en haut ». Et c’est ce décalage entre le « haut » et le « bas » qui est, pour le coup, assez radical.

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