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Julie Leblanc : « L’immigration a longtemps été abordée d’un point de vue masculin »

L’universitaire restitue dans une thèse la mémoire des femmes âgées de l’immigration maghrébine, figures centrales des quartiers populaires, souvent représentés par le biais de l’islamisme et de la délinquance
Les immigrées les plus âgées qui se retrouvent seules « ont conscience que cette solitude ne cadre pas avec leur culture » (AFP/Remy Gabalda)
Les immigrées les plus âgées qui se retrouvent seules « ont conscience que cette solitude ne cadre pas avec leur culture » (AFP/Remy Gabalda)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

On connaît davantage les chibanis (hommes aux cheveux blancs en arabe dialectal) que les chibanias. Les premiers sont les travailleurs retraités de l’immigration et les secondes, très souvent leurs épouses, de vieilles femmes invisibles et cantonnées dans les quartiers où elles habitent. Elles ont accumulé au fil des années le poids de l’âge et des sacrifices.

Pour les besoins d’une thèse en cours de réalisation, Julie Leblanc, doctorante et chercheuse au Laboratoire d’anthropologie des enjeux contemporains (LADEC) de l’université Lumières Lyon 2, a analysé les raisons de cette invisibilité sociale en questionnant les pratiques des immigrées âgées dans l’espace urbain français.

« Jour de fiançailles » : photo extraite du travail de documentation « Les femmes des Minguettes - Vénissieux, une mémoire oubliée », mené par Julie Leblanc (avec l’aimable autorisation de Julie Leblanc)
« Jour de fiançailles » : photo extraite du travail de documentation « Les femmes des Minguettes - Vénissieux, une mémoire oubliée », mené par Julie Leblanc (avec l’aimable autorisation de Julie Leblanc)

Elle a commencé ses recherches en 2013, aux Minguettes, un quartier populaire à forte concentration immigrée situé à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon, avant de l’élargir quelques années après au centre-ville de Marseille, en se concentrant sur les trajectoires de femmes entre 60 et 80 ans, d’origine maghrébine, principalement algériennes, et pour quelques-unes, originaires d’Afrique de l’Ouest.

Aux Minguettes, une association, « Bien vivre pour vieillir », qui venait en aide aux aînés, lui a notamment permis de mener des entretiens avec les habitantes, à leurs domiciles, dans les maisons de quartiers et à la mosquée.

Julie Leblanc a également initié avec les centres sociaux et deux artistes, Bénédicte Bailly, photographe, et Julie Martin-Cabétich, plasticienne, des ateliers pour amener les femmes âgées à raconter, avec l’aide de photos personnelles ou de la municipalité, leurs souvenirs dans le quartier.

Le but pour la sociologue est d’expliquer le parcours des interviewées et leur ancrage dans leur environnement. Elle a remarqué par exemple à quel point les femmes âgées de l’immigration continuent à jouer un rôle familial majeur en tant qu’aidantes.

Pour beaucoup, estime Julie Leblanc, la vieillesse commence au moment où elles sentent que leurs proches n’ont plus besoin d’elles.

 Middle East Eye : Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour les femmes âgées de l’immigration maghrébine en France ?

Julie Leblanc : Mon double parcours infirmier et anthropologique m’a amenée sur mon premier terrain de recherche, aux Minguettes, avec un projet de centre de santé associatif qui a finalement ouvert ses portes un peu plus loin, à Vaulx-en-Velin.

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Les vieilles personnes issues de l’immigration faisaient partie du public qui était amené à fréquenter le centre. En les côtoyant, j’ai fait la connaissance des femmes, une catégorie de la population immigrée âgée dont on parle peu.

À la place, les problématiques des hommes, notamment des chibanis se trouvant dans les foyers, sont plus souvent mises en avant. Des études existent, comme celle de Fatima Ait Ben Lmadani sur les familles marocaines, mais le sujet reste encore peu analysé.

MEE : Vous soulignez dans votre thèse que ces femmes sont invisibles. Pourquoi si peu d’intérêt a-t-il été accordé à leur trajectoire d’immigrées ?

JL : L’immigration a longtemps été abordée du point de vue masculin. Elle était liée au travail, à l’idée du retour dans le pays natal une fois la retraite arrivée. Ce double impératif a complètement occulté la condition et le vieillissement des femmes immigrées.

MEE : Le regroupement familial est souvent perçu comme l’événement qui a lancé les femmes sur le chemin de l’immigration. Est-ce vraiment le cas ?

JL : Beaucoup de femmes, notamment des Algériennes, étaient présentes en France bien avant le regroupement familial qui a commencé en 1976.

Nous avons tendance à parler de la féminisation récente de l’immigration maghrébine alors qu’elle a commencé il y a longtemps, dans les années 1950

J’ai personnellement suivi le parcours de 38 femmes âgées, aux Minguettes, à Vénissieux et à Marseille, algériennes, tunisiennes, marocaines, mais également sénégalaises. La moitié est arrivée avant le regroupement familial et même avant la fin de la guerre d’Algérie.

Nous avons tendance à parler de la féminisation récente de l’immigration maghrébine alors qu’elle a commencé il y a longtemps, dans les années 1950.

MEE : Comment ces femmes ont-elles vécu leur arrivée en France ?

JL : Elles sont arrivées en ordre dispersé. Contrairement aux croyances, la plupart ont suivi leurs conjoints juste après le mariage et ne sont pas venues plus tard avec les enfants.

Leur vécu en France est assez différent. Celles qui travaillaient dans le pays d’origine se sont senties déclassées après s’être retrouvées mères de famille au foyer.

Pour d’autres, le mariage, même s’il était arrangé par les familles, était perçu comme un moyen de s’autonomiser, de voyager et de créer une nouvelle vie.

Des retraités maghrébins participent à une manifestation devant la préfecture de Marseille, le 15 décembre 2005, pour demander la restauration de leurs aides sociales (AFP/Anne-Christine Poujoulat)
Des retraités maghrébins participent à une manifestation devant la préfecture de Marseille, le 15 décembre 2005, pour demander la restauration de leurs aides sociales (AFP/Anne-Christine Poujoulat)

Des femmes sont également arrivées seules. C’est le cas de Marocaines qui travaillaient comme domestiques dans des familles françaises et qui les ont suivies en France, mais aussi de certaines femmes dont le départ a coïncidé avec la rupture d’une relation conjugale, à cause d’un veuvage ou d’un divorce.

Depuis quelques années, des femmes plus âgées viennent en France pour rejoindre leurs enfants.

MEE : Avec le temps, quel regard portent-elles sur leur vie en tant qu’immigrées ?

JL : Au cours de ma thèse, j’ai beaucoup travaillé sur les photos d’archives afin de mettre en récit l’histoire des femmes que j’ai interviewées.

La plupart ont ressorti leurs albums photos, avec des images d’elles jeunes. Certaines, qui ont beaucoup aimé leurs maris, vivent le veuvage comme une épreuve très difficile malgré les années qui passent.

Au moment du veuvage, certaines entrent dans une période d’autonomie, avec l’apprentissage du français notamment, et la gestion des affaires extérieures au foyer qui étaient avant dévolues aux maris

Pour d’autres, le passé est plus douloureux, avec des souvenirs de violences dans le foyer, même si cette violence est représentative de la population générale en France et de leur génération.

En observant les photos des femmes de l’immigration maghrébine, on remarque aussi que beaucoup étaient urbaines. C’était d’ailleurs une stratégie matrimoniale des hommes, qui faisaient le choix de conjointes qui parlent le français, avec les codes de la société d’accueil et capables de se débrouiller plus facilement.

MEE : Beaucoup, d’ailleurs, sans avoir un emploi salarié, travaillaient quand même après leur arrivée en France…

JL : Oui, très souvent, elles avaient une activité rémunérée, à domicile, comme la couture, la pâtisserie, la garde d’enfants, ou assuraient des services de traiteur.

Mais ce travail n’était pas reconnu. Les concernées elles-mêmes parfois souscrivent au stéréotype de l’emploi salarié et n’ont jamais pensé qu’elles travaillaient vraiment.

MEE : Que sont-elles devenues ?

JL : Avec le temps, ces femmes sont devenues les habitantes de leurs quartiers, où leur présence est ambivalente. L’âge avançant, elles sont dans leurs domiciles et, en même temps, sur les marchés, dans les centres sociaux et se retrouvent entre elles dans les parcs et les galeries marchandes.

Au moment du veuvage, certaines entrent dans une période d’autonomie, avec l’apprentissage du français notamment, et la gestion des affaires extérieures au foyer qui étaient avant dévolues aux maris. Les enfants qui les emmènent en vacances ou en voyage contribuent aussi à leur prise d’autonomie. 

MEE : Quels liens gardent les immigrées maghrébines avec leurs pays d’origine après avoir passé une grande partie de leur vie en France ?

JL : Ce lien varie d’une femme à l’autre, d’une histoire à l’autre. Je pense notamment à la guerre d’Algérie. Selon qu’elles soient femmes de harkis [supplétifs de l’armée française] ou de militants indépendantistes, leur rapport à l’Algérie est différent.

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Par ailleurs, j’ai pu observer qu’après des années de vie en France, les femmes que j’ai interviewées s’identifient surtout à leur quartier. Elles ont des attaches locales plutôt que nationales, avec la France ou avec leur pays d’origine.

Les femmes algériennes avec lesquelles je me suis entretenue, principalement, ne prévoient pas de retourner vivre en Algérie parce que c’est en France qu’elles ont leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs habitudes.

Aux Minguettes, certaines vivent dans les mêmes appartements depuis leur construction en 1969. Ce sont les plus anciennes habitantes du quartier.

MEE : De quel genre de prise en charge bénéficient les plus âgées ?

JL : Malgré l’idée que les Maghrébins sont plus familialistes, en comparaison avec les familles françaises plutôt réputées individualistes, les femmes âgées que j’ai rencontrées vivent très souvent seules dans leurs appartements avec des aides à domicile.

Cette situation leur inspire des sentiments ambivalents. D’un côté, elles ont l’impression d’être aux normes de la société, se justifiant par le fait que des Françaises âgées comme elles vivent aussi seules.

Malgré l’idée que les Maghrébins sont plus familialistes, en comparaison avec les familles françaises plutôt réputées individualistes, les femmes âgées que j’ai rencontrées vivent très souvent seules dans leurs appartements avec des aides à domicile

Mais d’un autre côté, elles ont conscience que cette solitude ne cadre pas avec leur culture. Les femmes en situation de rupture familiale et qui ont peu de ressources sont très fragilisées. Il arrive aussi que certaines deviennent des aidantes lorsqu’elles doivent héberger un de leurs enfants adultes célibataire ou divorcé, garder des petits-enfants et s’occuper du mari malade.

D’ailleurs, pour beaucoup, le passage à la vieillesse intervient au moment où elles ressentent que leurs familles n’ont plus besoin d’elles.

MEE : Des solidarités s’organisent-elles dans les quartiers pour apporter de l’aide aux plus seules, aux plus fragiles ?

JL : J’ai commencé mon travail de recherche par le biais d’une association qui, justement, voulait rompre l’isolement des femmes âgées aux Minguettes.

Les centres sociaux dans les quartiers peuvent être aussi des espaces de solidarité pour les femmes âgées. Sans compter le rôle des voisins, toujours prêts à rendre des services.

Il est à noter cependant que les femmes âgées qui ont pu tisser des liens très forts dans les quartiers lorsqu’elles étaient plus jeunes, en emmenant leurs enfants à l’école par exemple, perdent avec le temps le fil de leurs relations.

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