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Khadija Mohsen-Finan : « Le dissident s’expose sans stratégie de conquête du pouvoir »

La politologue spécialiste du Maghreb analyse l’évolution de la dissidence au Maghreb depuis l’indépendance, une histoire méconnue
Nasser Zefzafi, leader du hirak au Maroc, a été arrêté en mai 2017 et condamné en juin 2018 à vingt ans de prison (Reuters)
Par Yousra Gouja à PARIS, France

Face aux États autoritaires nés après les indépendances au Maghreb, des hommes et des femmes se sont toujours levés. Des militants ont combattu au sein d’organisations nationales de droits de l’homme, en faveur de revendications culturelles telles que la pratique de la langue berbère, de la liberté d’expression ou de respect des droits des travailleurs. 

Ces histoires méconnues du Maghreb ont longtemps été mises sous silence. À l’occasion de la sortie du livre Les dissidents du Maghreb, Khadija Mohsen-Finan politologue, spécialiste du Maghreb, et Pierre Vermeren, historien, proposent une analyse des soulèvements au Maghreb par le prisme des dissidents.

MEE : Comment se nomment les dissidents ? Comment se reconnaissent-ils dans la dissidence ? Ont-ils une seule cible ?

Khadija Mohsen-Finan : Lors de nos entretiens avec ceux en qui nous avons vu des dissidents, nos interlocuteurs nous précisaient que ce sont bien les régimes politiques autoritaires qui ont fait d’eux des dissidents. En effet, il n’y a pas de dissidents dans les démocraties, il n’y a que des intellectuels critiques, des penseurs qui peuvent être qualifiés de radicaux. Ailleurs, c’est le pouvoir qui les érige en dissident, en les mettant à l’index et en leur infligeant un traitement particulier.

Mais les dissidents ne sont pas un groupe homogène, une catégorie dans laquelle ils se reconnaissent aisément. Ce sont des parcours individuels d’homme et de femmes qui sont dans le refus d’une gouvernance politique. Ils peuvent se retrouver dans un mouvement, une structure, comme ils peuvent agir de manière individuelle. 

Les pouvoirs les désignent comme des irréductibles, des agités, des fous ou plus grave encore, comme des ennemis et des traîtres que la société se doit d’isoler 

Ils ont néanmoins des points communs, et peuvent s’apparenter aux opposants puisqu’ils espèrent vivre ou participer à la vie politique de leur pays dans un autre cadre politique. Le dissident dont nous parlons entend exercer sa liberté d’agir, de penser, de croire ou ne pas croire, sans se voir imposer des règles et des normes.

Les acteurs de la dissidence tiennent tête à des pouvoirs autoritaires en refusant, notamment, de valider le consensus politique affiché par les États qui se targuent de gouverner une nation unie autour de leur politique, de leur projet, de leur trône… 

MEE : Un militant peut-il devenir dissident et inversement ?

KMF : Votre question renvoie à la différence qui peut exister entre un opposant et un dissident. Les deux mettent à l’index les promesses non tenues par les classes dirigeantes, que ce soit en matière de démocratie ou au plan des libertés publiques et individuelles. Les deux dénoncent les échecs des pouvoirs à développer et à moderniser les pays qu’ils gouvernent. 

Mais à la différence de l’opposant, le dissident déconstruit les modèles et s’expose sans calcul, sans stratégie de conquête du pouvoir. Tout au moins, son ambition première n’est pas de prendre la place de ceux qui gouvernent. C’est en ce sens qu’il est difficilement classable et que face à lui, les pouvoirs paraissent souvent démunis, l’arsenal coercitif dont ils disposent face à l’opposant étant inopérant vis-à-vis du dissident. 

À cela s’ajoute le fait que l’opposant milite dans le cadre d’un parti, c’est un militant qui est tenu de respecter scrupuleusement la ligne de ce parti, au moment où le dissident paraît plus rebelle à la discipline et aux ordres donnés par un quelconque supérieur hiérarchique. Mais il est vrai que le militant peut aller vers la dissidence, lorsqu’il décide d’aller vers d’autres horizons politiques. Inversement, le dissident peut être rattrapé par le militant s’il cherche à se substituer au pouvoir en place.

MEE : Comment le dissident fait-il face à la solitude ?

KMF : Il est vrai que le dissident se trouve souvent isolé, en dehors des structures politiques, en marge de la vie sociale. Les dissidents du Maghreb le sont d’autant plus que dans cette région, la dissidence n’a jamais été nommée en tant que telle car la dissidence a surtout été pensée pour le monde communiste. 

Il paraît presque incongru de parler de dissidents arabes ou maghrébins. En effet, les États de cette zone ont presque tous été des alliés de l’Occident pendant la guerre froide, puis plus tard dans la guerre déclarée par George W. Bush contre le terrorisme. De ce fait, les dissidents maghrébins se trouvent isolés. Ils ont peu d’amis, n’ont pas d’alliés. Ils sont ignorés par ceux qui refusent de voir en eux des hommes et des femmes ayant l’ambition de changer les choses. 

Le président Jacques Chirac accueille son homologue tunisien Zine el-Abidine Ben Ali à son arrivée, le 20 octobre 1997 à l’aéroport d'Orly (AFP)

Il ne faut pas oublier qu’ils présentent des caractéristiques communes avec les dissidents des pays de l’Est dans la mesure où ils ont sont confrontés à l’interdiction de s’exprimer librement, de se réunir, de débattre en public. Ils doivent affronter la surveillance policière, les humiliations, la diffamation. Les méthodes répressives exercées contre eux sont nombreuses. Les pouvoirs les désignent comme des irréductibles, des agités, des fous ou plus grave encore, comme des ennemis et des traîtres que la société se doit d’isoler. 

Un véritable cercle de feu est fait autour d’eux, le pouvoir dissuadant quiconque de leur octroyer du travail, de les publier, de les soigner s’ils sont malades. Cet ostracisme peut également être étendu à la famille de ces dissidents, contraignant ces hommes et ces femmes à l’exil.

MEE : Vous analysez la dissidence en ligne : est-elle le seul moyen d’expression pour les jeunes ?

KMF : Elle ne constitue pas le seul moyen d’expression ou de contestation, mais elle est intéressante car elle a pu, d’une certaine manière échapper au contrôle des États autoritaires. Par exemple, en Tunisie, lorsque Ben Ali referme le système à partir de 1989, revenant aux vieilles méthodes autoritaires, il contrôle médias et espaces publics. 

Mais vis-à-vis d’internet, son attitude est ambivalente. Il développe en effet le réseau internet pour faire de son pays un pôle régional dans la nouvelle économie, tout en se méfiant des échanges sur internet, susceptibles d’être déstabilisants pour son régime. Il met alors en place une cyberpolice musclée, qui ne décourage pas les cyberactivistes. 

Malgré les coupures d’internet et des réseaux de téléphonie mobile, la protestation en ligne s’organise

Ces derniers profitent même de cette ambivalence pour créer de multiples sites, journaux en lignes et blogs. Ils utilisent également beaucoup Facebook pour véhiculer une contestation acerbe qui s’exprime sous pseudonyme. Dans ce conflit d’un type nouveau qui s’engage entre une partie de la jeunesse et le pouvoir, ce dernier n’a pas vraiment prise sur les échanges qui circulent sur le Net.

Dans les années 2000, activistes, étudiants et exilés s’emparent de l’outil internet en transgressant les espaces autorisés. Le conflit est violent, certains blogueurs sont envoyés en prison car jugés subversifs. Malgré les coupures d’internet et des réseaux de téléphonie mobile, de même que l’arrestation de certains cyberactivistes, la protestation en ligne s’organise et prouve son efficacité durant le moment révolutionnaire, même si ce n’est ni Facebook ni les blogs qui ont fait la révolution, elle s’est faite dans la rue, là où se sont rassemblés les Tunisiens qui étaient déterminés à en découdre avec les méthodes de gouvernance de Ben Ali.

MEE : Vous évoquez des dissidences à caractère identitaire, quel lien faites-vous entre identité et contestation ?

KMF : Que ce soit dans le M’zab, en Kabylie, dans le Rif au Maroc ou encore dans certaines régions tunisiennes, les revendications et la contestation portent sur des injustices à caractère social et des violences subies par des populations marginalisées. 

Dans ces régions, traditionnellement défiantes envers l’État, les revendications socio-économiques et démocratiques se mêlent aux revendications culturelles et aux identités mises en avant par ces populations. Face à cela, le pouvoir réprime, concède quelquefois pour faire baisser la tension. Mais il tribalise également et dénonce la plupart du temps la main de l’étranger dans le soulèvement.

MEE : Existe-t-il des dissidents au sein des gouvernements ?

KMF : Bien sûr, il est arrivé que d’anciens dissidents aient été appelés à occuper des fonctions ministérielles, notamment lorsque le pouvoir décide d’ouvrir ou d’entrouvrir le système politique en intégrant d’anciens « récalcitrants ». 

Ce fut le cas au Maroc durant les années 1990 à la faveur de l’alternance décidée par Hassan II. Ce fut également le cas en Tunisie après la révolution. Par exemple Aziz Krichen, un ancien responsable du groupe Perspectives est devenu ministre conseiller du président Moncef Marzouki. Auparavant, Ben Ali avait également confié des ministères à des cadres de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH).

MEE : Le cheikh Yassine incarne-t-il la dissidence religieuse ?

KMF : La dissidence religieuse est effectivement très importante. Elle existe d’abord au sein même de l’islam, avec les chiites et les kharijites, les premiers constituant les partisans de l’imam Ali et les seconds se situent en dehors, ou en marge de l’orthodoxie religieuse, même s’ils se considèrent eux-mêmes comme les véritables tenants de cette orthodoxie.

Mais il y a aussi la dissidence qui se fait au nom de l’islam, contre les pouvoirs considérés comme impies. Dans l’ouvrage, nous nous arrêtons sur le cas de Abdessalam Yassine, un soufi marocain qui, au milieu des années 1970 entre en dissidence avec Hassan II en lui faisant parvenir une lettre ouverte de 114 pages, par laquelle il lui précise bien qu’une malédiction divine le frappera s’il ne venait pas à écouter son avertissement. 

Abdessalam Yassine, soufi marocain, entre en dissidence avec Hassan II au milieu des années 1970 (AFP)

Ce qui est intéressant dans ce cas de figure que nous développons c’est que le cheikh met en avant son origine chérifienne en tant que descendant idrisside du prophète. Il se place donc en concurrent du roi du Maroc. Cette posture est déjà subversive, avant même de considérer le contenu de la missive. Yassine s’adresse à Hassan II qui selon lui désobéit à Dieu, tyrannise son peuple et le ruine. Il qualifie aussi la société marocaine de pré-islamique faute de guidance religieuse convenable. Il invite le roi au repentir.

Cette forme de dissidence est inédite dans le contexte marocain de l’époque, même si en réalité, elle s’inscrit dans une tradition ancienne. Hassan II n’y répond pas verbalement, mais fait enfermer le cheikh dans un hôpital psychiatrique suite à une grève de la faim qu’il poursuit durant cinq mois mois.

En dehors de ce cas emblématique, il y a bien sûr la dissidence islamiste, observable dans la région dès la fin des années 1970, en Tunisie d’abord, dans les autres pays ensuite. Les islamistes tiennent toujours tête aux pouvoirs, ce sont eux qui ont payé le plus lourd tribut. 

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