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EXCLUSIF : L’UE en pourparlers avec l’Égypte et d’autre États de la région concernant le partage de données entre polices

Les projets d’accord pourraient autoriser le partage d’informations liées aux croyances politiques et religieuses, à la vie sexuelle et à l’appartenance syndicale de suspects, mais uniquement lorsqu’un tel partage est « strictement nécessaire »
La police antiémeute égyptienne monte la garde devant la Direction de la sécurité au Caire, en février 2016 (Reuters)

Les responsables de l’Union européenne (UE) ont entamé des discussions avec leurs homologues du Moyen-Orient, notamment l’Égypte et la Turquie, au sujet d’accords de partage de données qui permettraient à Europol (l’office européen de police) d’échanger les informations personnelles de suspects avec les autorités locales.

Dans certaines circonstances, ces accords permettraient le transfert de données concernant la race et l’origine ethnique, les opinions politiques et religieuses, l’appartenance syndicale, des informations générales ainsi que des informations relatives à la santé et à la vie sexuelle des individus.

L’UE est l’instigatrice de ces accords dans le cadre des efforts qu’elle mène pour renforcer la lutte policière contre le terrorisme sur le continent malgré les inquiétudes soulevées par le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) au sujet du bilan de ces pays en matière de droits de l’homme.

Depuis le début de l’année, l’Égypte a exécuté un certain nombre de prisonniers condamnés dans des affaires pour lesquelles plusieurs d’entre eux affirmaient avoir avoué sous la torture.

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Des centaines d’autres ont été condamnés à mort dans le cadre de ce que l’ONG contre la peine de mort Reprieve a qualifié de « véritable crise des droits de l’homme » depuis que le président Abdel Fattah al-Sissi s’est emparé du pouvoir en 2013.

Les autres pays avec lesquels l’UE cherche à entériner des accords de partage de données sont Israël, l’Algérie, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Tunisie et la Turquie.

Un porte-parole de la Commission européenne, l’instance dirigeante européenne qui mène les discussions, a déclaré à Middle East Eye que les négociateurs avaient tenu une première série de négociations avec la Turquie à Bruxelles en novembre dernier.

Le porte-parole a indiqué que la Commission avait également tenu une réunion avec des représentants de l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc et la Tunisie le 3 décembre pour « discuter des opportunités de coopération entre Europol et les polices de ces pays ».

Maya Foa, directrice de Reprieve, a confié à MEE que l’ONG était « terriblement inquiète à l’idée que l’UE cherche à resserrer ses liens avec les agences de sécurité égyptiennes, lesquelles sont mises en cause dans des affaires d’abus à grande échelle, notamment des actes de torture et des centaines de peines de mort dans des procès de masse. »

« L’UE devrait demander à Sissi de mettre un terme aux horribles violations des droits de l’homme qui ont conduit à ce nombre élevé de condamnations à mort et à s’assurer que le partage de données ne rende pas l’UE complice de la brutalité du régime égyptien. »

Des pays « violant les droits fondamentaux »

La Commission souhaite que ces arrangements en matière de partage d’informations soient conclus avec ces huit pays dans le cadre d’une série de mesures de lutte contre le terrorisme dévoilées en octobre 2017.

Le Conseil européen, qui est composé des dirigeants des 28 États membres, et le Parlement européen ont approuvé les négociations, bien que ce dernier ait également fait part de ses inquiétudes concernant le bilan de l’Égypte en matière de droits de l’homme dans une résolution adoptée l’an dernier.

Les deux organes soulignent que tout accord définitif devra être subordonné à la mise en conformité de la législation de ces pays en matière de protection des données avec les normes de l’UE et à la mise en œuvre de garanties visant à assurer le respect des droits de l’homme.

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La commission des libertés civiles du Parlement a déclaré qu’une analyse d’impact approfondie devait encore être effectuée pour évaluer les risques que présentent les accords envisagés et que le Parlement devait donner son accord avant la signature de tout accord définitif.

Dans un avis publié l’année dernière, le Contrôleur européen de la protection des données estimait en outre que des garanties supplémentaires étaient nécessaires pour garantir que les transferts de données ne violent pas les engagements en matière de droits de l’homme.

Il recommandait également d’inclure dans tout accord des garanties sur le fait que les transferts de données d’Europol ne seraient pas utilisés dans les affaires conduisant à une condamnation à la peine de mort, soulignant que, parmi les huit pays, seul Israël avait aboli la peine de mort.

« Le CEPD fait observer que certains des pays tiers pour lesquels une coopération avec Europol est envisagée ont violé ces droits fondamentaux », indique le document.

« Le Comité des Nations unies contre la torture a relevé de graves manquements dans certains de ces pays en ce qui concerne des cas signalés de torture et de mauvais traitements, les conditions des lieux de détention, l’utilisation de preuves obtenues sous la contrainte, l’absence de garanties fondamentales pour les détenus et les conditions de vie dans les camps de réfugiés. »

Lorsque cela est « strictement nécessaire »

Les directives adressées par la Commission à ses négociateurs en vue de futurs accords de partage de données avec chacun des pays stipulent que les accords devraient faciliter « la coopération mutuelle en matière de prévention et de lutte contre les formes graves de criminalité transnationale et le terrorisme », mais également « [offrir] des garanties suffisantes au regard de la protection de la vie privée et des libertés et des droits fondamentaux des personnes ».

Cependant, elles semblent aussi laisser la porte ouverte à l’échange de données à caractère personnel relatives aux convictions politiques et religieuses, voire des précisions sur la vie sexuelle d’un suspect, dans les cas où le partage de ces données est jugé « nécessaire et proportionné ».

« Il est inquiétant de voir des pays qui pratiquent et prêchent la démocratie défendre une dictature qui viole clairement les droits de l’homme et la liberté d’expression » - Ibrahim Halawa

« Il est inquiétant de voir des pays qui pratiquent et prêchent la démocratie défendre une dictature qui viole clairement les droits de l’homme et la liberté d’expression »

- Ibrahim Halawa

« Le transfert, par Europol, de données à caractère personnel qui révèlent l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale, de données génétiques et de données relatives à la santé ou à la vie sexuelle d’une personne sera interdit, à moins que cela ne soit strictement nécessaire et proportionné dans des cas particuliers pour prévenir les infractions pénales visées dans l’accord ou lutter contre celles-ci et sous réserve de garanties appropriées », précisent les directives. 

Ibrahim Halawa, un citoyen irlandais arrêté en Égypte à l’âge de 17 ans en 2013 et emprisonné pendant plus de quatre ans, a déclaré à MEE que le partage potentiel de données entre les forces de police européennes et égyptiennes était alarmant.

« Il est inquiétant de voir des pays qui pratiquent et prêchent la démocratie défendre une dictature qui viole clairement les droits de l’homme et la liberté d’expression », a déclaré Halawa, qui a été arrêté lors du raid, par les forces de sécurité égyptiennes, d’une mosquée au Caire où des manifestants antigouvernementaux avaient cherché refuge.

Il a été jugé avec des centaines d’autres personnes risquant une condamnation à mort, mais a finalement été acquitté.

« C’est inquiétant pour les Égyptiens vivant à l’étranger et pour les ressortissants de tous les pays du Moyen-Orient. Ils disent aux gens qu’ils ne sont pas en sécurité car [ils] pourr[aient] transmettre vos données à des dictateurs et à des meurtriers dans d’autres pays.

« Si vous regardez ce qu’est une exécution, il ne s’agit pas seulement d’une personne qui tue une autre personne. Cela implique également ceux qui la permettent. »

Dans une résolution adoptée l’année dernière, le Parlement européen exprimait « la préoccupation relative aux procès de masse dans les tribunaux égyptiens, et au grand nombre de condamnations à mort et de peines de prison lourdes prononcées. »

Il appelait en outre les États membres de l’UE à mettre un terme aux « exportations vers l’Égypte de technologies de surveillance et d’équipements de sécurité susceptibles de faciliter les attaques visant des défenseurs des droits de l’homme et des militants de la société civile, y compris sur les réseaux sociaux ».

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Le Parlement exhortait également la chef de la diplomatie de l’UE, Federica Mogherini, et les services diplomatiques à « condamner la situation alarmante des droits de l’homme dans le pays, notamment le recours à la peine de mort […] et d’user de tous les moyens d’influence dont elle dispose pour faire pression sur l’Égypte afin qu’elle […] suspende les exécutions imminentes […] et pour encourager les autorités égyptiennes à respecter leurs engagements envers les normes et lois internationales. »

Federica Mogherini et d’autres dirigeants et responsables européens se rendent à Charm el-Cheikh ce dimanche et lundi pour un sommet des nations européennes et de la Ligue arabe.

Les dirigeants de l’opposition égyptienne ont écrit vendredi à Mogherini et aux autres dirigeants de l’UE pour les exhorter à boycotter l’événement, avertissant que les exécutions étaient sur le point de devenir un événement hebdomadaire.

Le porte-parole de la Commission européenne n’a pas été en mesure de confirmer si de nouvelles discussions sur la coopération policière entre les responsables de l’UE et ceux des six États de la Ligue arabe étaient prévues lors du sommet.

Interrogé quant à savoir si les récentes exécutions en Égypte auraient une incidence sur l’avancement des discussions sur le partage de données, le porte-parole a déclaré : « Les considérations relatives aux droits de l’homme jouent un rôle important dans la coopération entre les services de maintien de l’ordre, y compris dans les négociations dans ce contexte.

« En ce qui concerne les exécutions récentes, l’Union européenne s’oppose sans équivoque au recours à la peine capitale dans tous les cas et dans toutes les circonstances, et a toujours appelé à son abolition universelle. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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