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Noyades en mer : l’UE efface les preuves du crime

Les dirigeants européens veulent tous être les premiers à sévir ostensiblement contre les trafiquants, mais c’est surtout pour dissimuler l’horreur du sort des migrants, en la reléguant là où personne ne la remarquera plus

La récente répétition de la même tragédie, avec ces 900 migrants noyés dans la Méditerranée, vient de trahir les pratiques dictatoriales des stratèges de l’Union européenne. Cette dernière manifestation de l’exploitation coloniale fait des vagues à l’échelle internationale, et les dirigeants européens se sont lancés dans une campagne de dissociation visant à justifier une nouvelle intervention militaire – le but ultime étant avant tout d’empêcher les migrants d’atteindre le refuge censé les mettre en sécurité  plutôt que les préoccupations humanitaires, d’où tant d’insistance sur le trafic d’êtres humains.

L’OTAN est intervenue pour imposer un changement de régime en Libye, avec pour épilogue l’assassinat de l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi. Pendant ce temps là, on entendait souvent dire à Malte que l’élimination de Kadhafi mettrait un terme au flot des migrants tentés de s’embarquer pour l’Europe. Les violences impérialistes commises en Libye par plusieurs nations européennes ont déclenché le déchaînement d’horribles atrocités, aux mains de milices qui ciblent spécifiquement les Africains, parce que leur colle à la peau l’étiquette tenace de « mercenaire », que les médias traditionnels leur ont mis sur le dos.

Ces drames récurrents et leurs milliers de migrants noyés illustrent un autre phénomène : les médias traditionnels, tout comme les Etats-Unis et l’Union européenne, fomentent main dans la main des récits biaisés pour que les gouvernements se sentent au final légitimés de faire de plus en plus de victimes – sans avoir à répondre aux questions de plus en plus embarrassantes qu’on leur pose au sujet de la Méditerranée. Si les migrants étaient massacrés en Libye ou crevaient dans le désert, bloqués aux frontières de la Libye, les dirigeants européens ne seraient pas contraints de botter en touche devant les preuves des crimes odieux qui se répètent en Méditerranée, et de plus en plus près de leurs cotes.

La coalition menée par l’OTAN n’a réussi qu’à faire de la Libye un Etat failli ; et d’autres pays qui ont applaudi son intervention et offert leur soutien diplomatique, comme Malte, ont de toute évidence opté pour la méthode la plus commode : effacer de leur mémoire ce qui les gêne et n’évoquer la tragédie qu’en termes de traite des êtres humains, en veillant soigneusement à la dissocier de toute ramification politique.

Il n’y aura probablement personne pour s’opposer à l’hypocrisie de ces manœuvres puisque, malgré son rôle dans la destruction de la Libye, l’Union Européenne n’a-t-elle pas reçu le prix Nobel 2012 de la paix, pour avoir « pendant plus de six décennies contribué à la promotion de la paix et de la réconciliation, à la démocratie et aux droits de l’homme en Europe » ? Il est également intéressant de relever la nature si exclusive des paramètres choisis pour l’attribution de ce prix – plusieurs fois décerné à des transgresseurs des Droits de l’homme, le Président américain Barack Obama parmi d’autres ; et maintenant à l’Union Européenne.

Lors d’une réunion à Rome, le Premier ministre italien, Matteo Renzi, et le Premier ministre maltais, Joseph Muscat, ont nourri à nouveau la rhétorique absurde qui a fait cadeau de son impunité à l’Union européenne. Démontrant par là-même son intention d’en rajouter à cette propagande qui avance masquée, Renzi a déclaré : « Nous sommes confrontés à une crise humanitaire grave, qui nécessite une réponse ferme de la part de la communauté internationale. Nous sommes en présence d’une nouvelle édition de traite négrière et les marchands d’esclaves sont de retour. C’est une régression culturelle qui nous ramène aux temps où certains avaient le droit de s’engraisser au détriment de vies humaines. C’est bien de cela qu’il s’agit en ce moment en Afrique du Nord ».

La rhétorique de l’impunité de l'Union Européenne

Joseph Muscat vient d’offrir un nouvel exemple de son goût immodéré de l’hyperbole. « Il est absolument indispensable de sécuriser les frontières de la Libye et de casser les reins de ce réseau de criminels. » Tout en prenant la précaution d’insister qu’il n’est pour l’instant pas question d’une invasion de la Libye ni d’une mission de maintien de la paix, Muscat a déclaré : « Nous parlons d’interventions directes, qui cibleront ces réseaux ».

La défunte Opération Mare Nostrum, lancée en octobre 2013 par le gouvernement italien, a été créditée d’avoir sauvé la vie de milliers de migrants. Or, ces chiffres servent à masquer la réalité de ces programmes. Avec du recul, on constate l’enchaînement de ramifications coloniales et d’interventions étrangères avec, pour unique préconisation, toujours plus d’opérations militaires. Sans contester les statistiques, le vernis humanitaire plaqué sur Mare Nostrum ne fait que souligner le réel arbitraire hypocrite et sélectif de l’Union Européenne, qui participe à la destruction de quelques pays, pour ensuite essayer de sauver la face en secourant un ridicule pourcentage des victimes de cette farce.

Le Draft European Council Statement (projet de déclaration par le Conseil européen), publié sur StateWatch offre un bel aperçu de l’enchaînement militaire cyclique qui caractérise l’aide humanitaire quand elle collabore avec des institutions comme les Nations Unies – elle qui a approuvé l’intervention de l’OTAN en Libye. Dans l’introduction a été biffé le prélude consacré à l’augmentation du nombre de migrants décédés pour le remplacer par, « l’Union Européenne soutiendra activement toutes les initiatives des Nations unies visant à rétablir l’autorité du gouvernement en Libye ».

Cette déclaration atteste du simplisme de la façon dont l’Union européenne comprend l’intervention de l’OTAN et l’affliction des migrants. L’Union européenne a proposé de renforcer sa présence en mer et sa lutte contre les trafiquants, la prévention des flux migratoires « illégaux », ainsi que le renforcement de la solidarité interne. Comme d’habitude, les migrants sont estampillés « clandestins », alors qu’ils exercent simplement leur droit d’asile. Par contre, on exonère l’Europe de sa culpabilité dans l’exacerbation du sort désastreux des migrants, suite aux bombardements sur la Libye : ils ont préparé le terrain pour l’avènement d’un Etat failli dont la violence extrême se déchaîne quotidiennement.

Destruction de preuves sur la scène du crime

Ce programme, qui prévoit également le rapatriement vers le pays d’origine, fournit à l’Unions européenne un cadre visant à détourner l’attention de ce qui se passe en Méditerranée. Il n’empêche que ce programme ne fait rien pour régler le chaos créé par l’OTAN et les Nations unies, sauf l’aggraver. Premièrement, cibler les trafiquants et les présenter comme un réseau criminel, en en occultant les origines politiques, simplifie les liens complexes entre intervention étrangère et recrudescence de la migration, alors qu’elle est en fait le fruit amer d’une violence couverte par les institutions internationales.

Deuxièmement, cela revient à valider le choix de l’OTAN d’intervenir en Libye, et se voiler la face sur les fléaux supplémentaires qui frappent les migrants, suite à la funeste décision de renverser le régime libyen. Ces hordes de migrants fuyant le pays attestent de la déliquescence de l’Etat en Libye, mais on attend toujours que les Nations unies en fassent officiellement état ; elles, au contraire, préfèrent poursuivre le dialogue futile avec les autorités et milices qui, avec la complicité de l’OTAN, sont responsables de l’effondrement du pays.

Sécuriser la Méditerranée par plus d’intervention militaire et plus de surveillance – cette dernière bénéficiant de la contribution de la Grande-Bretagne, qui a décidé d’envoyer des drones en soutien des opérations de recherche et sauvetage – n’a guère de chance de mettre fin aux trafics. En réalité, les trafiquants changeront de circuits et de destinations, mais le scénario restera le même : exploitation des mêmes populations, tout en faisant porter le chapeau à d’autres pays, au gré des nouveaux itinéraires et points de débarquement.

C’est quand elle parle de responsabilités que l’Europe affiche le plus d’hypocrisie. La lutte contre la traite des êtres humains est devenue le dernier euphémisme à la mode pour déguiser une impunité collective. L’objectif est, à terme, de faire disparaître de la Méditerranée toute preuve tendant à établir que l'Europe approuve et collabore au maintien de la violence.

On sait bien que la question humanitaire n’est plus le sujet, et depuis longtemps. Tous ces migrants qui se noient au large des côtes européennes ternissent gravement la réputation de la région. Inversement, en forçant les trafiquants à changer leurs circuits, on crée une situation où les migrants sont assassinés en Libye, ou encore bloqués dans le désert suite à leur rapatriement, ce qui renforce alors la crédibilité présumée de l’Union européenne. Après tout, c’est bien ça l’important, n’est-ce pas ? Que l’odeur épouvantable du sang des migrants, incarcérés dans d’autres territoires grâce aux politiques militaires de l’Union européenne, ne vienne plus chatouiller la narine de cette forteresse que l’Europe tient tant à défendre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : ces Africains voulaient émigrer vers les pays européens ; ils se retrouvent le 25 avril 2015 au port de Zarzis près de Tataouine, région de Tunis, après leur sauvetage par des pêcheurs tunisiens (AA).

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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