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Poutine est un criminel de guerre – tout comme Madeleine Albright l’a été

Les médias ont fait de manière flagrante de la propagande en lavant les crimes de guerre américains vendus et défendus par la défunte diplomate américaine, qui font même de l’ombre à ceux de Poutine
L’ancienne secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, première femme à occuper ce poste au sein du gouvernement américain, est décédée mercredi 23 mars à l’âge de 84 ans (AFP/Brendan Smialowski)
L’ancienne secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, première femme à occuper ce poste au sein du gouvernement américain, est décédée mercredi 23 mars à l’âge de 84 ans (AFP/Brendan Smialowski)

Les nécrologies de Madeleine Albright, première femme à avoir été nommée secrétaire d’État américaine en 1997 sous la présidence de Bill Clinton, n’auraient pas pu être plus élogieuses.

À l’annonce de sa mort à l’âge de 84 ans, les responsables politiques et les médias occidentaux l’ont décrite à l’unisson comme une « pionnière », une « championne de la démocratie » ou une « force en faveur de la liberté ».

Hillary Clinton s’est livrée à une observation : « Tant de personnes dans le monde sont en vie et vivent dans de meilleures conditions grâce à elle. » 

D’un coup de balai, les propos d’Hillary Clinton ont effacé de l’histoire les centaines de milliers d’enfants irakiens qui, comme Albright l’a même reconnu un jour, ont été tués par des politiques qu’elle a contribué à mettre en œuvre et à promouvoir. 

Les hommages des médias n’ont pas non plus affiché un grand intérêt pour ces pertes. Les journalistes l’ont en revanche félicitée pour avoir redynamisé le rôle de l’OTAN en tant que gendarme du monde au Kosovo en 1999 après la chute de l’Union soviétique, ainsi que pour avoir imposé des sanctions punitives au régime du dictateur irakien Saddam Hussein dans les années 1990.

Occulter certains crimes

Le sous-entendu à peine voilé de la couverture médiatique proposée la semaine dernière était que la mort d’Albright marquait la fin d’un chapitre d’après-guerre dans lequel les États-Unis étaient en mesure d’offrir un leadership moral au monde. Ce rôle serait aujourd’hui menacé par les agissements du président russe Vladimir Poutine en Ukraine

Alors qu’Albright est couverte d’éloges, Poutine est dénoncé comme un criminel de guerre par le président américain Joe Biden. Deux anciens Premiers ministres britanniques réclament un procès à la « Nuremberg ». Plus généralement, les médias présentent le dirigeant russe comme un nouvel Hitler. 

Un enfant irakien blessé pleure devant des photographes et des cameramen lors d’une visite effectuée par le ministère de l’Information à l’hôpital al-Yarmouk de Bagdad, le 22 mars 2003 (AFP)
Un enfant irakien blessé pleure devant des photographes et des cameramen lors d’une visite effectuée par le ministère de l’Information à l’hôpital al-Yarmouk de Bagdad, le 22 mars 2003 (AFP)

Un tweet de la secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères Liz Truss a souligné l’enjeu supposé : « Aujourd’hui plus que jamais, nous devons défendre [les valeurs d’Albright]. »

La différence de traitement entre Albright et Poutine par les médias occidentaux ne révèle cependant rien sur les prétentions de ces personnages en matière d’autorité morale. Ce fait nous en dit beaucoup plus sur la détermination des médias à occulter certains crimes – ceux qui donnent une mauvaise image de l’Occident – et à appuyer sur d’autres.

Mais ce qui est encore plus déconcertant, c’est que la quasi-totalité de la couverture médiatique de la mort d’Albright omet de faire référence à l’interview qui la décrivait probablement le mieux – et certainement celle qui a donné lieu à ses paroles les plus mémorables et les plus effroyables. 

En 1996, alors qu’elle était l’ambassadrice de Bill Clinton aux Nations Unies, elle a été interrogée par l’émission d’information américaine 60 Minutes quant à savoir si elle pouvait justifier les sanctions dévastatrices imposées par les États-Unis à l’Irak après la guerre du Golfe de 1991.

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Cette politique avait privé l’Irak de médicaments et de nourriture. Comme l’a souligné l’intervieweuse au moment de leur entretien, au moins 500 000 enfants irakiens avaient été tués. Albright n’a d’ailleurs pas tenté de contester ce chiffre.

À la question « Est-ce que le prix en vaut la peine ? », elle a répondu : « Nous pensons que le prix en vaut la peine. » La décision d’Albright de maintenir les sanctions au cours de son mandat de secrétaire d’État a entraîné la démission de Denis Halliday, un haut responsable de l’ONU.

Plus tard, au cours de l’été 1999, il a conclu que pas moins d’un million et demi d’Irakiens étaient morts à cause des sanctions, soit de malnutrition, soit de en raison de soins de santé inadéquats. Il a dénoncé une politique génocidaire. 

« [Les États-Unis et leurs alliés tuent] délibérément, en toute connaissance de cause, des milliers d’Irakiens chaque mois. Et cette définition correspond à celle d’un génocide », a-t-il déclaré. Hans von Sponeck, qui a succédé à Halliday, a démissionné deux ans plus tard. Avant sa démission, il a lâché : « Pendant combien de temps la population civile, qui est totalement innocente dans tout cela, doit-elle subir une telle punition pour quelque chose qu’elle n’a jamais fait ? »

Des propos effacés de la conscience publique

Cette politique, aussi sauvage fût-elle, n’a contribué en rien à affaiblir l’emprise de Saddam sur le pouvoir ou à amener le peuple irakien à se soulever contre lui – comme Albright et d’autres responsables de l’administration l’avaient laissé entendre. En réalité, les sanctions n’ont fait que renforcer le pouvoir du dirigeant irakien.

Cette politique était en partie justifiée par l’idée que les sanctions forceraient Saddam à démanteler les armes de destruction massive (ADM) de l’Irak – ces mêmes armes de destruction massive qui ont ensuite servi de prétexte à l’invasion illégale de l’Irak menée par l’administration suivante de George W. Bush

En vérité, l’Irak ne pouvait pas être désarmé parce qu’il n’y avait pas d’ADM.

Traduction : « Cette nécrologie semble oublier qu’elle a justifié la mort de centaines de milliers d’enfants irakiens sous les sanctions des États-Unis et de l’ONU en affirmant que cela ‘’en [valait] la peine’’. Et la fameuse assemblée à l’université d’État de l’Ohio en 1998, lorsque de courageux étudiants l’ont défiée. »

La question est de savoir comment cette politique étrangère marquante de la présidence Clinton, associée si étroitement à Albright, a pu être omise dans les nécrologies du New York Times ou de la BBC.

Une partie de la réponse est que ces propos ont été rapidement effacés de la conscience publique, avec l’aide des médias.

En novembre 2003, une enquête menée par FAIR, un groupe de surveillance des médias américains, a révélé qu’au cours des deux mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre, les propos d’Albright sur les morts qui « en [valaient] la peine » n’avaient été mentionnés qu’une seule fois dans l’ensemble des médias américains, dans une publication relativement mineure.  

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Et ce, malgré le fait que les décès d’enfants en Irak causés par la politique de sanctions étaient l’une des principales raisons invoquées par Oussama ben Laden pour justifier les attaques d’al-Qaïda contre les tours jumelles de New York et le Pentagone. 

Cette semaine, dans les rares cas où les médias ont relevé les propos d’Albright au sujet des sanctions, leur portée a été dissimulée.

La nécrologie du Guardian a occulté son importance : « Ces paroles lui donnaient l’image d’une dure à cuire, ce qui était loin d’être le cas. » Seuls des journalistes prisonniers de leur propre propagande pouvaient évaluer l’importance d’une politique qui a tué des centaines de milliers d’enfants en se demandant avant toute chose si le simple fait de la mentionner était injuste pour Albright. 

En réalité, Albright était tout aussi dure à cuire que l’illustraient ses propos. Lorsqu’elle a pris la parole lors d’une assemblée à l’université d’État de l’Ohio début 1998, elle a été accueillie par des manifestants en colère contre la souffrance des Irakiens.

Le gendarme du monde

Un manifestant lui a demandé comment elle et d’autres fonctionnaires de l’administration pouvaient dormir la nuit : « Si vous voulez faire face à Saddam, faites face à Saddam, pas au peuple irakien », a-t-il lancé.

Albright est restée imperturbable : « Je suis très fière de ce que nous faisons. Nous sommes la plus grande nation du monde, et ce que nous faisons, c’est être la nation indispensable, prête à rendre le monde sûr pour nos enfants et nos petits-enfants, et pour les nations qui suivent les règles. »

Imaginez la réaction si Poutine justifiait avec autant de désinvolture une politique russe tuant des centaines de milliers d’enfants ukrainiens – et ce, au motif que cette politique est utile pour assurer la sécurité des enfants russes ou que les enfants ukrainiens méritent de souffrir parce que leurs dirigeants n’ont pas « suivi les règles ».

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Poutine est qualifié de fou, de psychopathe, de mégalomane, de nouvel Hitler. Si cela est vrai, Albright ne devrait-elle pas se voir attribuer les mêmes qualificatifs plutôt que d’être vénérée par l’ensemble des médias occidentaux ?

Les nécrologies d’Albright pourraient passer sous silence ses crimes car ceux-ci étaient excusés au moment même où ils ont été commis. 

Immédiatement après cette désastreuse assemblée dans l’Ohio, les alliés ont accouru pour défendre la politique de sanctions américaine et ceux qui, comme Albright, en étaient responsables. D’après CNN, des diplomates européens et de pays arabes amis estimaient simplement qu’Albright avait été « mal préparée » pour cette assemblée et que l’administration Clinton n’avait « pas fait un bon travail d’explication de sa politique ». 

Les problèmes de la politique étrangère américaine ont une fois de plus été attribués à des défauts de présentation – même si les médias occidentaux ont activement contribué à laver les crimes de l’administration. 

Les choix d’Albright au Kosovo ont non seulement fait voler en éclats le droit international, mais ont également créé un précédent pour les guerres d’agression ultérieures, telles que l’invasion de l’Irak par Bush et celle de l’Ukraine par Poutine

L’autre politique emblématique menée par Albright en tant que secrétaire d’État américaine est apparue en 1999 au Kosovo, une province sécessionniste de la Serbie en proie à des violences ethniques entre une minorité serbe et une majorité albanaise qui souhaitait faire sécession.

Les nécrologies ont célébré le rôle d’Albright, la félicitant d’avoir donné un nouveau souffle à l’OTAN après que l’alliance militaire occidentale a perdu sa raison d’être à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.

Sous Albright, l’OTAN est devenue un gendarme du monde dirigé par les États-Unis et censé poursuivre des objectifs humanitaires. Le Kosovo a été le premier endroit choisi par ce dernier pour montrer ses muscles. Une OTAN revigorée s’apprêtait ainsi à traverser l’Europe de l’Est en direction de la Russie. 

Les choix d’Albright au Kosovo ont non seulement fait voler en éclats le droit international, mais ont également créé un précédent pour les guerres d’agression ultérieures, telles que l’invasion de l’Irak par Bush et celle de l’Ukraine par Poutine.

Pluie de bombes

Pendant des semaines, l’OTAN a bombardé des pans entiers de la Serbie, y compris la capitale Belgrade, sans l’autorisation de l’ONU. Elle l’a fait au nom de l’Armée de libération du Kosovo, qui, quelques mois auparavant, était classée en tant qu’organisation terroriste par les autorités américaines.

La pluie de bombes a touché des hôpitaux, des écoles, des institutions culturelles et détruit des ponts. Des centaines de civils ont été tués.

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La rationalisation par Albright d’une campagne de bombardement illégale contre des cibles non militaires en Serbie a servi de couverture à Poutine, alors nouveau Premier ministre, pour dévaster la Tchétchénie quelques mois après les frappes de l’OTAN en Serbie. Bush l’a ensuite imité dans son opération de « choc et stupeur » en Irak. 

Par ailleurs, la campagne militaire menée par Albright pour soutenir la sécession du Kosovo, fondée sur un vote en faveur de l’autonomie de sa population albanaise, a semé les graines de l’annexion de la Crimée par Poutine après que la région a organisé un vote similaire pour se séparer de l’Ukraine en 2014.

En réalité, contrairement à ce que les médias occidentaux voudraient nous le faire croire, le décès d’Albright ne marque pas la fin d’un âge d’or de la diplomatie et du leadership moral des États-Unis sur la scène internationale. 

Albright a joué un rôle central dans l’avènement d’une nouvelle ère d’anarchie internationale qui a donné raison à la puissance américaine et rationalisé la mort de centaines de milliers d’enfants irakiens

Au contraire, elle a joué un rôle central dans l’avènement d’une nouvelle ère d’anarchie internationale qui a donné raison à la puissance américaine et rationalisé la mort de centaines de milliers d’enfants irakiens.

Si Poutine est un criminel de guerre, comme en conviennent nos dirigeants politiques et nos médias, alors Albright n’en est pas moins une criminelle de guerre. La seule différence est que dans le cas de Poutine, les médias sont déterminés à nous montrer le sang sur ses mains. 

Dans le cas d’Albright, ils l’ont complètement nettoyé.

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et le lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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