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Bienvenue à Gülenland

Extrader Fethullah Gülen, le chef d’un réseau beaucoup plus vaste qu’il n’y paraît, est essentiel pour la stabilité régionale

Des dizaines de généraux, colonels, majors et capitaines. Une banque. Des centaines de sportifs célèbres. Des milliers de juges, procureurs et avocats.

Des centaines d’ONG s’occupant de questions allant de la justice à la géopolitique et de l’énergie au dialogue interreligieux. Des milliers d’agents de renseignement dans la police. Des dizaines d’artistes célèbres. Des milliers d’établissements scolaires et des centaines d’écoles primaires privées.

Des milliers d’entreprises dans des secteurs allant de la construction à la publicité, de l’édition à la logistique, de l’extraction de l’or au raffinage du pétrole, et de la production cinématographique aux textiles.

S’il est nécessaire de décrire avec précision l’image qui se dégage, on a sous les yeux Gülenland.

Cette liste très abrégée ne cite que quelques-uns des domaines d’activité du mouvement güleniste, que la Turquie a qualifié d’organisation terroriste et qui a essayé de mener un coup d’État au moyen d’attaques sanglantes en Turquie dans la soirée du 15 juillet.

Si vous effectuez une simple recherche d’images sur Google concernant leurs activités mondiales, vous obtenez un album mondial de Fethullah Gülen et de gülenistes posant de manière conviviale avec des chefs d’État et le pape ainsi que des photos prises avec des gens importants, des hommes d’affaires milliardaires ou des musiciens célèbres.

Je suis conscient que cette liste et que les choses qui se sont produites semblent vraiment surréalistes, du moins aux yeux du monde occidental. Mais tout ce qui s’est passé dans la nuit du 15 juillet en Turquie était réel – sans oublier mortel, brutal et terrifiant.

Des centaines de personnes ont été fauchées dans les rues par des chars, des tireurs d’élite et des bombes. Le parlement et le complexe présidentiel ont été bombardés pour la première fois dans l’histoire de la Turquie. Le président turc a failli être assassiné, réchappant de justesse parce qu’il avait quitté son hôtel quelques minutes seulement avant l’arrivée des soldats putschistes. Nos amis proches ont été assassinés par les putschistes.

Tout comme l’État islamique dément ou ne revendique pas toutes ses attaques terroristes en Turquie et en Occident, Gülen, qui vit actuellement aux États-Unis et qui a orchestré cette tentative de coup d’État, refuse naturellement la responsabilité de ses actes. Ceux qui affirment que la sanglante tentative de coup d’État qui s’est produite en Turquie était une « mystification » ou une « mise en scène » ont adopté une position similaire à ceux qui prétendaient que l’attaque du 11 septembre contre le World Trade Center à New York avait été organisée par les États-Unis.

En fait, il n’est guère surprenant que de nombreux organes de presse occidentaux aient abordé ce coup d’État sanglant selon une approche conspirationniste. Ce qui est survenu pendant le coup d’État sanglant, qu’ils n’ont même pas été en mesure de qualifier de coup d’État en Égypte, était tout simplement une forme de faillite intellectuelle.

Infiltration

Nous voyons dans le groupe de Gülen un culte missionnaire organisé, avec des techniques modernes et sophistiquées de renseignement. La présence des gülenistes dans des centaines de secteurs différents aide le groupe à camoufler les véritables pouvoirs de renseignements et militaires de l’organisation et sa volonté d’accumuler davantage de pouvoir.

Bien sûr, une structure qui mène des activités interconfessionnelles, organise des conférences sur la lutte contre l’antisémitisme et mentionne la paix et le dialogue dans deux phrases sur trois n’est généralement pas évoquée en termes de soldats, de police, de renseignements et de coup d’État.

La relation de Gülen avec les coups d’État en général n’est pas un secret pour ceux qui connaissent l’histoire politique turque. C’est l’histoire d’une personne qui a ouvertement soutenu le putsch sanglant de 1980, qui a écrit des éloges aux soldats en plus des déclarations les plus racistes en ce qui concerne la question kurde dans les années 1980 et 1990, et qui a ouvertement soutenu le coup d’État de 1997.

Le premier organe de presse du mouvement Gülen s’appelait sızıntı (« fuite » et aussi « infiltration »). Rétrospectivement, il semble que ce nom ait été un signe avant-coureur ironique de ce qui allait advenir. Avec le temps, la grande majorité de la société turque et les classes politiques ont réalisé à quel point le groupe était obsédé par les activités de renseignement et par la présence au sein de l’armée, de la police et de la justice.

Ses déclarations publiques, ses écrits et ses activités l’ont déjà prouvé à plusieurs reprises. Par exemple, ce groupe a célébré comme des messies qui avaient sauvé le pays les cadres militaires qui ont dirigé le putsch de 1980, au cours duquel des milliers de personnes ont perdu la vie, des dizaines de milliers d’autres ont été victimes de tortures impensables et des centaines de milliers arrêtées.

Le 7 février 2012, cette organisation a tenté de faire arrêter le sous-secrétaire du MİT (Organisation nationale du renseignement), Hakan Fidan, auquel le Premier ministre de l’époque et aujourd’hui président Recep Tayyip Erdoğan avait confié la mission de trouver une solution à la question kurde, à la fois pour mettre fin à ce processus et pour mettre en exergue les qualifications qu’ils s’attribuaient comme centre de pouvoir alternatif.

De même, les gülenistes ont tenté un coup d’État politique contre le gouvernement les 17 et 25 décembre 2013, après s’être rendu compte que, manquant de légitimité au sein du système politique et sans mandat de la société, le gouvernement ne leur permettrait pas de créer un État alternatif au sein de l’État.

Pour le dire simplement, tous ceux qui suivaient Gülen de près étaient conscients qu’il était avide de pouvoir et ami des comploteurs bien avant la tentative de coup d’État de juillet.

Ère du chaos

Il faut maintenant examiner l’organisation parallèle et alternative qui se renforce rapidement au sein du système mondial à l’ère des États-nations et des organisations mondiales. Ce n’est pas un hasard si les organisations missionnaires apocalyptiques comme le mouvement Gülen et le groupe État islamique (EI) ont émergé du chaos politique et économique mondial, en particulier après 2000.

Comment les structures de ce type s’organisent-elles et dirigent-elles leur capital humain dans des attaques sanglantes en dépit de tous les systèmes de sécurité sophistiqués, des mécanismes d’une société ouverte et de la révolution des communications ? L’EI et le mouvement Gülen sont deux organisations terroristes similaires qui ont défini leurs propres missions de manière à pouvoir se sauver elles-mêmes.

Elles ont toutes deux mené des activités visant directement les mécanismes de l’État : l’une en semant le chaos au Moyen-Orient, l’autre grâce à des techniques beaucoup plus sophistiquées. Toutes deux sont multiculturelles et en bons termes avec les organisations de renseignement. Des gens issus de plus de 100 nations ont rejoint l’EI. L’organisation de Gülen opère dans plus de 100 pays.

Alors que l’EI intervient au Moyen-Orient pour s’assurer que l’instabilité perdure, le mouvement Gülen a pour objectif d’infiltrer d’abord la Turquie, puis l’Occident pour provoquer la même instabilité.

Cette menace a été stoppée en Turquie. Comparé à la guerre civile, à l’instabilité et aux crises dans son voisinage immédiat, la Turquie est un îlot de stabilité dans un océan d’instabilité. Si le coup d’État avait été mené à bien le 15 juillet, cela aurait pu conduire à une nouvelle ère dans laquelle de graves conséquences géopolitiques se seraient profilées pour le Moyen-Orient, le Caucase et les Balkans.

Le terrorisme güleniste a pour but de mettre fin à l’exception turque et à transformer la Turquie en un pays instable et en crise. Cet objectif reste heureusement irréalisé. La Turquie est déterminée à faire face et à éliminer ce réseau et sa capacité de nuire en Turquie. Dans cette lutte, la Turquie attend et exige, à juste titre, la coopération et la solidarité de ses alliés.

Coup dur pour la stabilité régionale

À ce stade, l’échec de Washington de remettre Gülen à la Turquie ne se résumerait plus simplement à une question de relations entre les deux pays : elle est intimement et directement liée à la stabilité régionale.

Il est inutile de préciser que ne pas extrader un homme qui est responsable du massacre de civils innocents et d’avoir fomenté un coup d’État assombri par une campagne terroriste à grande échelle contre le gouvernement démocratiquement élu de la Turquie va à l’encontre de l’esprit d’amitié entre les deux pays.

Les États-Unis ne devraient pas laisser les relations turco-américaines, qui sont profondes et stratégiques, être otages des caprices et des activités du chef d’une organisation terroriste. À cet égard, la possibilité que l’homme responsable d’une tentative de coup d’État sanglante en Turquie reste dans un pays allié ou puisse s’échapper des États-Unis vers une nouvelle destination sans se faire arrêter est inacceptable.

La question du réseau terroriste güleniste et de l’extradition de son dirigeant ne doit pas être uniquement envisagée dans les limites des relations bilatérales turco-américaines. C’est plus que cela. C’est à la fois bilatéral, régional et mondial. Dans cette perspective, un refus américain de remettre Gülen à la Turquie représenterait un grand coup à la recherche de la stabilité régionale.

Pour mettre les choses en perspective, l’importance pour la Turquie de Gülen, qui a organisé la sanglante tentative de coup d’État du 15 juillet depuis une petite ville américaine, est semblable à l’importance pour les États-Unis d’Oussama Ben Laden, qui a organisé les attaques du 11 septembre depuis une grotte en Afghanistan. Ne pas extrader Gülen serait donc le plus grand coup possible à la lutte régionale et mondiale contre le terrorisme.

- Taha Özhan est membre du Parlement turc et président de la commission des affaires étrangères. C’est également un universitaire et écrivain. Özhan est titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales. Il commente et écrit fréquemment pour les médias internationaux. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order (2015). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TahaOzhan

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le siège de la police d’Ankara endommagé après avoir été bombardé pendant la tentative de coup d’État du 15 juillet (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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