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Ce communautarisme médiatique qui vient d'en haut

La République française a cela d'exceptionnel qu'elle brandit des idéaux pour mieux masquer ses incohérences historiques – colonialisme par exemple – et sociétales, comme le sexisme institutionnalisé

« Que seraient des médias qui ne montreraient pas la formidable diversité d'une société dont ils ont pourtant la charge quotidienne de rendre compte? »

Ces propos, c'est Fleur Pellerin, ministre française de la Culture et de la Communication, qui les tenait le 4 juin dernier en clôture du colloque « Médias et diversité ». Pourquoi utiliser le conditionnel ? En 2015, nous sommes toujours dans l’ère des médias qui ne montrent pas « la formidable diversité » de la France ! De ce constat, une petite équipe de journalistes issus de l'immigration et des médias dits « communautaires » (comme souvent) lance MeltingBook en 2011.

Le but ? Mettre en lumière des experts des diversités, invisibles dans les médias généralistes. L'aventure puise dans les réseaux « non-blancs », pour reprendre la terminologie du CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel). Un formidable enthousiasme auréole MeltingBook, première base de données inclusives et innovantes qui propose de dénicher des experts des minorités pour tout genre de contenus, médias, événementiels ou institutionnels.

Un engouement qui parvient aux oreilles de France Télévisions. En 2013, je suis invitée, en tant que fondatrice de MeltingBook, à rencontrer un top manager du groupe audiovisuel public. Éloge de la démarche, reconnaissance de son savoir-faire, proposition de collaboration pour consolider la base « experts-diversité » de France Télévisions. MeltingBook est à deux doigts de passer dans la cour des grands. De devenir une base de données reconnue. Mais je n'ai pas prévu la gratuité de mes services. France Télévisions si. Depuis quand un service professionnel – fût-il dédié aux minorités – devrait-il être gratuit ? Parce que justement, les minorités, notamment ethnoculturelles, ne méritent pas que l'on investisse pour les « visibiliser ».

Allons donc au bout de la question. Crevons l'abcès au sujet de cette diversité ethnoculturelle mais aussi celle liée au handicap (sur ce point, les derniers chiffres du baromètre de la diversité sont juste un scandale) que l'on ne veut pas voir. Pourquoi ? La France est faite de réseaux qui ne se mélangent pas, qui ne se connaissent pas et qui vivent en vase clos.

« Communautarisme » vous avez dit ? Oui, mais inconscient. La République française a cela d'exceptionnel qu'elle brandit des idéaux pour mieux masquer ses incohérences historiques – colonialisme par exemple – et sociétales, comme le sexisme institutionnalisé. Mais les élites de ce pays continuent désespérément de faire croire au mythe républicain de l'égalité. Jusqu'à quand ?

À ce titre, le lancement en grandes pompes médiatiques du site expertes.eu, fondé à l'initiative du groupe Egalis, illustre bien cette triste réalité. La base, qui recense plus de 1 200 expertes, est un outil précieux pour promouvoir la présence de « toutes les femmes » dans les contenus médiatiques encore trop masculins. À ce titre, l'initiative est salutaire et nous la soutenons sincèrement.

Seul bémol et non des moindres, l'absence de femmes issues des minorités ethnoculturelles. Une vérité incontestable. Les expertes.eu est un outil monocolore pour des médias eux aussi monocolores tant dans leurs contenus que dans les équipes qui les fabriquent.

Le problème que pose cette base se situe plutôt dans la liste impressionnante – et c’est tant mieux ! – des partenaires. France Télévisions et Radio France ont, ainsi, soutenu Les expertes.eu à hauteur de plusieurs dizaines de milliers d'euros. Un pari réussi pour elles. Un échec pour les femmes des minorités ethnoculturelles, grandes absentes de la base. Il faut donc encore le marteler. Les femmes en France sont diverses. Surtout, elles sont des consommatrices. Et à ce titre-là, elles sont en droit de se reconnaître, de se voir, de se lire dans ces médias !

Or une base, qui « invisibilise » une frange de la société, est excluante par nature. Mais quand elle est financée par des médias, dont l'une des missions de service public est de montrer « la diversité des origines et des cultures de la communauté nationale », cela doit à tous nous poser un problème éthique. Nous vous épargnerons le couplet sur les médias financés par l'impôt de tous les Français.

Radio France et France Télévisions ont donc accepté de financer un outil qui certes valorise les femmes mais rejette une partie d'entre elles pourtant issues de cette communauté nationale. Une forme de communautarisme blanc, n'ayons pas peur des mots. Il faut, certainement, y voir là la priorité donnée par le gouvernement à la promotion de l'égalité hommes-femmes. Mais cette priorité doit-elle se décliner au détriment des autres diversités ? D'autant que l'on parle des femmes des minorités ethnoculturelles mais quid des hommes « non-blancs » qui les mettent en valeur ? Eux aussi sont victimes de cette « invisibilisation » médiatique. Et si les chiffres du CSA montrent un léger mieux, demandons-nous comment est montrée cette « diversité ». Aux dernières nouvelles, elle reste assignée à des rôles et des représentations négatives.

Raison de plus pour MeltingBook de poursuivre son travail de repérage d'experts. La route est difficile mais l'enthousiasme nous donne des ailes. Et l'innovation positive, poussée par la base, c’est-à-dire les consommateurs de médias, a de beaux jours devant elle. Cette base qui a toute sa place sur MeltingBook.

Et si d'aventure, des partenaires voulaient soutenir notre effort d'inclusion, qu'ils nous rejoignent. Enfin, il faudrait juste leur préciser que nos experts ne valent pas un kopek. À bon entendeur…
 

- Nadia Henni-Moulaï est journaliste, fondatrice de MeltingBook et auteure du Petit précis de l'islamophobie ordinaire.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. Cet article est paru initialement sur le site du Huffington Post.

Photo : Fleur Pellerin, ministre française de la Culture et de la Communication, lors de la clôture du colloque « Médias et diversité», Paris, le 4 juin 2015 (ministère française de la Culture et de la Communication).

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