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Comment le discours émirati sur la stabilité menace le changement dans la région

Les réseaux de désinformation des Émirats arabes unis tentent de gagner les cœurs et les esprits des journalistes, groupes de réflexion et décideurs
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane (2e en partant de la gauche) et le souverain de Dubaï, Mohammed ben Rachid al-Maktoum, à Abou Dabi (Émirats arabes unis), le 17 février (Reuters)

Les dernières semaines ont été particulièrement intenses dans le monde arabe. Le président algérien Abdelaziz Bouteflika a démissionné après vingt ans au pouvoir. En Libye, le général autoproclamé Khalifa Haftar a décidé de lancer une offensive contre la capitale Tripoli, et le président soudanais Omar el-Béchir a été contraint de démissionner après trente ans de règne.

Si la Libye entre dans le deuxième cycle de sa guerre civile post-révolutionnaire, il semble qu’en Algérie et au Soudan, le peuple ait réussi – jusqu’à présent – à satisfaire ses revendications après des mois de manifestations déjà qualifiées de « Printemps arabe 2.0 ».

Alors que les développements à Alger et à Khartoum donnent des raisons d’espérer, le cas de Haftar en Libye montre que l’enthousiasme initialement suscité par la chute du régime de Kadhafi était prématuré.

L’idéalisme naïf des premiers jours du Printemps arabe a toutefois fait place à un cynisme généralisé lorsque certains pays se sont effondrés dans la guerre civile

Dans ces trois cas, les succès et l’héritage des manifestants sont menacés par des organisations militaires ou des hommes forts dont les ambitions en faveur d’un pouvoir militaire direct ou indirect pourraient conduire à une transition d’une dictature à une autre.

Lorsque les révolutions de 2011 ont fait la une des journaux télévisés du monde entier, les images de manifestants descendant dans la rue pour dénoncer l’injustice sociale et l’oppression politique ont suscité l’enthousiasme des libéraux en Occident.

L’idéalisme naïf des premiers jours du Printemps arabe a toutefois fait place à un cynisme généralisé lorsque certains pays se sont effondrés dans la guerre civile tandis que d’autres, tels que l’Égypte, sont passés à une dictature militaire après une brève année de régime civil sous la direction des Frères musulmans.

La stabilité autoritaire

Le coup d’État militaire au Caire à l’été 2013 a été un tournant décisif pour le Printemps arabe, qui a vu les contre-révolutionnaires reprendre le dessus sous le mot d’ordre de « la stabilité autoritaire ».

À l’exception de la Tunisie, toutes les révolutions se sont enlisées dans des guerres civiles atroces ou ont donné lieu à une prise de pouvoir par les survivants des anciens régimes.

Égypte
Des Égyptiens saluent les chars de l’armée lors de leur déploiement dans les rues du Caire le 3 juillet 2013 (AFP)

L’architecte de cette contre-révolution se trouve à Abou Dabi : il s’agit du prince héritier Mohammed ben Zayed al-Nahyane (MBZ), souverain de facto des Émirats arabes unis (EAU) et cerveau de l’ascension de la petite Sparte en tant que puissance militaire agressive dans la région.

En proie à la paranoïa typique des régimes qui craignent pour leur sécurité, MBZ a considéré toute émancipation de la société civile du monde arabe comme une menace fondamentale pour la sécurité nationale. Toute victoire d’un régime civil pluraliste dans la région constitue donc une défaite pour le modèle de régime militaire émirati.

En proie à la paranoïa typique des régimes qui craignent pour leur sécurité, MBZ a considéré toute émancipation de la société civile du monde arabe comme une menace fondamentale pour la sécurité nationale

Le discours stratégique d’Abou Dabi sur la « stabilité autoritaire » a été construit en se basant sur le principe que le pluralisme sociopolitique mène au chaos sous un régime civil.

Ce discours s’est inscrit dans les craintes des conservateurs occidentaux quant à l’émergence d’un nouveau statu quo sociopolitique susceptible de renforcer l’islam politique – l’ennemi juré des islamophobes néo-conservateurs avec lesquels les EAU s’entendent depuis 2014.

Égypte : une étude de cas

L’étude de cas qu’Abou Dabi a toujours présentée est l’Égypte, pays dans lequel la répression exercée à l’encontre de la société civile suite au coup d’État du président Abdel Fattah al-Sissi en 2013 a été justifiée par un retour à « l’ordre et la stabilité » et la lutte contre le « terrorisme ».

Les Émirats arabes unis ne font aucune mention du fait qu’ils ont eux-mêmes joué un rôle stratégique dans le renversement de la présidence civile de Mohamed Morsi en créant un prétexte exploitable par l’armée.

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Les EAU ont propagé le même discours lorsqu’ils ont facilité la montée en puissance de Khalifa Haftar en Libye à partir de 2014.

L’ancien agent sans scrupules de la CIA était retourné en Libye dans un contexte de consolidation post-révolutionnaire pour évincer le Parlement élu et purger le pays du « terrorisme » – une étiquette utilisée à tort et à travers contre toute forme d’opposition politique à son ambition de consolidation d’un régime militaire.  

Abou Dabi et Le Caire ont apporté un soutien financier, opérationnel et matériel à l’opération « Dignité » de Haftar, donnant à son armée de milices un avantage opérationnel sur ses opposants – notamment parce qu’elle a pu compter sur la puissance aérienne combinée des Émirats arabes unis et de l’Égypte.

Maintenir le statu quo

En Algérie – pays souvent décrit comme une armée dotée d’un État –, les manifestations de masse qui se poursuivent et le départ d’Abdelaziz Bouteflika ont créé un terrain propice à une transition pacifique vers un régime civil.

Néanmoins, certains considèrent le chef de l’état-major algérien, Abdel Gaïd Salah, comme un obstacle potentiel qui, désireux de défendre les intérêts institutionnels et commerciaux de l’armée, s’oppose à tout ordre contraire au statu quo – ce que saluent les EAU.

Gaïd Salah a été vu à plusieurs reprises aux EAU depuis le début des manifestations et a noué des relations amicales avec les dirigeants d’Abou Dabi au cours des dernières années. Tout comme ces derniers, le chef de l’état-major algérien pense qu’une armée forte est nécessaire pour garantir la stabilité et voit dans l’islamisme une menace stratégique.

Au Soudan, l’armée a pris le contrôle du pays après des mois de manifestations violentes, destituant le président Omar el-Béchir et promettant de transférer le pouvoir à un gouvernement civil après une période de transition de deux ans.

La guerre d’Abou Dabi dans l’espace de l’information a déjà porté ses fruits dans le contexte libyen, où la France a adopté le récit de la « stabilité autoritaire »

Alors que les manifestants soudanais se félicitent de l’arrestation de Béchir, l’armée espère assurer la survie à long terme de son État profond. Suite à la démission du ministre de la Défense et président du Conseil de transition militaire Awad Ahmed Ibn Auf après seulement 24 heures, le nouveau chef de la transition, le général Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan, apparaît comme l’homme fort idéal pour Abou Dabi.

Ce dernier s’est en effet révélé être un partenaire fiable des Émirats dans la guerre au Yémen et est l’un des rares chefs militaires soudanais à n’avoir aucun lien avec l’ancienne garde islamiste.

Le problème du discours émirati de la « stabilité autoritaire » réside donc dans sa défense d’un autoritarisme militariste qui sape le pluralisme sociopolitique et réprime la société civile dans le but d’inverser les réalisations du Printemps arabe.

Guerre des mots

Le danger de ce discours réside dans le fait qu’il est normalisé en Occident, où les réseaux de désinformation des EAU cherchent à gagner les cœurs et les esprits des journalistes, des groupes de réflexion et des responsables politiques afin qu’ils adoptent une vision du monde simpliste qui fait le jeu des islamophobes et des orientalistes.

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La guerre d’Abou Dabi dans l’espace de l’information a déjà porté ses fruits dans le contexte libyen, où la France a adopté le récit de la « stabilité autoritaire » face aux exécutions perpétrées par le groupe État islamique (EI) à la porte de l’Europe, atrocités qui ont été diffusées en direct.

Depuis, Paris a tenu à soutenir politiquement et militairement le seigneur de la guerre d’Abou Dabi, prenant le risque de voir ainsi Haftar devenir le visage d’une armée sans État.

Les néo-conservateurs de la Maison Blanche de Trump ont également souscrit à ce récit.

Lors de sa récente visite, Abdel Fattah al-Sissi, l’homme fort des Émirats arabes unis en Égypte, a été honoré à Washington en tant que garant de la stabilité. Là encore, le discours sur la « stabilité autoritaire » est adopté sans aucune considération stratégique pour les conséquences à long terme.

Le régime de Sissi est devenu un exemple éclatant d’armée dotée d’un État qui sert une petit clique au dépit de la majorité de la population, encourageant involontairement les masses opprimées mais connectées à se redresser pour mener une autre révolution.

Malgré tous les efforts déployés par les EAU, le génie de la révolution populaire a été libéré, démontrant qu’aucun militaire autoritaire n’est à l’abri du pouvoir cumulé d’individus qui se sentent aliénés et privés de leurs droits par des dictateurs héréditaires en uniforme.

Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des gouvernements et des entreprises au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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