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Comment le terrorisme sert efficacement nos gouvernements

Deux ans après Charlie Hebdo, alors que nos gouvernements se disent engagés dans une « lutte sans merci contre le terrorisme », il semble que ce dernier serve en fait les intérêts, objectifs et stratégies des régimes qu’il attaque

Alors que les attentats se multiplient en Occident comme ailleurs, le terrorisme apparaît souvent comme rien de moins qu’un véritable don du ciel pour les gouvernants occidentaux et orientaux. De Poutine à Assad, de Sissi à Erdoğan, le terrorisme est devenu l’indispensable allié objectif de tous les dictateurs et autocrates occidentaux et orientaux, quand bien même ceux-ci prétendent hypocritement le combattre.

Dans une moindre mesure, cela est également le cas des régimes démocratiques, dont celui de la France. Leurs leaders, de plus en plus contestés, méprisés, voire franchement haïs, trouvent eux aussi dans l’existence d’ennemis extérieurs ou intérieurs (État islamique ou terroristes nationaux) une source salvatrice de relégitimation, un moyen de compenser leur déficit démocratique, et un alibi fort pratique pour justifier leurs propres tendances autocratiques. 

Le terrorisme est devenu l’indispensable allié objectif de tous les dictateurs et autocrates occidentaux et orientaux, quand bien même ceux-ci prétendent hypocritement le combattre

Soyons clairs cependant : nous ne suggérons pas ici que nos gouvernants se réjouissent de ces attaques meurtrières ou les appellent secrètement de leurs vœux, mais simplement qu’ils en profitent énormément, les exploitent savamment à leur profit et qu’ils n’ont objectivement aucun intérêt, bien au contraire, à ce que ce que le terrorisme disparaisse totalement.

La peur : une pratique politique depuis longtemps théorisée

Les bénéfices que trouvent les gouvernements à maintenir leurs populations dans l’obsession de la « menace djihadiste » sont innombrables et il faudrait des livres entiers pour les recenser tous. Les grands penseurs du politique, de Machiavel à Hume, ont depuis longtemps bien compris et théorisé la nécessité de la peur comme l’une des fondations essentielles de la gouvernance et de la domination. Comme le résume de façon concise et percutante le chercheur Robert Higgs : « Sans la peur, aucun gouvernement ne tiendrait plus de 24 heures. »

Hommages aux victimes des attentats de janvier et novembre 2015 à Paris, place de la République, le 6 janvier 2016 (MEE/ Roxanne D’Arco)

Actualisant Machiavel, Hobbes et Carl Schmitt, les philosophes et historiens Patrick Boucheron et Corey Robins nous ont plus récemment rappelé que la peur – comment la produire, l’exacerber, la susciter et l’alimenter – a toujours été constitutive de l’exercice du pouvoir politique, qu’il soit démocratique ou tyrannique :

« Sans la peur, aucun gouvernement ne tiendrait plus de 24 heures »

- Robert Higgs

« Les pouvoirs politiques font un usage constant de la peur, soit en désignant une menace susceptible d’ébranler une forme de cohésion nationale, soit en concentrant l’attention de la population sur des forces politiques qui seraient à même de rompre l’esprit des institutions et de notre vie collective. […] La peur est un projet politique qui s’élabore par le biais des autorités, de l’idéologie et de l’action collective. » (Patrick Boucheron et Corey Robin, L’Exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, PUL, 2015, pp. 9, 38)

Du bon usage national du terrorisme

Aujourd’hui, en Occident comme ailleurs, la peur et la rhétorique de la « menace terroriste » sont devenus un véritable mode de gouvernance, voire de régime politique. Quand elle n’est pas assez forte, on en vient même à l’inventer, comme dans ces cas où la police canadienne ou étatsunienne crée elle-même des « djihadistes » et de faux attentats.

Cette psychose habilement entretenue permet à des despotes eux-mêmes terroristes (Sissi et ses tueries d’opposants civils en Égypte, Assad et Poutine et leurs massacres de Syriens, Arabie saoudite et ses bombardements meurtriers au Yémen, etc.) de faire oublier qu’ils sont encore plus meurtriers que ceux qu’ils nomment « terroristes » en se présentant comme des « remparts contre le djihadisme ». Ces criminels d’État diffractent ainsi sur ces bêtes noires fort utiles que sont l’État islamique, Boko Haram ou al-Qaïda l’attention qui pourrait se porter sur leurs propres crimes contre l’humanité, en général bien pires.

Des fleurs et des photos de victimes sont placées près de l'entrée du night-club Reina à Istanbul le 3 janvier après une attaque revendiquée par l’État islamique (Reuters)

La peur des « barbus » justifie aussi la confiscation violente du pouvoir, comme lors du coup d’État sanglant de Sissi en Égypte qui a mis fin à l’expérience démocratique de son pays et y a étouffé dans l’œuf le Printemps arabe.

Elle sert à maintenir l’ordre colonial (on devrait plutôt dire le désordre postcolonial) hérité de Sykes-Picot, alors qu’il est devenu évident que cet « ordre » est insoutenable et insupportable pour un nombre croissant de peuples moyen-orientaux, mais pas pour certains de leurs gouvernants qui se battent au moins autant, sinon plus, que les pays occidentaux pour maintenir ces frontières, dont leur survie dépend. 

« Coinçant les populations entre le marteau et l’enclume, ces non-choix artificiels et forcés constituent une forme de chantage totalitaire destiné à garantir docilité et obéissance civile »

- Hicham Alaoui

Le prince marocain Hicham Alaoui l’a ainsi expliqué : « La psychose collective du terrorisme sert également à enfermer des populations entières dans des fausses alternatives du style ‘‘liberté ou sécurité’’, ‘’terrorisme ou État policier’’, voire, dans des pays comme l’Arabie saoudite et la Syrie, ‘’dictature étatique sanglante à la Assad ou extrémisme à la Daech ? Il faut choisir’’.

« Coinçant les populations entre le marteau et l’enclume, ces non-choix artificiels et forcés constituent une forme de chantage totalitaire destiné à garantir docilité et obéissance civile. Dans de nombreux cas, ils offrent un alibi facile pour le maintien de régimes autocratiques (Égypte, États du Golfe, Syrie, Irak, etc.). La plupart des États arabes, contrairement à ce qu’ils assurent, ne sont nullement pressés de voir disparaître la menace djihadiste, qui leur fournit un prétexte en or pour bloquer toute réforme démocratique. »

Et c’est justement là, dans la fausse alternative du « Moi ou le Chaos », dans ce chantage au moindre mal (Assad ou Daech ?) que l’État islamique trouve son utilité, son efficacité et sa productivité politique pour ces gouvernants, qui peuvent générer contre lui un faux consensus national leur permettant de se maintenir au pouvoir, de l’accaparer par la violence et de réprimer brutalement toute dissidence interne (le cas Erdoğan notamment).

Dans les démocraties, le même opportunisme de crise

En France, la psychose du terrorisme mais aussi simplement de « l’islam radical » ou « politique » (la différence entre les trois étant désormais gommée) sert tout bonnement à censurer, expulser ou bannir les musulmans que l’on n’aime pas (le cas de Tariq Ramadan) et, au-delà, à réprimer la dissension politique, comme lorsque le gouvernement Valls interdit cyniquement les manifestations écologistes lors de la Conférence de Paris sur le climat en prétextant hypocritement qu’elles pourraient constituer une menace à l’ordre public.   

En France, la psychose du terrorisme mais aussi simplement de « l’islam radical » ou « politique » (la différence entre les trois étant désormais gommée) sert tout bonnement à censurer, expulser ou bannir les musulmans que l’on n’aime pas

« À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles », entend-on partout. Du coup, un Manuel Valls peut désormais se permettre de qualifier l’État de droit et nos libertés fondamentales de « judiciarisme » dont, « en temps de guerre », on ne peut plus se permettre de s’embarrasser. Nicolas Sarkozy, lui, voulait se débarrasser des « arguties juridiques », tandis qu’Éric Ciotti, de la « droite décomplexée », suggère d’oublier l’État de droit sous prétexte que les terroristes, eux, ne le respectent pas.   

Des policiers et secouristes se tiennent près du poids-lourd utilisé pour foncer dans la foule le soir du 14 juillet à Nice, France (AFP).

Sur l’autre rive de l’Atlantique, outre l’engloutissement de sommes hallucinantes dans les appareils sécuritaires genre Homeland Security au plus grand bonheur de l’establishment militaire et de tous ceux qui gravitent autour de lui, dont nombre de think tanks, universitaires et chercheurs, la « lutte contre le terrorisme » a justifié l’expansion dramatique des pouvoirs de l’exécutif. De ce fait, le président et ses services de renseignements peuvent désormais décider de l’assassinat (y compris secret) de toute personne étatsunienne ou étrangère désignée comme une « menace terroriste ». Et ce bien évidemment en dehors du cadre et des garanties judiciaires habituelles en droit américain (habeas corpus, droit à un jugement, etc.).

Or même devant de telles outrances et dérives autocratiques, personne ne bronche. « Il faut bien combattre le terrorisme », bêle-t-on en cœur au pays de Voltaire.

Autres utilités de la psychose du terrorisme : elle permet à nos gouvernements de faire diversion et de détourner l’attention et les débats loin des problèmes socioéconomiques (chômage, stagnation du pouvoir d’achat, déclassement) sur lesquels ils se cassent les dents.

Ainsi, d’une façon presque impensable, alors que les Français étaient encore une fois dans la rue pour tenter de refondre politique, économie, culture et société et que Nuit debout (qui s’est depuis éteint) commençait à ressembler à un mouvement proto-révolutionnaire faisant tache d’huile, Manuel Valls a ressorti l’épouvantail de « l’islamisme ». Agitant comme à son habitude la peur du barbu-en-train-de-conquérir-nos-quartiers, il a déclaré, en guise de diversion : « Bien sûr, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire. » De quoi en rester soufflé. 

Autres utilités de la psychose du terrorisme : elle permet à nos gouvernements de faire diversion et de détourner l’attention et les débats loin des problèmes socioéconomiques (chômage, stagnation du pouvoir d’achat, déclassement) sur lesquels ils se cassent les dents

Chômage, crise économique, crise de la croissance, crise du logement, corruption financière planétaire, inégalités qui explosent, précarité qui gagne toutes les couches sociales, paupérisation de tous sauf des fameux « 1% », tout cela serait donc au mieux secondaire pour un Premier ministre (désormais candidat présidentiel) qui affirme, toute honte bue, que ce qui compte, le vrai problème, le véritable danger pour la France et l’Europe, c’est le voile des musulmanes. 

Pour des armées et forces de police françaises depuis des années soumises à des coupures budgétaires et des restrictions d’effectifs draconiennes, la nouvelle donne créée par les attentats n’est rien de moins que du pain béni, un miracle inespéré qui a poussé le gouvernement à faire un volte-face immédiat sur les budgets et recrutements des forces de sécurité : après Charlie Hebdo, les milliers de suppressions de postes prévues ont été immédiatement annulées, le budget de l’armée s’est soudain vu augmenté de 4 milliards d’euros malgré la rigueur budgétaire, et tous les budgets sécuritaires sont désormais revus à la hausse à chaque attentat. Dans le même temps, les prérogatives des forces de l’ordre, dont celle d’user de leurs armes, sont dramatiquement étendues.

Plus de crise économique qui vaille, oubliée l’austérité, finies les années de vache maigre contre lesquelles armées et polices nationales ne cessaient de pester sans rien pouvoir y faire.  Et le plus beau : quelles que soient les sommes astronomiques soudain miraculeusement disponibles (uniquement) pour l’appareil sécuritaire, personne ne trouve rien à redire, chacun répétant comme un perroquet qu’« il faut bien lutter contre le terrorisme » et « se donner les moyens ».

Du bon usage international du terrorisme

Au niveau géostratégique, la « lutte contre la terreur » offre également un alibi parfait au déploiement de stratégies impérialistes et à la projection de puissance en dehors des frontières nationales. 

Au niveau géostratégique, la « lutte contre la terreur » offre également un alibi parfait au déploiement de stratégies impérialistes et à la projection de puissance en dehors des frontières nationales 

Elle a ainsi permis à une Russie en difficulté économique de faire son spectaculaire retour au Moyen-Orient via le conflit syrien et de marginaliser dans toute la région l’Union européenne et les États-Unis, ses rivaux honnis.

De même, l’État islamique offre au gouvernement turc la justification idéale pour régler son compte au PKK, étendre sa zone de contrôle au sud de sa frontière (demande de création d’une zone d’exclusion aérienne, etc.) et négocier avec l’UE en position de force via le chantage aux réfugiés syriens et la menace de les laisser filer en Europe.

Quant à l’Iran, l’État islamique autorise la colonisation croissante de l’État irakien par Téhéran et le déploiement dans la région de sa propre stratégie expansionniste contre l’Arabie saoudite.

On pourrait multiplier les exemples ad vitam eternam. Aussi meurtrier soit-il pour certains pays, l’EI n’en est pas moins devenu l’idiot utile de nos gouvernements.

Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l'islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l'Islam. Un essai intitulé « Radicalisation islamiste et menace djihadiste en Occident : le double mythe » sera publié dans quelques semaines par la Cordoba Foundation.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des urgentistes transportent une femme blessée sur le lieu d'une attaque armée perpétrée le 1er janvier 2017 dans une discothèque d’Istanbul, Turquie (AFP).

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