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En Égypte, le journalisme est un crime

Pour les militants, « le journalisme n’est pas un crime » en Égypte, mais le véritable crime c’est la façon dont la propagande d’État en est venue à remplacer le véritable journalisme

Avant de devenir officiellement journaliste, j’ai appris à tout remettre systématiquement en question. Je tiens cela d’un père qui était lui-même journaliste égyptien. Trente ans plus tard, ces mêmes remises en question à « Sissiland » risquent de vous valoir un séjour en prison.

En Égypte, la pensée indépendante et le journalisme sont effectivement devenus un crime, pendant que le véritable crime de propagande d’État est, étrangement, pris pour du vrai journalisme

Pourtant, à la lecture dans les médias occidentaux des comptes rendus de la répression, on ne pourrait pas vous reprocher de penser que l’affaire ne concerne qu’une dizaine de journalistes courageux qu’on a fait taire. Les cris de protestation des militants soutenant les journalistes arrêtés ? « Le journalisme n’est pas un crime ».

En réalité, c’est beaucoup plus compliqué. En Égypte, pensée indépendante et journalisme sont effectivement devenus un crime, pendant que le véritable crime de propagande d’État est, étrangement, pris pour du vrai journalisme

Comment les champions de la propagande sont-ils devenus « les journalistes » de l’État et comment les journalistes se sont-ils ainsi retrouvés criminalisés ? C’est le genre de dynamique tordue, à  l’initiative de l’État, qui a rendu possibles les mesures les plus répressives de l’histoire moderne des médias égyptiens.

La pire semaine pour le journalisme égyptien

Rien que la semaine dernière – la même semaine où le célèbre animateur de la chaîne Amr El Leithy, l’homme qui a récemment montré pendant son émission l’importante vidéo du conducteur de tuk-tuk, s’est retrouvé sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire – le président Abdel Fattah al-Sissi a eu le front de déclarer : « L’Égypte est le pays de la liberté ».

« Regardez la presse et les média égyptiens et vous constaterez que les gens peuvent dire ce qu’ils veulent »

- Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi

« Regardez la presse et les média égyptiens et vous constaterez que les gens peuvent dire ce qu’ils veulent », a-t-il affirmé à un journaliste de la télévision portugaise. Sans que personne ne s’en émeuve, cet entretien fut ensuite traduit en arabe et diffusé sur la télé publique.

Au début de l’année, le régime a poussé encore plus loin le bouchon dans sa guerre contre la presse : il a envahi le seul sanctuaire des journalistes égyptiens : le syndicat de la presse. Pendant la nuit du 1er mai, des hommes en armes sont venus chercher nos confrères Mahmoud el-Sakka et Amr Badr.

Le Caire, quelques jours après cette descente de police : le chef du syndicat égyptien de la presse, Yahya Qalash, pendant la Journée mondiale de la liberté de la presse, manifeste devant le syndicat du Caire (Reuters)

Ils avaient préparé d’avance les bonnes vieilles accusations de « propagation de fausses nouvelles », mais la plupart des gens ont bien compris que cette descente servait à les punir pour avoir pris clairement position contre la vente à l’Arabie saoudite de deux îles égyptiennes.

Et de nouveau, la semaine passée et pour la première fois, l’État s’en est pris au chef du syndicat de la presse égyptienne, après qu’un tribunal a décrété qu’Yahia Qalash et deux autres membres du conseil d'administration seraient condamnés à deux ans de prison pour avoir abrité Badr et Sakka dans les locaux du syndicat de la presse.

Ces deux coups durs – l’invasion du syndicat et les poursuites judiciaires « légales » à l’encontre  de ses dirigeants – ne constituent rien moins qu’une déclaration de guerre aux journalistes égyptiens qui osent ne pas rester le doigt sur la couture devant le gouvernement et cela signe le démantèlement d’un syndicat jadis puissant.

Guerre des mots

Pour les journalistes de Sissiland, « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Il arrive même que ce diktat soit explicitement formulé, comme le jour où Sissi, dans une vidéo divulguée en 2013 a déclaré : « Nous nous attachons à contrôler les médias depuis le premier jour du coup d’État militaire en 2011 ».

En réponse, l’un de ses officiers supérieurs a suggéré la politique de la carotte et du bâton : « Les médias égyptiens sont contrôlés par une poignée de 20-25 personnes… Il suffira de les attaquer de front – les terroriser ou les convaincre de nous rejoindre ».

À en juger par les initiatives déployées par Sissi depuis qu’il est président, aucun doute quant à l’option qu’il a choisie.

Les médias pro-gouvernementaux, dans leur grande variété de moyens d’expression, forment un empire de relations publiques sous couvert de journalisme. Les Égyptiens qui souhaitent des informations au sujet des désastres qui ont sévi aux quatre coins de l’Égypte en sont pour leurs frais.

Quand on sait que le taux d’analphabétisme atteint les 25%, on doit se demander pourquoi l’État investit tant d’argent et de moyens humains pour tenter de mettre les médias à sa botte. C’est tout simple : les mots comptent et les deux camps comprennent  parfaitement les enjeux de la polémique.

À l'intérieur de la machine

Armé d’un réseau complexe d’armées numériques fondées sur les réseaux sociaux qui servent aux gens un prêt-à-penser de doctrine étatique tout en s’en prenant violemment aux porte-paroles de l’opposition, le régime étrangle toute opposition, tout en faisant subir un lavage de cerveau à un public aussi épuisé que consentant.

S’il se risque à écrire au sujet de l’absence de liberté de la presse en Égypte, un auteur encourt, outre des restrictions à sa liberté, d’autres peines – et je fais ici allusion aux lois contre la diffamation, qui m’empêchent de citer des noms. Par contre, il n’existe pas de loi pour interdire de dénoncer une aussi scandaleuse stratégie étatique de désinformation.

Le cas d’école remonte aux années 50. Nasser avait engagé des officiers militaires pour exercer la censure en interne dans tous les journaux. En soixante-dix ans, le monde a radicalement changé et, de nos jours, le régime persiste à imposer à sa population une surveillance orwellienne, mais il ne peut plus se contenter des seules radios et télévision.

Le nombre d’utilisateurs Facebook a explosé en Égypte : ils sont passés de légèrement moins de quatre millions en 2010 à plus de 30 millions en 2015, soit presque un tiers de la population. Il est donc apparu indispensable aux autorités d’élaborer ce qu’il est désormais convenu d’appeler des armées numériques.

Ces groupes organisés surfent aussi sur Twitter, plus politisé, et ciblent l’opinion publique de multiples façons. L’air de rien, ces groupes s’efforcent de faire la promotion de personnalités gouvernementales, et avant tout de Sissi lui-même, en publiant des posts pro-régime, tant sur Twitter que Facebook.

Embuscade numérique

Plus pernicieux encore, ces « armées » œuvrent à influencer l’opinion publique et de manière plutôt explicite.

Dans les semaines précédant la récente dévaluation de la livre égyptienne, au titre des politiques recommandées par le FMI, ces gangs de façonneurs d’opinion ont mis tout en œuvre pour rallier l’opinion en faveur d’une affaire potentiellement minée.

Les armées numériques localisent les faiseurs d’opinion perçus comme critiques du régime et se jettent sur leur proie pour lui clouer le bec au moyen d’attaques bien orchestrées – particulièrement sur Twitter

Ces porte-paroles du régime, probablement sous la houlette de multiples agences de sécurité, ont aussi cherché à faire chuter le prix du dollar au marché noir avant la dévaluation, en encourageant la population à se débarrasser de leurs dollars – parce que, prétendaient-ils, cette monnaie perdrait beaucoup de sa valeur suite à la dévaluation – un mensonge de plus.

Cette tactique est désormais un secret bien connu parmi ceux que j’ai observés, faisant du commerce de devises sur Facebook. Mais on a bien vu quel impact considérable elle avait sur les personnes les moins instruites avec des dollars à vendre.

Les armées numériques de ces oppresseurs localisent les faiseurs d’opinion perçus comme critiques du régime et se jettent sur leur proie pour lui clouer le bec au moyen d’attaques bien orchestrées – tactique particulièrement en vogue sur Twitter

Dans certains cas, leur discours ne s’arrête pas aux insultes mais passe rapidement au registre des menaces directes. Je sais de quoi je parle, ayant moi-même fait plusieurs fois l’objet de ces attaques au vitriol : je peux témoigner que c’est parfois une expérience terrifiante. On imagine la réaction du citoyen lambda soumis à ce genre d’agression verbale. « Dissuasif » – c’est le mot qui vient tout de suite à l’esprit.

Une chose est sure : ces armées numériques ne sont arrivées ni par hasard, ni accidentellement. Vous en doutez ? Inutile de parler un mot d’arabe : cliquez sur ce lien et vous verrez quel genre de posts, en tous points semblables, se déverseront en masse sur votre écran, de la part d’« avatars » différents, espacés l’un de l’autre de quelques minutes seulement. Bienvenue dans le monde des armées numériques.

Instauration d’un monologue

À la télé, le match est encore plus sophistiqué et implicite. Souvenez-vous, cette nation est dirigée par un homme célèbre pour son mot d’ordre, « N’écoutez que moi ». Ce que recherche ce gouvernement, c’est d’imposer un monologue plutôt que d’autoriser le dialogue – et ce paradigme est assuré par la majorité des médias égyptiens.

Ces hôtes influencent les perceptions du public d’abord avec humour et intelligence, pour ensuite le faire rentrer dans le rang

C’est en termes cinématographiques que l’on comprend le plus exactement ce qui se trame sur les ondes. Les talk-shows constituent l’arme nucléaire du gouvernement et les vedettes, hommes ou femmes, qui les animent usent du charme comme arme fatale. Peu importent les noms : le point crucial de cette sombre affaire, c’est l’approche adoptée et la théorie sous-jacente à cette diffusion massive de la désinformation.

Réfléchissez une minute : ceux qui gouvernent un État policier sont issus de la police ou de l’armée et pour eux stratégie et ruse sont une seconde nature. Ainsi a-t-on un nombre X de chaînes de télé, cruciales dans une nation où un quart de la population est analphabète. Dans chacune de ces chaînes, divers animateurs font tourner une variété de spectacles et podiums. Les noms les plus célèbres profitent des plus gros audimats et le gouvernement compte sur eux tous pour qu’une grande partie de l’opinion publique lui soit acquise.

Qu’ils parlent favorablement de l’accord avec le Fonds monétaire international (FMI), institution qu’ils ont autrefois dénoncée, ou, il y a encore plus longtemps, qu’ils vocifèrent et qualifient les gens de « traîtres » pour augmenter la participation électorale après les deux premiers jours atroces de l’élection présidentielle, ces animateurs influencent les perceptions du public avec humour et intelligence d’une part, pour ensuite le faire rentrer dans le rang.

Certains font les clowns, d’autres comptent sur leur beauté plastique, quelques-uns se la jouent intello, tandis que d’autres encore admettent – et à l’antenne par-dessus le marché – qu’ils travaillent effectivement pour l’appareil de sécurité national. Quelle que soit l’importance de leur rôle respectif dans cette farce, au bout du compte, ces amuseurs se font passer pour d’authentiques journalistes, et alors là, le journalisme en Égypte mérite bien le qualificatif de criminel.

Fortifier la centrale de la désinformation

Au-delà des publicités étatiques véhiculées par ces animateurs pour consolider toujours plus le contrôle du tout-puissant petit écran, deux géants de la télé égyptienne privée, CBC et al-Nahar, ont fusionné il y a huit mois avec un troisième géant, ONTV, racheté par un très puissant partisan de Sissi, Abu Hashima : le contrôle des ondes est désormais pratiquement total.

Essayez maintenant de dénicher à la télé une couverture détaillée de la désobéissance civile, alors qu’elle prend une ampleur croissante au Soudan, pays voisin au sud de l’Égypte : je vous souhaite bien du courage. Vous préférez alors obtenir plus de détails sur le nouveau rapport de l’ONU, qui avertit de l’imminence d’une autre vague de révoltes ? Vous en entendrez certes parler, peut-être, mais ce sera dans The Economist – pas sur les ondes de la centrale de la désinformation.

Des manifestants devant le quartier général de la police du Caire en février 2016, après qu’un officier égyptien a tiré sur un conducteur, qui n’a pas survécu (AFP)

Tout comme les Frères musulmans ont essayé de contrôler le discours public au moyen d’une multitude de chaînes islamistes, l’armée, qui détient le vrai pouvoir de contrôle désormais, utilise cette trinité de chaînes étroitement liées – et ses animateurs consentants – pour régner idéologiquement sans partage.

Le contrôle étatique des médias s’impose à journaux et radios. Ces dernières continuent à jouer un rôle, surtout au sud et dans les campagnes, bien que de manière moins significative que pendant l’ère Nasser. Mais c’est la télé qui représente la plus puissante chaîne de transmission des opinions gouvernementales.

Les journalistes centristes qui traitent des questions sociales, économiques et politiques, comme Lilian Daoud dans son émission sur ONTV, sont d’abord attaqués sur les médias sociaux, ensuite par les journaux pro-gouvernementaux, et l’on n’hésite pas à user de l’arme de la xénophobie – en rappelant par exemple que Daoud est originaire du Liban. Finalement, les agences de sécurité ont pris le prétexte d’un contrat arrivé à expiration pour dissimuler leur réel objectif : mettre à la porte la populaire Liliane, et la renvoyer dans son pays au début de l’été.

Les véritables enjeux

Dans le théâtre si « nuancé » que sont devenus les médias égyptiens modernes, personne n'est innocent et tous les camps ont leurs propres arrière-pensées.

Néanmoins, certains sont motivés par le respect de leur profession, une dévotion pour la vérité et un authentique amour de la nation, tandis que d’autres, armés d’une épée de cynisme, défendent un homme sous la férule duquel leurs frères ont été tués, emprisonnés et torturés.

C'est un gouvernement qui affiche un optimisme béat, et fait insulte à l’intelligence de 93 millions d’Égyptiens. Certains gouvernements n’apprennent qu’à leurs dépens

Les analystes qui choisissent de ne voir la liberté de la presse qu’au travers du prisme de cas célèbres, la Cellule Marriot, et de personnalités comme Shawkan et Ismail Il Iskandarani, rendent un mauvais service à ceux qui essaient d’avoir une compréhension globale de la situation.

La liberté de la presse en Égypte n’est pas seulement l’affaire des quelques 63 journalistes égyptiens qu’on a réduits au silence en les jetant dans les prisons de Sissi, ou de contrôle des récits. Ce qui est en jeu, c’est le raisonnement déductif lui-même.

Sans récit alternatif, les Égyptiens, pour la plupart, continueront à passer leur temps devant la télé, à se laisser formater par le gouvernement comme l’argile les mains d’un potier.

Or, nous avons à faire à un gouvernement qui affiche un optimisme béat, et fait insulte à l’intelligence de 93 millions d’Égyptiens. Certains gouvernements n’apprennent qu’à leurs dépens.

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram OnlineMada MasrThe New ArabMuftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des centaines de journalistes manifestent devant le quartier général du syndicat de journalistes au Caire le 4 mai 2016, en demandant le renvoi du ministre de l'Intérieur deux jours après une descente de police sans précédent, venue arrêter deux reporters (AFP)

Traduction de l’anglais (original) de [email protected].

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