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En Syrie, les Russes mènent aussi une guerre de l’information

L’intervention en Géorgie en 2008 a été désastreuse pour l’image de la Russie. Mais Moscou a appris de ses erreurs et accompagne désormais ses opérations militaires d’une stratégie médiatique

Depuis les années 2000, la Russie a mené deux campagnes militaires, en Géorgie et en Ukraine, avant de s’imposer en Syrie à partir de 2015. En parallèle, nous avons assisté à l’affaiblissement du rôle de l’Occident dans le règlement de la crise en Syrie. 

Aujourd’hui, la Russie n’est pas seulement devenue un partenaire incontournable dans le règlement de ce conflit armé : elle possède désormais un statut de pays clé qui dominera les processus en Syrie et plus globalement au Moyen-Orient. Pour preuve, la signature de deux accords entre Moscou et Damas sur la location gratuite de deux bases militaires syriennes pour 49 années, évoquée dans Middle East Eye

Des soldats russes et syriens montent la garde près d’affiches représentant le président syrien Bachar al-Assad et son homologue russe Vladimir Poutine, à l’extrémité est de la province d’Idleb, le 20 août 2018 (AFP)

Autre signe de cette influence grandissante : le lancement, en 2017, du processus dit d’Astana, à l’initiative de la Russie, de la Turquie et de l’Iran. Après avoir assuré sa domination dans le pays, il est évident que le Kremlin cherche à la préserver et l’étendre dans la région tout en coordonnant la reconstruction de la Syrie avec la participation d’autres acteurs, dont les Occidentaux.

Avant d’en arriver là, la Russie menait ses campagne militaires en utilisant ses forces conventionnelles, notamment l’aviation dans les bombardements des villes syriennes, ainsi qu’en s’appuyant sur les sociétés militaires privées comme Wagner Group.

Dans la pensée russe, la guerre de l’information ne se limite pas dans le temps : elle perdure sans prendre en compte la situation des relations entre les États

Mais la campagne militaire de 2008 en Géorgie changea la donne. La Russie essaya de présenter son intervention comme une « imposition de la paix » tout en accusant le leadership géorgien d’avoir commis le « génocide » du peuple ossète.

Si en Russie et majoritairement dans l’espace russophone, ces récits du Kremlin ont été plutôt acceptés, en Occident il apparut clairement que la Russie avait violé la souveraineté de la Géorgie et occupé une partie du territoire. La Russie avait perdu la guerre de l’information.

Depuis, Moscou a revu et affiné son approche en faisant de la guerre de l’information un élément indissociable de toute intervention militaire. En tenant compte de son infériorité en termes d’armes conventionnelles (par rapport aux États-Unis ou à l’OTAN), le leadership soviétique puis russe a cherché à développer une approche asymétrique dans laquelle s’inscrit le concept de guerre de l’information.

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Pour la Russie, la guerre de l’information comprend des opérations ayant pour objectif d’influencer la population d’un pays cible, mais couvre aussi toute une palette d’autres activités allant de l’espionnage et des « mesures actives » – à l’image de l’opération Toucan menée conjointement par le KGB et le G2 cubain dans les années 1970 avec pour objectif de discréditer le régime d’Augusto Pinochet en Chili – aux opérations psychologiques et cyberattaques. 

Pour Moscou, la guerre de l’information n’est pas réservée aux pays adversaires, elle cible également les pays « neutres » et même les alliés comme la Biélorussie ou le Kazakhstan. 

De plus, dans la pensée russe, la guerre de l’information ne se limite pas dans le temps : elle perdure sans prendre en compte la situation des relations entre les États.

La manipulation de la conscience publique

Si en Russie, les chercheurs cherchent encore à donner une définition exacte de la guerre de l’information, nous pouvons nous appuyer sur plusieurs définitions données dans les documents stratégiques russes déjà existants, notamment la doctrine militaire, la stratégie de la sécurité nationale ainsi que la doctrine de la sécurité informationnelle.

La stratégie de la sécurité nationale russe en vigueur caractérise la situation dans le monde comme « de plus en plus influencée par la confrontation croissante dans l’espace informationnel mondial» et souligne que l’utilisation des technologies informationnelles et de la communication servent à atteindre les objectifs géopolitiques « à travers la manipulation de la conscience publique ». 

Le président russe Vladimir Poutine écoute son homologue syrien Bachar al-Assad lors d’une réunion au Kremlin à Moscou en octobre 2015 (AFP)

La dernière version de la doctrine militaire, adoptée en 2014, précise également les caractéristiques des conflits militaires modernes. 

Nous pouvons y lire que le conflit armé moderne est caractérisé par « l’utilisation complexe de la force militaire, des mesures politiques, économiques, informationnelles et d’autres mesures non militaires mises en œuvre avec une large utilisation du potentiel protestataire de la population et des forces d’opérations spéciales ». 

Le volet informationnel est également abordé, ainsi que l’utilisation des sociétés militaires privées et la création d’une zone d’opérations militaires permanentes, ce que nous avons pu observer tout au long de la campagne syrienne.

Pour la Russie, la guerre de l’information est une confrontation entre les États dans l’espace informationnel dans l’objectif d’endommager les systèmes, les processus et les ressources de l’information

Il est à noter que la Russie a été l’un des premiers pays à conceptualiser l’espace d’information avec la sortie de la doctrine de la sécurité informationnelle en 2000. 

La nouvelle version de cette doctrine a vu le jour en 2016 et définit la sécurité informationnelle russe comme « la mise en œuvre de mesures interdépendantes d’ordre juridique, organisationnel, d’enquête opérationnelle, de renseignement, de contre-espionnage, scientifique et technique, d’analyse du personnel, d’économie et autres, pour prévoir, détecter, dissuader, prévenir, repousser les menaces à l’information et éliminer les conséquences de leur manifestation ».

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Pour la Russie, la guerre de l’information se résume à une confrontation entre les États dans l’espace informationnel dans l’objectif d’endommager les systèmes, les processus et les ressources de l’information, les infrastructures critiques, les systèmes politiques, économiques et sociaux, et à un traitement psychologique massif de la population dans le but de déstabiliser la société et l’État. 

La couverture médiatique de la Russie et de ses activités en Syrie ainsi que la discréditation des pays occidentaux revêt une réelle importance pour Moscou. 

Les appétits de Russia Today

Face à ce que la Russie qualifie de « propagande » occidentale, quels sont les médias actionnés par Moscou ? 

La chaîne télévisée russe Russia Today (RT), d’abord, qui se présente comme une chaîne « proposant un point de vue alternatif sur tous les grands événements du monde ». Autre géant : Sputnik, agence d’information russe apparue en 2014 après la restructuration de l’agence d’information internationale RIA Novosti et la radio La Voix de la Russie.

Salle de rédaction de la chaîne d’information Russia Today à Moscou (AFP)

RT et Sputnik, qui dépendent de fonds publics russes, sont au cœur de l’influence médiatique russe émettant en plusieurs langues étrangères.

Dans les pays arabophones, les médias russes ayant une version arabe, réclament le leadership. En août dernier, RT s’est déclaré premier portail en arabe dépassant largement CNN, Al Jazeera et Al Arabiya en visites uniques au cours de six mois consécutifs. 

En quelques années seulement, la Russie a pu augmenter de manière significative sa présence médiatique chez les arabophones. 

Considérant l’échec de la couverture médiatique russe au cours de l’intervention en Géorgie en 2008, la Russie a revu ses erreurs. Ce travail a été mené à plusieurs niveaux, avec des chercheurs universitaires, des médias et des fonctionnaires de l’État, notamment le ministère de la Défense.

Il y a quelques années a émergé la « doctrine Guérassimov », rédigée par Valéri Guérassimov, chef d’état-major de l’armée russe. En réalité, il ne s’agit pas d’une doctrine, mais d’un article daté du 28 février 2013, « L’importance de la science est en prévision », il résume l’approche russe face aux conflits armés et le rôle prépondérant de l’information et des unités spéciales dans les nouveaux conflits. Pour cela, il s’est appuyé sur les anciens travaux soviétiques sur la guerre de l’information et sur les approches développées, par exemple, par le colonel Komov dans les années 1990.

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Pour comprendre la place du « volet informationnel » de cette guerre de l’information menée par la Russie en Syrie, il est important d’analyser les récits que le Kremlin essaie de promouvoir dans ce pays, en accusant d’autres acteurs comme al-Nosra d’avoir planifié les attaques chimiques, ou comme les Occidentaux d’avoir aggravé la situation sécuritaire dans le pays. 

Précision : alors que RT et Sputnik dominent l’espace informationnel arabophone, en Syrie, l’agence de presse étatique Sana, qui reste toujours assez consultée, relaie également des informations publiées par RT et Sputnik.

Cette stratégie de « désinformation » n’est pas propre à la Syrie : comme le démontre le rapport « Kremlin Information Warfare in the Balkans », les Russes l’utilisent également dans les Balkans.

À titre d’exemple, voici quatre articles (trois publiés par RT et un par Sputnik) publiés entre le 25 août et le 16 novembre 2018. 

Sur cette photo, dans un premier article, Sputnik accuse l’Occident d’avoir fourni des armes chimiques à al-Nosra. Un autre article publié par RT désigne les Casques blancs comme une organisation terroriste créée par l’Occident et explique qu’elle prépare une attaque au gaz chloré « fourni par l’Occident ». 

Le troisième article de RT dévoile la position du ministère des Affaires étrangères, exprimée par Maria Zakharova, son porte-parole, qui accuse l’Occident de vouloir utiliser du gaz chloré « déjà livré par l’Occident au Front al-Nosra afin de trouver un prétexte pour mener des frappes aériennes dans le pays ». 

Enfin, le quatrième article évoque une grande opération prétendument préparée en Syrie de manière conjointe par les Britanniques, les Américains et les Français afin que les « terroristes » puissent reprendre la ville d’Alep et de Hama.

Ces articles ne reflètent pas forcément l’état des choses et servent à créer une image négative de l’Occident et à le désigner comme responsable des événements en Syrie. Une promotion facilitée par la perception négative de l’invasion américaine de l’Irak, considérée également par la majorité des Arabes comme une cause majeure de l’émergence du groupe État islamique.

- Denys Kolesnyk est analyste politique, spécialiste des pays de l’Europe centrale et orientale (PECO), de la Russie et de sa politique de défense. Ses articles ont été publiés dans la revue allemande European Security & Defence ou encore sur le site ukrainien Evropeyska Pravda. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @denkolesnyk.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Photo : le président russe Vladimir Poutine, son ministre de la Défense Sergueï Choïgu (à droite) et le chef d’état-major Valéri Guérassimov (à droite) discutent pendant que l’armée russe effectue des exercices près de la ville de Chita, dans l’est de la Sibérie, le 17 juillet 2013 (AFP).

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