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Après le burkini, l’abaya : nouvel épisode dans le dévoiement de la laïcité en France

Après le burkini, c’est à présent sur la question de l’abaya que le gouvernement français instrumentalise la laïcité pour exclure les musulmans. Mobiliser une grille de lecture basée sur le droit peut permettre d’y voir plus clair
« Tout comme un administré qui se rend à sa municipalité pour renouveler un document d’identité, un élève de l’enseignement public est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre va même à l’encontre de ce principe » – Mehmet Saygin (AFP/Loïc Venance)
« Tout comme un administré qui se rend à sa municipalité pour renouveler un document d’identité, un élève de l’enseignement public est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre va même à l’encontre de ce principe » – Mehmet Saygin (AFP/Loïc Venance)

Histoire de respecter la « tradition » instaurée depuis un certain nombre d’années, à savoir pas de période estivale sans polémique liée à l’islam, le 27 août, le nouveau ministre français de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, a annoncé à la télévision : « J’ai décidé qu’on ne pourrait plus porter l’abaya à l’école. » Et de préciser : « Lorsque vous rentrez dans une salle de classe, vous ne devez pas être capable d’identifier la religion des élèves en les regardant. »

Ce sujet comporte plusieurs angles d’analyse, notamment politique et sociologique. Les lignes qui suivent mobiliseront plutôt une grille de lecture basée sur le droit et se limiteront dès lors autant que possible à rappeler les quelques balises juridiques qu’il est nécessaire d’avoir à l’esprit dans le cadre de cette actualité.

C’est le fait d’interdire le port de signes convictionnels à des élèves au nom de la laïcité qui constitue une entorse à la laïcité et même un contresens élémentaire

Mais d’abord, il convient de souligner que ce nouvel épisode survient dans un contexte particulier : celui de la publication d’une note des services de l’État qui indique une importante augmentation des « atteintes à la laïcité à l’école » depuis l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020.

Sur la seule année scolaire 2022-2023, 4 710 signalements pour « atteintes à la laïcité à l’école » ont ainsi été recensés, soit une hausse de 150 % en un an.

Par ailleurs, nous sommes en contexte d’après-adoption de la loi « anti-séparatisme », qui avait marqué une étape importante dans le dévoiement de la laïcité française.

Dans la mesure où environ 40 % de ces signalements portent sur le port par les élèves de signes convictionnels, ces « atteintes à la laïcité à l’école » n’en sont pas vraiment.

Au contraire, c’est le fait d’interdire le port de signes convictionnels à des élèves au nom de la laïcité qui constitue une entorse à la laïcité et même un contresens élémentaire. Voici pourquoi.

Qu’est-ce que la laïcité et concerne-t-elle les élèves ?

La laïcité est un principe d’organisation de l’État qui repose sur plusieurs autres principes cumulés : l’égalité, la non-discrimination, la liberté religieuse et la non-ingérence réciproque entre les Églises et l’État. La laïcité ainsi définie est synonyme de neutralité de l’État.

Le ministre Attal entend adopter une circulaire d’interprétation de l’article L-141-5-1 de la loi du 15 mars 2004 lequel, pour rappel, stipule ce qui suit : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

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Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un « dialogue avec l’élève ».

Cette disposition légale interdit aux élèves des écoles, collèges et lycées publics le port de signes convictionnels (plus exactement ceux qui sont « ostensibles », notion hautement floue qui peut arbitrairement englober tout marqueur de visibilité), et ce au nom de la laïcité.

Or, le principe de laïcité, qui implique la neutralité de l’État, ne concerne par définition pas les usagers du service public. Tout comme un administré qui se rend à sa municipalité pour renouveler un document d’identité, un élève de l’enseignement public est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre va même à l’encontre de ce principe.

Seuls les prestataires du service public sont tenus de faire preuve de neutralité dans l’exercice de leur fonction, c’est-à-dire dans le service qu’ils rendent à la population.

Indépendamment de la question de savoir si une abaya (ou un qamis, puisque le ministre a dans un second temps précisé que ce vêtement porté, lui, par les garçons serait aussi concerné par l’interdiction) est une tenue religieuse « par nature » ou « par destination », il faut donc remarquer qu’en interdire le port par les élèves accentuerait de toute façon l’entorse « originelle » à la laïcité que représente la loi du 15 mars 2004.

Abaya : tenue religieuse « par nature » ou « par destination » ?

Une fois ce recadrage effectué, nous pouvons passer à la question de savoir si une abaya (ou un qamis donc) constitue une tenue religieuse « par nature » ou « par destination ». Pour mieux observer que, juridiquement, il n’y a pas lieu de faire pareille distinction.

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Dans un État de droit démocratique se revendiquant du principe de laïcité, il y a lieu de considérer qu’une tenue (ou une pratique quelle qu’elle soit) est religieuse dès lors que la personne concernée et elle seule la considère, subjectivement, comme religieuse.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits humains l’a clairement rappelé dans de multiples arrêts en lien avec le port de signes convictionnels. En ce sens, la religiosité d’un signe ou d’une tenue est d’office le résultat d’une « destination ».

En d’autres termes, il revient à la seule personne concernée de considérer si sa tenue est religieuse ou non. Foulard, robe, abaya, qamis, masque de Mickey ou encore passoire pastafarienne, peu importe : toute tenue est religieuse si – et seulement si ! – c’est le sens que lui confère la personne qui la porte.

Personne ne peut se substituer à la personne concernée pour décréter à sa place que la tenue qu’elle porte est religieuse (ou areligieuse), que ce soit « par nature » ou « par destination ».

C’est d’autant plus vrai s’agissant de l’État et du politique. Les pouvoirs publics ne peuvent ainsi adopter aucune circulaire, réglementation ou législation qui décrète la signification de tel ou tel vêtement d’un point de vue religieux.

Personne ne peut se substituer à la personne concernée pour décréter à sa place que la tenue qu’elle porte est religieuse

De même, ils ne peuvent, pour fonder leurs politiques, invoquer la position de quelque « autorité » ou institution religieuse que ce soit pour décréter la signification de tel ou tel vêtement porté par les adhérents à cette religion.

Concrètement, l’État français ne peut donc pas décider que l’abaya est d’office un vêtement religieux parce qu’il a interrogé le Conseil français du culte musulman (CFCM) et que celui-ci a décrété qu’il s’agit d’un vêtement religieux.

L’inverse est tout aussi vrai : l’État français ne peut pas décider que l’abaya est d’office un vêtement areligieux parce que le CFCM aurait décrété qu’il ne s’agit pas d’un vêtement religieux.

Respect de la vie privée

Vu qu’il faut s’en référer à la personne concernée elle-même pour apprécier la religiosité de la tenue qu’elle porte, faut-il alors interroger chaque personne individuellement pour en avoir le cœur net sur les motivations qui sous-tendent ce choix vestimentaire ? Non.

Car intervient un autre principe fondamental dans un État de droit démocratique respectueux des droits fondamentaux : le respect de la vie privée.

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Un principal ou proviseur dans un lycée public, en sa qualité de représentant des pouvoirs publics en contexte scolaire, n’a pas à interroger des élèves sur des choix que ceux-ci font pour eux-mêmes.

Son pouvoir d’intervention se limite à encadrer voire sanctionner des actes ou comportements qui contreviennent aux garde-fous prévus à l’article 9 § 2 de la Convention européenne des droits humains, notamment l’ordre public et les droits et libertés d’autrui.

Et porter un vêtement, que ce soit par conviction religieuse, en vertu d’une certaine conception de la pudeur (dont la religion, peu importe laquelle, n’a d’ailleurs pas le monopole) ou pour toute autre convenance personnelle, cela ne porte atteinte ni à l’ordre public ni aux droits et libertés d’autrui, par exemple ceux des élèves qui choisissent de ne pas le porter.

Durant ce second quinquennat, le président français Macron et son gouvernement semblent décidés à poursuivre sur leur lancée, voire à atteindre de nouveaux sommets en matière d’instrumentalisation de la laïcité et d’exclusion des musulmans.

Comme je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises, cette politique met à terme en danger les droits fondamentaux de tous, musulmans comme non-musulmans.

S’en accommoder ou détourner le regard aujourd’hui parce que cela ne vise de prime abord « que » les musulmans, c’est se priver demain de toute crédibilité voire de possibilité de s’y opposer lorsque ces précédents seront utilisés contre d’autres composantes de la population. C’est donc maintenant qu’il faut dire stop, au nom de nos valeurs communes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mehmet Saygin est titulaire d’un master en droit et d’un master en science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est spécialisé en droit public, en droit social, en droit du travail et en liberté religieuse. Il est conseiller juridique au sein d’une fédération d’employeurs du secteur non marchand et il est par ailleurs chargé de cours de législation sociale dans l'enseignement supérieur. Parmi ses centres d’intérêt, la laïcité, la séparation Églises/État, les droits et libertés fondamentaux et la lutte contre les discriminations. Il prend activement part à la lutte contre ces dernières et participe régulièrement à des conférences et des séminaires sur ces différents sujets. Il est l’auteur de nombreux articles et d’un livre intitulé La Laïcité dans l’ordre constitutionnel belge (2015, éditions Academia, préface d’Hervé Hasquin).
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