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La France et l’Algérie ont des perceptions inconciliables de l’histoire

Les relations algéro-françaises ont amorcé un réchauffement remarqué depuis la réélection d’Emmanuel Macron. Mais le poids de l’histoire risque de rendre cette embellie éphémère, car sur le lourd contentieux de la mémoire, l’incompréhension reste totale et le fossé infranchissable
Emmanuel Macron a été, le 16 octobre 2021, le premier président français à commémorer la répression brutale d’une manifestation du 17 octobre 1961, en faveur de l’indépendance de l’Algérie, au cours de laquelle au moins 120 Algériens ont été tués. Un geste accueilli en Algérie dans l’indifférence (AFP/Rafael Yaghobzadeh)
Emmanuel Macron a été, le 16 octobre 2021, le premier président français à commémorer la répression brutale d’une manifestation, le17 octobre 1961, en faveur de l’indépendance de l’Algérie, au cours de laquelle au moins 120 Algériens ont été tués. Un geste accueilli en Algérie dans l’indifférence (AFP/Rafael Yaghobzadeh)

Le minibus bondé prend difficilement le virage en épingle à cheveux, sur la route escarpée qui mène là-haut, vers la montagne. Il roule lentement, ralentissant le flot de véhicules qui suivent. 

À bord du bus, une trentaine de personnes, beaucoup d’âge mûr, mais aussi quelques jeunes, pas de femmes. Ils viennent de Zéralda, à l’ouest d’Alger

Comme beaucoup d’autres, ils ont loué le bus pour la journée, ce 5 mai 2022, afin d’effectuer une sorte de pèlerinage à Ouled Bouachra, au sud de Médéa, à 130 kilomètres au sud-ouest de la capitale, là où une stèle a été érigée à la mémoire de Si M’Hamed Bougara, chef de la wilaya IV (découpage régional et militaire pendant la guerre d’indépendance, en l’occurrence, wilaya historique qui englobait le centre du pays).

Une trentaine de bus, au total, déversent ainsi leur passagers, venus de différentes villes et villages du centre pays, dans des espaces aménagés en parking boueux, en cette journée pluvieuse. 

Il faut ensuite remonter une allée sur une centaine de mètres pour atteindre l’esplanade où a été érigée la stèle proprement dite, et où plus d’un millier de personnes se pressent déjà : certains s’intéressent aux débris d’avions exposés là, des appareils abattus pendant la guerre d’Algérie, d’autres circulent entre les tombes de chouhada (martyrs de la guerre d’Algérie), près de 150, enterrés un peu plus loin, mais la plupart vont d’un groupe à l’autre, saluant les uns, échangeant rapidement avec d’autres, pour vivre pleinement ce bref moment de retrouvailles.

C’est ici, à Ouled Bouachra, que le colonel Bougara est tombé au champ d’honneur le 5 mai 1959. Soixante-trois ans plus tard, l’homme continue d’être vénéré dans le centre du pays, que recouvrait l’ancienne wilaya IV. 

Un véritable culte

Parmi l’assistance, il y a certes une délégation officielle, plutôt discrète, il y a aussi un détachement militaire pour rendre les honneurs, ainsi que des moudjahidine (anciens combattants), des vétérans au pas parfois hésitant, mais peu de gens en costume cravate.

En revanche, beaucoup sont en kachabia, habit traditionnel des gens du peuple, de simples citoyens qui vouent un véritable culte au personnage de Si M’Hamed Bougara.

Cette popularité tient peut-être à un volet de politique interne. Après le référendum d’indépendance, le 5 juillet 1962, la wilaya IV s’était opposée à l’armée des frontières, dirigée alors par le colonel Houari Boumédiène, qui avait porté Ahmed Ben Bella au pouvoir. 

Cette Algérie qui célèbre la mémoire de Bougara ne vit pas dans la rente mémorielle. Elle est juste dans la communion, à l’inverse, peut-être, du pouvoir algérien

Depuis, les anciens dirigeants de la wilaya IV ont longtemps été considérés comme des opposants, et la plupart d’entre eux ont connu la prison ou l’isolement. Le plus célèbre d’entre eux, Lakhdar Bouregaa, figure du hirak (mouvement populaire ayant conduit en 2019 à la démission d’Abdelaziz Bouteflika), a passé sept années en prison sous Boumédiène.

Dans ce climat, même la commémoration des héros de la wilaya IV était devenue suspecte, sous Boumédiène. Les anciens de cette wilaya ont alors pris l’habitude d’organiser ces célébrations de manière discrète, semi-clandestine. 

Ils se retrouvaient entre eux, ils allaient passer la nuit du 31 octobre au 1er novembre (date du déclenchement de la révolution algérienne) dans des tentes, à Ouled Bouachra, pour évoquer le souvenir de Bougara, colonel de l’Armée de libération nationale (ALN), un homme qui a été en mesure d’organiser des élections dans les douars (hameaux) en pleine guerre de libération, tout en dirigeant sa wilaya d’une main de fer, un homme qui s’éloignait en plein maquis, un transistor à la main, prétextant qu’il s’isolait pour suivre les informations à la radio mais qui, en réalité, se retirait pour écouter la diva Oum Kalthoum, selon le témoignage de Lakhdar Bouregaa, raconté dans ses mémoires, parues en arabe en Algérie sous le titre Témoin de l’assassinat de la Révolution.

La wilaya IV s’était opposée à l’armée des frontières, dirigée alors par le colonel Houari Boumédiène (à droite), qui avait porté Ahmed Ben Bella (à gauche) au pouvoir (AFP/Fernand Prizot)
La wilaya IV s’était opposée à l’armée des frontières, dirigée alors par le colonel Houari Boumédiène (à droite), qui avait porté Ahmed Ben Bella (à gauche) au pouvoir (AFP/Fernand Prizot)

Cette Algérie qui célèbre la mémoire de Bougara ne vit pas dans la rente mémorielle. Elle est juste dans la communion, à l’inverse, peut-être, du pouvoir algérien, accusé d’exploiter l’histoire pour se maintenir au pouvoir.

Est-ce le cas ? Probablement. Mais après tout, il est de bonne guerre qu’un pouvoir s’appuie sur l’histoire pour renforcer sa légitimité. 

Sous d’autres cieux, personne ne conteste l’impact de l’appel du 18 juin en France, de la Shoah en Israël, de la grande guerre patriotique en Russie et, plus loin, de la bataille de Badr en Arabie saoudite

Des processus longs

Que le pouvoir algérien utilise l’histoire comme arme politique, pour se légitimer, ou surtout comme arme diplomatique, pour faire pression sur des partenaires extérieurs, n’est au final pas un fait exceptionnel. C’est même d’une grande banalité.

Cela ne suffit pas pour autant pour dire que l’Algérie tout entière est dans la rente mémorielle. Car la guerre ne se termine pas le lendemain du cessez-le-feu et le système colonial n’est pas aboli dès la proclamation de l’indépendance. Ce sont des processus longs, qui demandent du temps, qui exigent reconnaissance, parfois réparation ou excuses, pour aboutir.

Les accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie comportent une clause qui permet d’amnistier les actes liés à la guerre, des deux côtés. Mais les crimes de guerre sont imprescriptibles

Pour le cas de l’Algérie, la guerre de libération elle-même n’a pas encore été totalement soldée.

Pour revenir au colonel Bougara, son corps n’a toujours pas été retrouvé, 60 ans après l’indépendance. Ni celui de l’un de ses successeurs, Si Mohamed Bounaama, tué le 8 août 1961 au cœur de la ville de Blida. Il n’y a que l’armée française qui puisse dire ce que sont devenus les corps.

En 2004, à la veille de la visite de Jacques Chirac en Algérie, Lakhdar Bouregaa lui avait adressé une lettre ouverte lui demandant de faire restituer les corps des deux hommes, ou de révéler l’endroit où ils avaient été enterrés, afin qu’il puisse faire le deuil de ses deux compagnons. Il n’y a pas eu de réponse, et les corps des deux colonels de la wilaya IV n’ont toujours pas été retrouvés.

De l’autre côté de la montagne où se trouve la stèle de Si M’Hamed Bougara, vers l’est, se trouve un petit village, Boucherahil. En 1957, c’était juste un hameau, mais ce qui y a été commis à cette époque peut juridiquement être qualifié de crime de guerre : 111 civils y ont été assassinés par l’armée française. Ils ne portaient pas d’armes. Les corps ont été retrouvés et enterrés. 

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Les accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie comportent une clause qui permet d’amnistier les actes liés à la guerre, des deux côtés. Mais les crimes de guerre sont imprescriptibles. Or, aucun responsable français n’a été condamné, ni même poursuivi pour crime de guerre. Pourtant, ceux-ci sont nombreux, quelques-uns sont documentés.

Combien de personnes ont « disparu » durant ce qu’on appelle la « bataille d’Alger » ? Des milliers assurément, selon le travail mené par les historiens Malika Rahal et Philippe Riceputi

Malika Rahal se déclare en « accord avec l’évaluation d’un minimum de plusieurs milliers de disparus ». « Nous avons identifié nommément plus de 300 d’entre eux, dans une enquête qui ne fait que commencer, et le chiffre ne fait que croître », m’a-t-elle expliqué.

Ces disparitions sont le résultat d’une décision politique, qui a, à son tour, débouché sur des décisions militaires ayant entraîné des meurtres collectifs de milliers d’Algériens. Cela remplit toutes les cases pour être qualifié de crime de guerre. 

Pourtant, aucun procès pour crime contre l’humanité, crime de guerre ou génocide, lié à la période coloniale, n’a été engagé, aucune condamnation n’a été prononcée. 

« Faire la démonstration » des crimes

Pour Malika Rahal, « la difficulté, c’est de faire la démonstration » qu’il y a eu crime imprescriptible « dès avant le procès, pour se sortir de l’idée que ce sont des crimes » prescriptibles ou pouvant être amnistiés.

Mustapha Zouaoui est, de son côté, loin de ces considérations. Cet ancien pilote de chasse, aujourd’hui à la retraite, n’a aucun souvenir de son père, dont le corps n’a jamais été retrouvé.

Assassinats de masse, torture, disparitions forcées, dépossession étaient le lot quotidien pour l’écrasante majorité des Algériens. Reconnaître deux assassinats, quand il y en a des dizaines de milliers, devient futile

Mustapha Zouaoui est né à Bab El Oued (Alger) en mars 1957, mois durant lequel Larbi Ben M’Hidi a été assassiné, en pleine « bataille d’Alger ». Il est né peu après que son père eut rejoint l’ALN, un père dont la famille est, depuis, sans nouvelles.

« Les faits sont lointains. J’ai vécu dans une Algérie indépendante, avec ce qu’elle offre de bon et de moins bon », m’a-t-il confié. « J’ai deux certitudes : le système colonial est une abomination, et l’Algérie a fait de moi un officier supérieur », a-t-il ajouté, formulant un ultime espoir : « Tout ce que je souhaite aujourd’hui, c’est de savoir où mon père a été enterré, pour lire une fatiha [prière] à sa mémoire ».

Des milliers d’Algériens, d’une génération qui arrive aujourd’hui à l’âge de la retraite, sont dans la même situation. Leur vie, leur carrière, leur itinéraire professionnel et humain ont été marqués par la guerre d’Algérie.

Nombre d’entre eux ont tiré profit de ce statut pour faire carrière ou s’enrichir. Mais d’autres ont humblement assumé ce passé, malgré une confusion entre, d’une part, une France où ils ont des proches, où ils vont se soigner, où leurs enfants veulent voyager, et, d’autre part, un système colonial que le président Emmanuel Macron lui-même a qualifié de « crime contre l’humain ».

La question de la mémoire a d’ailleurs pris une tournure particulière en raison de déclarations osées du président Macron. En 2017, avant d’être élu, il avait affirmé que le système colonial était un « crime contre l’humain », avançant sur un terrain où aucun de ses prédécesseurs n’avait osé s’aventurer. 

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Mais quatre ans plus tard, il tenait un discours totalement différent, provoquant un incident diplomatique avec le rappel de l’ambassadeur d’Algérie à Paris.

Entretemps, il avait engagé une démarche pragmatique, mais sans véritable intérêt pour la partie algérienne. Il avait commandé un rapport à l’historien Benjamin Stora, lequel a préparé un texte adapté aux besoins de politique interne et diplomatiques de M. Macron, mais sans intérêt particulier pour l’Algérie. 

Les initiatives prises dans la foulée, avec par exemple la reconnaissance de l’assassinat du militant communiste français engagé en faveur de l’indépendance algérienne Maurice Audin, et de l’avocat et dirigeant nationaliste algérien Ali Boumendjel, vues comme une avancée significative côté français, ont été perçues, côté algérien, comme des actions banales, sans effet particulier.

Ces actions révèlent en fait l’ampleur du fossé qui sépare les deux pays sur le terrain de la mémoire. Car ce qui est vu comme un exploit côté français relève de l’évidence pour la partie algérienne. 

Assassinats de masse, torture, disparitions forcées, dépossession étaient le lot quotidien pour l’écrasante majorité des Algériens. Reconnaître deux assassinats, quand il y en a des dizaines de milliers, devient futile.

Décalage

Ceci, sans compter les dossiers lourds : les archives de toute la période coloniale, la disparition de tribus entières durant le XIXe siècle, comme la tribu des Hadjout, probablement la plus importante de la Mitidja (vaste plaine au sud d’Alger) à cette époque, l’impact des essais nucléaires menés dans le Sahara, etc.

De plus, il y a un tel enchevêtrement des dossiers qu’il paraît difficile d’en sortir. Ainsi, à peine pliée la journée du 5 mai, anniversaire de la mort du colonel Bougara, que l’on s’engage dans le souvenir du 8 mai 1945.

Contrairement à une idée répandue dans des cercles influents des élites urbaines et libérales, l’héritage de la guerre de libération reste très fort dans la société algérienne et dans le pays profond

Des milliers de morts, 45 000 selon la martyrologie algérienne, 15 000 selon des historiens français, massacrés dans le nord du Constantinois (Sétif, Guelma et Kherrata) par les autorités françaises lors d’émeutes, au moment où le monde saluait la capitulation de l’Allemagne nazie. 

C’était d’autant plus cruel que des Algériens avaient massivement participé à la Seconde Guerre mondiale dans les rangs de l’armée française, parmi eux de futurs dirigeants de premier plan de la guerre de libération, comme Ahmed Mostefa Ben Boulaïd, Ahmed Ben Bella, Krim Belkacem, Ferhat Abbas et tant d’autres.

Ceci montre que contrairement à une idée répandue dans des cercles influents des élites urbaines et libérales, l’héritage de la guerre de libération reste très fort dans la société algérienne et dans le pays profond. 

En ce sens, Emmanuel Macron s’est lourdement trompé quand il a affirmé, en octobre 2021, que ce lien à l’histoire est une fiction exploitée de manière cynique par la hiérarchie militaire.

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Cet attachement à l’histoire était devenu évident avec le hirak quand une jeunesse, supposée peu intéressée par l’histoire, avait révélé une connaissance et un attachement aigus à la guerre de libération et à ses symboles. 

Cela a été confirmé quand le livre de Daho Djerbal consacré aux mémoires d’un dirigeant éminent de la guerre de libération, Lakhdar Ben Tobbal, a indiscutablement constitué l’événement éditorial de l’année 2021.

C’est tout le décalage entre le rapport des deux pays à la mémoire et l’histoire : pendant qu’Emmanuel Macron se faisait investir le 7 mai 2022, et célébrait, le lendemain, la victoire sur le nazisme, l’Algérie commémorait la disparition du colonel Bougara le 5 mai, et celle de milliers d’Algériens le 8 mai.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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