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Les musulmans fantômes de Pierre Bourdieu

Creil, 1989. Trois élèves sont exclues du collège pour port du foulard islamique. Pierre Bourdieu dénonce aussitôt le racisme à l’œuvre dans cette affaire. Salutaire, sa brève intervention sauve les personnes musulmanes en tant que citoyennes, mais les anéantit en tant que musulmanes
Fatima Achaboun, l’une des trois jeunes filles exclues d’un collège de Creil pour avoir porté le voile en classe, en octobre 1989. L’affaire avait fait réagir le sociologue Pierre Bourdieu (AFP/Gilles Leimdorfer)

Habitus, champ, violence symbolique, capital (culturel, économique, social)… Autant de concepts forgés par Pierre Bourdieu (1930-2002) et dont la large diffusion atteste de l’influence et de la renommée acquises par leur auteur, disparu il y a tout juste deux décennies, le 23 janvier 2002.

Issu d’un milieu modeste (père métayer puis facteur, mère employée des postes), sa trajectoire universitaire remarquable et ses publications l’ont mené jusqu’aux plus hauts postes d’enseignement. Il devient professeur titulaire au Collège de France en 1981 et y enseignera jusqu’à sa mort.

Ses recherches empiriques en Algérie (où il fut appelé un an après le déclenchement de la révolution de novembre 1954) ou dans son Béarn natal lui ont permis d’élaborer une théorie de la domination et de la reproduction sociales dont n’ont cessé de se réclamer quantité de chercheuses et de chercheurs. En un mot, Pierre Bourdieu a fait école. Pour le meilleur, souvent. Pour le pire, aussi.

Les apports de sa sociologie critique dans la compréhension des mécanismes de domination sont immenses et continuent d’irriguer la réflexion au sein des cercles intellectuels et politiques. Certaines lectures de l’œuvre bourdieusienne font néanmoins preuve d’un empirisme aussi plat que désespérant. Au point de justifier les positions les plus conservatrices qui soient.

C’est particulièrement le cas en matière de racisme, où des héritiers revendiqués de l’auteur de La Distinction tels Stéphane Beaud, Gérard Noiriel ou encore Gérard Mauger ne cessent de postuler le primat de la classe sur la race, et contestent des notions comme l’islamophobie ou la race devenues pourtant centrales dans les mobilisations antiracistes.

« Un problème peut en cacher un autre »

Au cours de l’examen, le 18 janvier 2022, d’une proposition de loi sur le sport, une majorité de sénateurs a adopté un amendement prohibant le port du foulard lors des compétitions sportives. Un vote qui prolonge 30 années de polémiques, de mesures et de mobilisations en France autour notamment de la question du port du voile. Président d’un pays devenu au fil des années la capitale de l’islamophobie en Europe, Emmanuel Macron s’est sans surprise retrouvé en couverture du rapport 2020 sur l’islamophobie en Europe coordonné par Enes Bayrakli et Farid Hafez.

C’est à la faveur de la première de ces « affaires du voile », celle de Creil en 1989, que Bourdieu prend position dans une brève et incisive intervention contre les discriminations subies par trois élèves musulmanes. Une dénonciation claire du racisme à l’œuvre, mais dont l’équivoque réside dans la requalification qu’elle opère et qu’annonce sans ambages le titre : « Un problème peut en cacher un autre ».

Qualifiées d’immigrées par Bourdieu en 1989, [les populations musulmanes] étaient en réalité pour une bonne part d’entre elles françaises

L’intervention de Bourdieu est traversée par le champ notionnel de la diversion. Les logiques médiatiques, « sondagières », gouvernementales et électorales se conjuguent selon lui pour « orienter le débat public vers des questions plus ou moins futiles, ou, pire, vers des questions réelles réduites à la futilité ». La question patente (faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ?) occulterait la question latente (faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ?).

La polarisation autour du foulard dit « islamique » permettrait ainsi de poursuivre par d’autres moyens un vieux racisme anti-arabes « autrement inavouable », c’est-à-dire devenu difficilement énonçable dans l’espace public. À travers leur opposition au port du foulard, les médiateurs d’une vision autoritaire de la laïcité livreraient malgré eux leur impensé sur les populations immigrées nord-africaines, explique Bourdieu.

Musulmans « désislamisés »

Cette première affaire à Creil nous permet de mesurer l’évolution depuis lors de la perception savante et militante des populations musulmanes. Qualifiées d’immigrées par Bourdieu en 1989, elles étaient en réalité pour une bonne part d’entre elles françaises.

Affirmer comme Bourdieu l’a fait qu’elles seraient en outre largement « désislamisées » et ignorantes de leur culture et langue d’origine nous paraît tout aussi infondé.

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À la faveur des grandes migrations, la religion musulmane a été transplantée dans les sociétés occidentales, où les musulmans ont dû, selon le mot du philosophe Souleymane Bachir Diagne, « se réinventer en tant que musulmans », chacune et chacun devant effectuer « une reprise sur soi ». Loin d’avoir disparu, l’affiliation musulmane a dû s’adapter à un contexte nouveau, comme elle avait dû le faire à la période coloniale, où l’islam s’était trouvé brutalement relégué et mis en situation minoritaire.

D’autant que la France est en contact direct avec l’islam depuis plus de deux siècles, soit depuis l’expédition militaire de Bonaparte en Égypte, qui inaugure la domination impériale européenne sur les sociétés musulmanes. Si la présence des musulmans en France remonte à la fin du XIXe siècle, l’historien Sadek Sellam relève que l’islam est devenu la deuxième religion du pays dès le tout début des années 1970.

En 1989, ce sont bien des personnes musulmanes qui subissaient un racisme que l’on nommera islamophobie à partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000. S’il faut se garder de tout anachronisme, l’intervention bourdieusienne témoigne d’une tendance devenue lourde : l’incapacité à prendre au sérieux ce que les islamophobes eux-mêmes proclament.

En tant que musulmans

Une forme de cécité fait de l’islamophobie une question dont le sens doit toujours être attesté ailleurs, du dehors. La question de l’islamophobie n’est jamais posée et prise pour ce qu’elle est, mais révèlerait au fond un néo-racisme anti-arabe, une oppression de classe, une manœuvre électorale, voire une diversion pour masquer la réalité sociale, etc.

Cette requalification permanente des attaques entraîne immanquablement celle des réponses qui devront leur être apportées.

Cette manière d’évacuer le sujet « islam » tout en condamnant sans ambiguïté le racisme constitue une forme paradoxale de marginalisation qui consiste à dénier aux personnes musulmanes la capacité d’agir en tant que musulmanes. Puisque l’islamophobie vise tout compte fait autre chose, les institutions et personnes musulmanes qui en sont les cibles n’auraient aucun intérêt à s’organiser et à intervenir politiquement en tant que ce qu’elles sont.

S’il faut se garder de tout anachronisme, l’intervention bourdieusienne témoigne d’une tendance devenue lourde : l’incapacité à prendre au sérieux ce que les islamophobes eux-mêmes proclament

Un vieux crédo raillé en son temps par Jean-Paul Sartre dans le contexte de l’antisémitisme : « L’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif. Entre son adversaire et son défenseur, le Juif semble assez mal en point : il semble qu’il n’ait rien d’autre à faire qu’à choisir la sauce à laquelle on le mangera. » 

Le « démocrate » de Sartre n’est autre que l’homo saecularis, qui « sauve le Juif en tant qu’homme » et « l’anéantit en tant que Juif ». Aujourd’hui, la relégation de la parole musulmane est tout à la fois le produit de l’islamophobie militante et d’un cadre séculier qui frappe d’illégitimité toute parole qualifiée de religieuse.

En posant « la nécessité de mobiliser les moyens de donner à des immigrés le plus souvent « désislamisés » et déculturés […] la possibilité d’affirmer pleinement leur dignité d’hommes et de citoyens », Pierre Bourdieu sauve les musulmans en tant qu’hommes et citoyens, et les anéantit en tant que musulmans.

Sans dénonciation de ce type de raisonnement qui organise depuis de trop longues années l’éviction des musulmans de l’espace politique, la lutte contre l’islamophobie est vouée à l’échec. Un problème peut en effet en cacher un autre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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