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La fin du mythe de l’« exception marocaine »

Le régime de Mohamed VI est secoué par une vague de protestations populaires. On pourrait y voir les prémisses d’une implosion sociale violente due à une crise de confiance dans les institutions politiques
Des Marocains manifestent contre les décisions de la cour d’appel condamnant les leaders rifains du Hirak, à Rabat, le 21 avril 2019 (AFP)

« Vive le peuple », « État corrompu », « Vive le Rif », scandaient ardemment les foules de manifestants qui se sont amassées dans les rues de la capitale. C’est ainsi que des dizaines de milliers de protestataires ont répondu, dimanche dernier à Rabat, à l’appel national lancé par le collectif des familles des détenus du Hirak visant la libération des activistes.

Après la confirmation de leurs jugements en appel, ces derniers devront donc purger une peine de prison ferme allant jusqu’à vingt ans de prison. Piqué au vif, le peuple rifain est révolté. Et en signe de défiance à l’égard du régime, Zefzafi s’est cousu les lèvres à la prison d’Oukacha pour réclamer la liberté et dénoncer le verdict en appel !

Redoutant une implosion sociale, l’État marocain a été contraint d’autoriser l’organisation de cette marche qui a été marquée par la participation de certaines associations considérées comme anti-régime, à l’instar de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) et l’association islamiste Al Adl Wal Ihssan (Justice et spiritualité) ou encore l’Assemblée mondiale amazighe, ainsi que des partis politiques d’opposition, dont notamment ceux d’extrême gauche, tels que Annahj addimocrati (la voie démocratique) et la Fédération de gauche démocratique (FGD).

À l’aube d’un nouveau « Printemps arabe », le Maroc traverse en effet une crise politique majeure qui se traduit par un mécontentement social et une crise de confiance dans les institutions politiques. Que ce soit dans les cafés de commerce des quartiers populaires ou bien dans les couloirs feutrés des milieux politiques et intellectuels, tout le monde éprouve un sentiment d’injustice dû en grande partie à une crise de gouvernabilité.

Fait rarissime par le passé, le roi commence à faire l’objet, ces dernières années, d’une vague de critiques acerbes, notamment de la part des internautes sur les réseaux sociaux.

On ne compte d’ailleurs plus les rendez-vous ratés avec la démocratisation à en juger surtout par les dynamiques de changement avortées ou escomptées par le pouvoir.   

L’« exception marocaine »

Ne serait-ce que par la proximité géographique, les Marocains sont particulièrement attentifs à ce qui se passe chez leurs voisins algériens. L’éclatement des soulèvements à Alger semble avoir revivifié les mouvements de protestation dans le royaume.

Dépités par un verrouillage politique du système, les manifestants dénoncent des procès politiques expéditifs qui vont à l’encontre d’un discours officiel, prônant l’expérience démocratique du royaume et sa résilience face au « Printemps arabe ».    

La thèse de l’« exception marocaine », défendue par les irréductibles chantres du régime, y compris par certaines chancelleries occidentales, ne résiste désormais plus à l’analyse d’une réalité sociale accablante.

Que ce soit dans les cafés de commerce des quartiers populaires ou bien dans les couloirs feutrés des milieux politiques et intellectuels, tout le monde éprouve un sentiment d’injustice dû en grande partie à une crise de gouvernabilité

Au sein même de la classe politique, des voix critiques s’élèvent de plus en plus pour dénoncer les dérapages du système, même si elles n’osent pas évoquer ouvertement la responsabilité de la monarchie. C’est le cas notamment du chef du PPS (Parti du progrès et du socialisme), Nabil Benabdellah, qui n’a pas hésité à invoquer un avenir incertain pour le royaume.

Pour cet ancien ministre ex-communiste, limogé par le roi en 2017, « le Maroc vit actuellement une situation confuse qui concerne toutes les classes sociales […] On observe aussi un recul par rapport aux changements majeurs vécus par le Maroc depuis le début des années 2000, et qui ont conduit à la Constitution de 2011 », souligne le quotidien Akhbar Al Yaoum dans son édition du 22 mars dernier.

Face à une crise politique insoutenable, le régime et ses affidés continuent obstinément à considérer le Maroc comme un havre de paix et un modèle de stabilité politique dans la région. En 2011, lors du « Printemps arabe », les manœuvres proactives de la monarchie avaient permis principalement de contenir les protestations populaires du Mouvement du 20 février (M20F).

Concrètement, cela s’est traduit, dans le discours royal du 9 mars 2011, par la révision de la Constitution. Ensuite, le roi a désigné une commission consultative parmi une « élite médiatrice » composée principalement de politiques, d’intellectuels et de militants des droits de l’homme, proches du pouvoir.

Et sans grande surprise, la nouvelle Constitution a été approuvée par 97,58 % des électeurs, à l’issue d’un référendum orchestré par la propagande officielle. À l’époque, les autorités n’ont pas hésité à mobiliser même les imams des mosquées pour inciter les gens à voter en faveur de l’initiative royale !

Un nouveau « Printemps arabe » ?

Actuellement, le Maroc se trouve plus ou moins exposé à une vague de protestation qui annonce un nouveau « Printemps arabe ». On peut citer quelques exemples à commencer par l’éviction spectaculaire du général Omar el-Béchir par la junte militaire au Soudan ou encore le retrait forcé en Algérie du président Abdelaziz Bouteflika, sous la pression de la « rue » soutenue vraisemblablement par les mouvances islamistes.

Un sursaut d’expression démocratique vite confisqué par les militaires aux commandes des deux pays, et ce, depuis des décennies. Mais si tout le monde s’accorde à dire que le Soudan et l’Algérie sont des régimes militaires autoritaires, le Maroc demeure un régime énigmatique en raison du caractère hybride de son système : un pouvoir monarchique héréditaire de droit divin, qui contrôle de près des tentatives timides de démocratisation.         

Malgré cela, une lecture attentive de la situation politique dans le royaume laisse apparaître les symptômes d’un soulèvement populaire, à l’image de ce qui se passe actuellement au Soudan ou encore en Algérie. À tout le moins, on pourrait avancer que les protestations populaires vont prendre de l’ampleur même si elles apparaissent, pour le moment, sporadiques et intermittentes. 

De fait, on ne serait pas loin du scénario d’une implosion sociale due à plusieurs facteurs, notamment la crise socioéconomique rampante, laquelle est aggravée par le blocage du dialogue social, l’affaiblissement des islamistes légalistes du PJD, à la tête du gouvernement depuis 2011, le discrédit qui a frappé l’appareil judiciaire suite à des jugements arbitraires des militants du Hirak du Rif, ainsi que le recul de la liberté d’expression et d’association, et, enfin, la vulnérabilité de l’appareil sécuritaire qui tente d’endiguer violemment des manifestations pacifistes.

Dialogue social en panne

Selon le dernier rapport 2018 du Haut-Commissariat au plan (HCP), les équilibres macro-économiques du royaume s’inscrivent dans le cadre d’une croissance économique faible, soumise aux aléas pluviométriques avec une faible capacité d’exportation, peu créatrice d’emplois qualifiés et peu contributive à la réduction des inégalités sociales et territoriales.

Plus grave encore, d’après le rapport 2018 de l’organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), près de 1,4 million de Marocains sont sous-alimentés et il y en a eu 300 000 de plus entre 2004 et 2017.

Ces chiffres déroutants sont confirmés dans le rapport 2018 du programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans son classement du développement humain. Le royaume occupe désormais la 123e position sur 165 pays, alors qu’il a été classé 114e en 2010. Selon le classement du PNUD, par exemple, le revenu national brut (RNB) du Maroc est de 7 340 dollars (6 500 euros) par an par habitant, un chiffre bien inférieur, par exemple, à celui de la Tunisie, de 10 275 dollars (9 000 euros).

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Malgré ce constat sans appel, l’histoire nous apprend que les révolutions sont rarement engendrées par la détérioration des conditions socioéconomiques. La Révolution française en est une parfaite illustration, et ce, à bien des égards.

Au Maroc, nous semble-t-il, l’enjeu majeur n’est pas tellement d’identifier la crise socioéconomique, en tant que telle, mais plutôt de savoir comment celle-ci est gérée (ou pas) par les politiques dans le but d’éviter les risques d’implosion sociale.

Que les partenaires sociaux ne soient pas en mesure de conduire des négociations fructueuses, par exemple, ne justifie nullement la décision du gouvernement de vouloir reléguer le mouvement syndical au second plan. En effet, l’exécutif tente inlassablement d’affaiblir les centrales syndicales, espérant ainsi contenir les mouvements de protestation.

Mais cette fois-ci, à l’opposé des pratiques démocratiques, le régime a franchi un nouveau cap : c’est désormais le ministère de l’Intérieur qui pilote le dialogue social ! En agissant de la sorte, le gouvernement se voit privé d’une « élite intermédiaire » ô combien indispensable pour s’interposer en cas de conflit social ou de crise économique.

La présence des sécuritaires aux commandes du dialogue social réduit ainsi considérablement la marge de manœuvre des partenaires sociaux, souvent condamnés à agir dans la méfiance et la confidentialité. Ce qui empêche du coup l’opinion publique de se tenir informée des détails du déroulement des négociations entre le gouvernement et les représentants des salariés.  

En 2011, faut-il bien le rappeler, l’État avait essayé la stratégie de la cooptation pour désamorcer le conflit social avec les centrales syndicales. C’est d’ailleurs dans ce cadre-là que s’inscrit la décision du gouvernement d’augmenter symboliquement les salaires des fonctionnaires à hauteur de 300 dirhams (environ 30 euros), avant de leur imposer des prélèvements obligatoires de solidarité avec les retraités.  

À l’aune d’un nouveau « Printemps arabe », le régime tente une fois de plus de jouer la carte des prébendes, en proposant aux centrales syndicales, par le biais du ministre de l’Intérieur, une augmentation des salaires à hauteur de 500 dirhams (environ 50 euros), selon des sources non concordantes. La décision serait ainsi annoncée comme une « victoire » du mouvement syndical à la veille de la fête du travail le 1er mai prochain.

Et même si les centrales syndicales acceptent l’offre financière du gouvernement, aussi dérisoire soit-elle, elles demeurent cependant menacées par la limitation des libertés syndicales, imposée dans le Code du travail. Car si la médiation syndicale est estompée, l’État risque, en cas de conflits sociaux, de se retrouver face à face avec des mouvements de protestation.  

Les islamistes de Sa Majesté muselés

Tout au début du « Printemps arabe », la monarchie avait choisi de rallier les islamistes du PJD (Parti de la justice et du développement) afin de contenir la montée des protestations populaires. Le chef du PJD à l’époque, Abdelilah Benkirane, dans un geste d’apaisement, a appelé même la « jeunesse » du parti à ne pas descendre dans la rue pour soutenir le Mouvement du 20 Févier.

Par la suite, le régime en place a enclenché des réformes politiques, à commencer par la révision de la Constitution et l’organisation d’élections législatives. Celles-ci ont débouché sur une victoire du PJD et la désignation d’un chef de gouvernement d’obédience islamiste.

Une fois la vague de protestation passée, le pouvoir central a vite resserré l’étau sur les mouvances islamistes, à commencer par le PJD. L’objectif étant de le fragiliser afin de prendre l’ascendant sur la classe politique.

À la suite des élections législatives du 7 octobre 2016, Aziz Akhenouch, un milliardaire soussi proche du roi, va être propulsé à la tête du RNI (Rassemblement national des indépendants). Puis, à l’aide de certains partis politiques, il va même provoquer ce que l’on a qualifié à l’époque de « blocage » qui a duré plus de six mois.

Résultat des courses, le PJD a été discrédité auprès de l’opinion publique à cause de « son incapacité à gérer les négociations pour la constitution de l’exécutif » par le chef du gouvernement de l’époque, Abdelilah Benkirane, qui a été limogé par le roi !

L’ancien chef du gouvernement marocain, l'islamiste Abdelilah Benkirane (AFP)
L’ancien chef du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane (AFP)

Depuis lors, le pouvoir en place n’a de cesse de mener des campagnes politiques contre le PJD, espérant ainsi museler les islamistes légalistes. Il s’agit là d’un jeu dangereux puisque les aspirations de la monarchie, à vouloir garder le monopole de la légitimité religieuse, pourraient déboucher sur un redéploiement du PJD dans le camp de l’opposition, voire carrément dans la sphère de la protestation sociale.

Ce qui pourrait contribuer à accentuer la désaffection politique et, partant, le boycott des élections en 2021. D’où la véracité de l’idée selon laquelle les islamistes ont toujours été, d’une manière ou d’une autre, les « alliés objectifs » de la monarchie, et ce, malgré l’histoire tumultueuse entre les deux protagonistes.               

Crispation identitaire et injustice sociale  

Le ressentiment des populations à l’égard des injustices de tous bords alimente les mouvements de protestation. C’est en tout cas ce que l’on pourrait retenir du Hirak du Rif qui a été violemment réprimé par le pouvoir central.

On a d’ailleurs tous en mémoire les scènes accablantes où les forces de police matraquaient les manifestants dans la région d’Al Hoceima. Sans compter les procès expéditifs diligentés par la justice contre les activistes rifains, dont notamment des mineurs qui croupissent encore en prison.

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Accusés à un moment de « séparatisme » par le gouvernement, les activistes rifains, qui avaient dénoncé pacifiquement la marginalisation de leur région, risquent maintenant de basculer dans la radicalisation et la violence.

Un autre procès tout aussi rocambolesque a défrayé la chronique et déchaîné toutes les passions. Il s’agissait du procès du journaliste Taoufik Bouachrine, directeur du quotidien Akhbar Al-Yaoum, très critique envers le régime. L’éditorialiste célèbre, pro-islamiste pour le régime, a écopé de douze ans de prison pour plusieurs graves chefs d’accusation, dont traite d’êtres humains, abus de faiblesse, viol ou encore harcèlement sexuel.     

Les injustices éprouvées par les Marocains à l’encontre des militants de droits de l’homme ou des journalistes sont perçues comme un recul du pays dans le domaine des réformes démocratiques et la liberté d’expression, en particulier.

Et c’est justement dans ce registre-là que vient s’ajouter un autre jugement qui ternit l’image de la justice marocaine. Il s’agit de la décision de justice, prononcée le 16 avril dernier, de confirmer en appel la dissolution de l’association Racines.

Un verdict prononcé pour sanctionner la diffusion, en août 2018, d’une émission enregistrée dans les locaux de l’association, sous l’intitulé : « L’épopée des nihilistes ». Cette émission, diffusée en ligne, traitait notamment des condamnations prononcées à l’issue du « procès du Hirak ». Elle venait à point nommé, juste après le discours royal qui a dénoncé les personnes critiques du système, en les qualifiant de « nihilistes ». L’association Racines avait à l’époque reçu le soutien d’Amnesty International ainsi que l’appui de nombreux artistes, intellectuels et internautes.

Appareil sécuritaire mis en échec

Afin d’endiguer les voix critiques et la montée des mouvements de protestation, le régime use de tous les moyens mis à sa disposition, que ce soit l’autorité judiciaire, les médias de propagande ou encore l’appareil sécuritaire. Pour preuve, ces dernières années, le ministère de l’Intérieur s’est engagé dans une politique de recrutement massif des forces de l’ordre et des agents de l’autorité.

Afin d’endiguer les voix critiques et la montée des mouvements de protestation, le régime use de tous les moyens mis à sa disposition, que ce soit l’autorité judiciaire, les médias de propagande ou encore l’appareil sécuritaire

Cette mission a été confiée à un homme du sérail, Abdellatif el-Hammouchi, qui accapare la direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et la direction générale de la surveillance du territoire (DGST). Sans compter la décision royale de restaurer le service militaire obligatoire qui touchera 10 000 jeunes âgés entre 19 et 25 ans.   

Proche du conseiller royal Fouad Ali Al Himma, Hammouchi fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour son implication présumée dans une affaire de torture. Malgré cela, il continue d’exercer son ascendant sur l’appareil sécuritaire de l’État afin d’endiguer les protestations, comme en témoigne justement la gestion policière musclée des manifestations du Hirak du Rif.

Dans cette région, les directives de Hammouchi ont été exécutées à la lettre par Mohamed Yacoubi, à l’époque wali de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima. Face aux activistes rifains, ce dernier s’est montré intraitable, notamment à l’égard de Nacer Zafzafi et des leaders du Hirak. Et comme si cela ne suffisait pas, Yacoubi a même été promu par sa hiérarchie, puisqu’il a été nommé par le roi, en février 2019, nouveau wali de la région Rabat-Salé-Kénitra.

Une semaine après sa nomination, le nouveau wali va vite annoncer la couleur, en donnant ses directives aux forces de l’ordre afin qu’elles veillent au maintien de l’ordre public, quitte à disperser violemment les manifestations pacifistes des enseignants contractuels, à titre d’exemple.

Au nombre de 50 000, ces derniers observent, depuis début mars dernier, une grève ouverte conjuguée à des actions de protestation (marches et sit-in) magistralement orchestrées dans différentes régions du territoire. Leur objectif est de passer d’un « statut de contractuels » au « statut de titulaires ».

Un manifestant fait face aux canons à eau déployés par la police lors d’une manifestation des enseignants à Rabat, le 24 mars 2019 (AFP)
Un manifestant fait face aux canons à eau déployés par la police lors d’une manifestation des enseignants à Rabat, le 24 mars 2019 (AFP)

Or, le gouvernement semble avoir choisi la voie de l’intransigeance, en mettant la pression sur les enseignants contractuels soumis à des conditions de travail insoutenables. Vraisemblablement, le régime redoute que les mouvements de protestation soient nourris par les dynamiques des manifestations des enseignants, comme cela s’est produit d’ailleurs maintes fois par le passé.

Durant des semaines de mobilisation massive, les enseignants contractuels ont dû faire face à un dispositif sécuritaire des plus répressifs dans la région. À la fois déterminés et organisés, ils ont obligé le gouvernement à abandonner des mesures disciplinaires administratives contre certains enseignants contractuels.

Malgré cela, ces derniers se disent toujours disposés à reprendre le mouvement de grève si jamais le gouvernement revient sur ses engagements. En tout cas, tout le monde est maintenant convaincu que le régime n’a pas du tout intérêt à en découdre avec les enseignants au risque de saper l’autorité de l’État et de fragiliser davantage le gouvernement.

Les manifestations populaires qui agitent différentes régions du royaume doivent inciter les décideurs à cesser de jouer la provocation et la violence gratuite pour gérer démocratiquement les mouvements de protestation.   

Au bord de l’implosion sociale…

La répression violente des enseignants pacifiques a suscité un élan de sympathie considérable parmi les populations. Les habitants de la capitale gardent d’ailleurs tous en mémoire cette scène mémorable qui s’est déroulée mi-avril à Rabat, où des enseignants recevaient torse nu les jets des canons à eau dans un acte de défiance des autorités. Il est indéniable que ces militants sont dévoués à leurs causes et déterminés à aller jusqu’au bout.

En choisissant la répression des mouvements sociaux, le roi Mohamed VI a mis fin à un mythe qu’il s’est évertué lui-même à créer : l’« exception marocaine ». Par ce coup de poker, le pouvoir central rend ainsi le scénario d’un soulèvement populaire violent de plus en plus envisageable

Toutefois, en l’absence d’un dialogue responsable et démocratique avec ces enseignants, ces derniers risquent de se radicaliser de plus en plus. Déjà, ils commencent à s’ouvrir sur la sphère politique, comme en témoigne le rapprochement non déclaré du mouvement avec l’association Al Adl Wal Ihssan.

Celle-ci, faut-il bien le souligner, comprend dans ses rangs un bon nombre d’enseignants contractuels. Ce qui explique en partie la forte mobilisation de ces derniers, dont certains sont les disciples du cheikh Abdessalam Yacine, fondateur et chef spirituel du mouvement islamique, décédé en 2012.

Et c’est justement pour cette raison-là que les manifestations vont certainement s’intensifier face à l’irresponsabilité du pouvoir, qui semble avoir oublié le soutien apporté par Al Adl Wal Ihssan au Mouvement du 20 Février en 2011. Et comment le M20F s’est effrité suite au retrait stratégique du mouvement islamiste.

On pourrait nous rétorquer que les partisans de l’islam politique n’ont plus le vent en poupe et qu’ils ne constitueraient plus une menace imminente pour le régime en place. Soit. Supposons que cela soit vrai. Cependant, il n’en demeure pas moins que d’autres paramètres, parfois concomitants, sont à prendre en considération si l’on souhaite évaluer les risques réels d’implosion sociale au Maroc.

Parmi les facteurs déterminants des soulèvements populaires, on pourrait en citer trois : tout d’abord, la démission des « élites médiatrices », représentées par les élus locaux, les leaders syndicaux et les acteurs associatifs, ensuite, la crispation des conflits identitaires autour de questions relatives à la langue et la culture amazighes et, enfin, l’usage intensif et disproportionné de la répression policière, surtout lorsqu’elle produit un effet non voulu, comme l’amplification de la manifestation.

Pour le moment, on peut avancer, sans grand risque de se tromper, que ces trois mécanismes générateurs des soulèvements populaires sont déjà opérationnels à des degrés variables et en fonction de la contingence des manifestations. Il suffit d’ailleurs d’un élément déclencheur, tel que le décès d’un leader rifain en grève de la faim, pour que le mouvement soit relancé et qu’il prenne de l’envergure. On pourrait considérer ces facteurs comme étant des actants susceptibles, à tout moment, de provoquer une implosion sociale violente.

Encore faut-il maintenant savoir quel acteur arrivera à se saisir de ses facteurs pour tenter d’asseoir son pouvoir et de quelle manière il parviendra à les mettre à son profit. À l’ère du nouveau « Printemps arabe », le régime vacille actuellement sous les coups de boutoir des protestations populaires. En choisissant la répression (policière et judiciaire) des mouvements sociaux, le roi Mohamed VI a mis fin à un mythe qu’il s’est évertué lui-même à créer : l’« exception marocaine ». Par ce coup de poker, le pouvoir central rend ainsi le scénario d’un soulèvement populaire violent de plus en plus envisageable.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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