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Les Khan – et ce qui fait un bon musulman américain

Khizr Khan a couvert de honte Donald Trump à la Convention démocrate, mais il est inquiétant de constater qu’un « bon » musulman américain doit se battre pour prouver sa loyauté

Lorsque Khizr Khan et sa femme Ghazala, les parents pakistano-américains du capitaine Humayun Khan, tué au service de l’armée américaine, sont montés sur le podium de la Convention nationale des démocrates, ils ont donné à la campagne de Hillary Clinton la chose dont elle avait le plus besoin : un grand coup à la tactique alarmiste qui guide la campagne électorale de Donald Trump.

L’attrait de Trump réside dans le fait qu’il est perçu comme un outsider technocratique honnête qui appelle les choses par leur nom. Il est – du moins pour ses partisans – le milliardaire du pauvre, l’homme fort qui peut sauver l’Amérique de l’assaut du terrorisme islamique. C’est pourquoi il a vite été dérouté lorsque Khizr Khan a offert de lui prêter sa copie de la Constitution des États-Unis, pour l’aider à mieux apprécier l’américanité de leur sacrifice, pour un pays qu’ils aiment manifestement et profondément.

Trump a réagi de manière typique. Il les a d’abord dénigrés, avant de détourner l’attention : lui aussi avait fait de grands sacrifices pour son pays en créant des milliers d’emplois et comment se fait-il que Ghazala n’a pas prononcé un mot ? En a-t-elle été empêchée à cause de la religion de son mari ?

Elle a plus tard écrit sa propre réponse.

Écartelés entre leur soutien à Trump et le respect envers le symbole ultime de l’héroïsme américain (le soldat mort et sa famille), les grands dirigeants républicains ont choisi ce dernier et présenté des excuses. Pour les démocrates, ce coup humiliant marque une grande victoire. Toutefois, peu d’attention a été accordée aux normes implicites du « bon musulman » dans le discours de Khan.

Le discours prononcé par Khizr, et l’article d’opinion rédigé ultérieurement par Ghazala, consistaient à réfuter l’altérité des musulmans américains. Dans leur douleur, ils incarnaient la tristesse d’un pays qui a l’impression de s’être éloigné des idéaux de liberté, d’égalité et de démocratie sur lesquels il a été fondé. Khizr a mis en avant le sentiment que les musulmans font partie intégrante de la société américaine. Que, comme tout le monde, les musulmans américains servent aussi leur pays et meurent pour lui.

Cependant, tout comme les implications profondément problématiques de la rhétorique « sincère » de Trump sont souvent laissées de côté par ses partisans, l’emprise émotionnelle du discours de Khan a étouffé un examen pourtant nécessaire.

Selon Raza Rumi, le journaliste pakistanais qui a échappé à une tentative d’assassinat en 2014 et a par la suite déménagé aux États-Unis, le « discours spectaculaire de Khan à la Convention démocrate a pris à partie Trump et ses partisans et, dans un sens populiste, a émergé comme un coup à la campagne de Trump.

« Néanmoins, le plus grand problème ici est pourquoi, dans un pays d’immigrants, un groupe particulier doit prouver son allégeance en citant le ‘’sacrifice’’ ? Cela renforce en quelque sorte la vision du monde islamophobe selon laquelle les musulmans qui n’ont peut-être rien sacrifié ou passé de test d’allégeance peuvent en quelque sorte ne pas être de véritables citoyens. Je suis fier du fait que les Khan aient dit ce qu’ils pensaient, mais les réactions et le cadrage de leur patriotisme sont un peu inquiétants. »

La plupart d’entre nous ne peut même pas ne serait-ce qu’imaginer la douleur d’enterrer ses propres enfants. De plus, il est véritablement tragique que les Khan aient perdu leur fils dans une guerre qui, avec le recul, semble avoir été si dramatiquement inutile. Cependant, il est alarmant de constater que l’idéal du bon musulman américain présenté ici est le genre qui soutient le militarisme américain et, essentiellement, se bat à son service.

Sans le vouloir, cela dépeint une fausse idée du « bon » musulman, le présentant comme quelqu’un qui doit prouver sa loyauté envers son pays en soutenant et en participant aux guerres que ce dernier exporte vers d’autres pays musulmans sous prétexte d’idéaux civilisationnels, comme la liberté et la démocratie.

Il convient de se demander si la célébration du « bon musulman » peut être étendue pour inclure les musulmans américains qui ne soutiennent pas la guerre en Irak, et qui ne se sentent pas obligés de prouver leur américanité en participant à des spectacles patriotiques. Comment Shahjehan Khan, musulman américain et guitariste du groupe punk-rock desi-américain The Kominas, fervent critique du militarisme américain, rentre-t-il dans ce discours lorsqu’il dit : « Je suis fermement opposé à la plupart des interventions militaires américaines, en particulier la guerre avec les drones au Pakistan. Je ne souscris pas à l’idée qu’il faut être un ‘’patriote’’ pour être un être humain décent. Le plus effrayant dans le fait d’être un Américain non blanc est que ce sentiment est complexe et que la pensée complexe est du côté des perdants de l’histoire américaine. »

Cette leçon de test de citoyenneté – comme l’a qualifiée un journaliste – a été reprise dans le discours de Bill Clinton quand il a déclaré : « Si vous êtes musulman, que vous aimez l’Amérique et la liberté et que vous haïssez le terrorisme, restez ici et aidez-nous à gagner et à construire un avenir ensemble, nous avons besoin de vous. » Le message ici est simple : si vous êtes un Américain musulman, alors votre américanité dépend de la mesure dans laquelle vous êtes prêt à vous conformer aux intérêts de l’establishment américain.

D’autres Américains ne sont pas soumis à ce test de citoyenneté. L’infâme Westboro Baptist Church est un culte familial qui manifeste régulièrement lors des funérailles de soldats morts, se réjouissant à l’emplacement de chaque cercueil décoré, persuadé qu’il s’agit d’une punition divine pour l’attitude de l’Amérique envers les homosexuels. Même eux ont le droit inconditionnel de s’attaquer au souvenir des Américains tombés et ne sont pas aussi scrutés que les Américains musulmans. Ils ne cessent pas d’être Américains parce qu’ils soutiennent les lois anti-LGBT, alors que les musulmans ordinaires sont en quelque sorte soumis à ce test de citoyenneté décisif.

Cela montre à quel point cette suspicion autour de la loyauté musulmane est vraiment enracinée. Même les démocrates perçoivent les musulmans américains comme des étrangers qui doivent prouver leur « totale loyauté » en sacrifiant quelque chose ou quelqu’un au militarisme américain. Mais si la totale loyauté est ce que nous considérons comme vertueux et que la guerre est ce que nous glorifions, nous enfreignons le droit des musulmans américains à être aussi complexes qu’ils le souhaitent et à néanmoins être toujours en mesure de se qualifier d’Américains.

Lorsque Khizr Khan a levé sa copie de la Constitution contre la bigoterie de Trump, le chagrin sincère du couple et sa colère contenue ont fourni la grâce si nécessaire dans une élection entachée par la laideur excessive de la campagne du candidat républicain. Et ils méritent tous les éloges pour avoir rappelé à leurs compatriotes que « l’autre » est en fait « dedans », et pour avoir fourni une réfutation de la crainte injustifiée de ces personnes ordinaires dont les contributions sont souvent négligées, dont les défauts sont toujours exagérés et dont les sacrifices sont régulièrement exilés de notre conscience historique par les praticiens de l’opportunisme politique.

Toutefois, la définition du « bon » musulman qui a émergé de cette convention doit être remise en question car elle contraint les musulmans américains à un modèle injuste de patriotisme.

Cette simplification de l’identité musulmane révèle davantage l’écart entre les communautés musulmanes et les idéaux de l’establishment. Shahjehan sait que ces tests d’identité sont souvent utilisés pour rejeter la diversité des voix interethniques : « Les médias sont obsédés par cette notion de ‘’bon/sympathique groupe musulman de punk rock’’ qui va corriger ces mauvais musulmans. La moitié d’entre nous ne sont même pas musulmans. Ils donnent aux gens une fausse idée de qui nous sommes, pourquoi nous comptons et ce que nous essayons de dire. »

Khizr Khan n’est qu’une voix – une voix profonde, puissante et inébranlable. Mais il y en a des millions d’autres qui attendent d’être entendues.

- Farhad Mirza est un journaliste freelance vivant actuellement en Italie. Il contribue régulièrement à de nombreux journaux et magazines au Pakistan, au Kosovo et au Royaume-Uni.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Khizr Khan, dont le fils Humayun Khan est mort au service de l’armée américaine en Irak, propose de prêter sa copie de la Constitution à Donald Trump, pendant sa prise de parole lors de la dernière soirée de la Convention nationale démocrate à Philadelphie (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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