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« L’hydre islamiste » et le virage sécuritaire (et électoraliste ?) d’Emmanuel Macron

Dans la nouvelle approche « radicale » du président français, exit l’idée qu’une partie au moins du problème terroriste puisse relever non point seulement des musulmans mais de la politique, étrangère ou intérieure, de… la France
Le président français Emmanuel Macron prononce un discours le 8 octobre à la préfecture de police de Paris en hommage à quatre de ses membres tués par l’un de leurs collègues (AFP)

Au cours de la campagne présidentielle qui allait le porter au pouvoir, alors même que les exigences électoralistes pesaient déjà sur lui, Emmanuel Macron s’était attiré les foudres d’une partie de la classe politique, y compris au sein de son propre camp.

La formule qui avait tant exaspéré Manuel Valls, alors Premier ministre, était la suivante : « Nous avons une part de responsabilité ! 

« Nous avons une part de responsabilité », avait en effet reconnu, au lendemain des attentats de 2015 revendiqués par Daech (EI), celui qui n’était alors que le ministre de l’Économie de François Hollande.   

« Parce que ce totalitarisme se nourrit de la défiance. Il se nourrit de cette lèpre insidieuse qui divise les esprits, et, si demain nous n’y prenons garde, il les divisera encore. » Et de plaider pour « changer cette société en l’ouvrant ».

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« Je pense que ce sont des fermetures dans notre économie, dans notre société, les pertes d’opportunités, les plafonds de verre qui sont mis, les corporatismes qui se sont construits qui à la fois nourrissent de la frustration sur le plan individuel et créent de l’inefficacité sur le plan économique », déclarait-il alors.

Hélas, le discours prononcé le 8 octobre à la préfecture de police de Paris en hommage à quatre de ses membres tombés sous les coups de couteau de l’un de leurs collègues (un informaticien de la direction du renseignement dénommé Mickaël Harpon, converti à l’islam et qui a été abattu) ne conserve plus la moindre trace de cette lucidité.

Le bon temps de la dénonciation ou même seulement de la conscience de l’existence de ces « plafonds de verre » qui « nourrissent la frustration » est bien fini. L’ennemi identifié par le président français est désormais unique : c’est « l’islam radical » ou « l’islamisme » – et lui seul. Bref, c’est la faute… de l’Autre et seulement de lui.

La faute de l’Autre

Exit donc l’idée – ne fut-elle qu’à peine esquissée – qu’une partie du problème puisse relever de nous-mêmes, de notre politique, étrangère ou intérieure, et que de ce fait sa solution puisse être à portée de quelques réformes.

« La nation toute unie » pour lutter contre « l’hydre islamiste » ? Cette antienne a des résonnances connues. Elle rappelle celle qu’avait entonnée Georges W. Bush au lendemain du 11 septembre 2001. Ou Nicolas Sarkozy en 2010 et François Hollande en 2015, lorsque tous deux avaient triomphalement envoyé le Charles de Gaulle combattre l’« hydre islamiste » au large de l’Afghanistan ou de l’Irak, avec les succès que l’on commence à évaluer aujourd’hui. 

Concentrer la réponse sur le « comment » du terrorisme (son recours au lexique islamique) revient ainsi, une nouvelle fois, à s’abstraire dangereusement de toute interrogation sur le « pourquoi » de l’hostilité que nous générons

Avant de commettre l’irréparable, Mickaël Harpon alias « Bernardo », comme le surnommaient « affectueusement » ses collègues (en référence au serviteur sourd-muet de Zorro), a supporté – en souriant pendant des années face à l’ironie de ses pairs – une double ostracisation.

Il était d’abord l’un de ces Antillais à qui, comme l’avait en son temps dénoncé le militant et poète Aimé Césaire, la France tarde à permettre d’être « des citoyens à part entière ». Et il souffrait ensuite d’un sévère handicap auditif. Avant de recourir à la violence aveugle à l’égard de cet environnement qui le rejetait, il avait entrepris depuis dix ans de s’en démarquer en adoptant cette « religion de l’Autre» qui était, il est vrai, celle de son épouse.

Mais pour Emmanuel Macron, comme pour Jean-François Ricard, notre « procureur national antiterroriste » (c’est-à-dire celui qui est censé être le plus compétent dans notre dispositif de lutte contre le terrorisme), c’est seulement contre « l’islam radical » que plus que jamais, il nous faut désormais, encore et encore, nous mobiliser.

Le « lexique » et la cause

Dans le droit-fil de sa charge du 26 avril 2018 contre l’« islam politique », le président réitère en réalité un dangereux amalgame. La seule présence, fut-elle allusive, du lexique islamique dans un discours politique suffit en effet à ses yeux à en faire une de ces « idéologies mortifères qui ne reconnaissent ni notre droit ni notre façon de vivre ».

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Que le chef de l’État condamne Daech est une chose. Qu’il associe dans sa condamnation, parmi d’autres, les vainqueurs des dernières élections législatives tunisiennes, que rien ne relie au radicalisme sociétal ou politique, en est une autre. Comment le président – à moins que sa confusion, de nature purement électoraliste, soit volontaire – peut-il ne pas être capable d’opérer cette distinction ?

Car s’il est bien réel que l’hostilité à laquelle la France est confrontée ici et là s’exprime indiscutablement avec la rhétorique de « l’islam radical », cette expression de l’islamisme – effectivement binaire et clivante – n’en est pas la cause, tant s’en faut. Elle en est le lexique !

Début 2019, la fondation Jimmy Carter a publié ainsi les résultats d’une enquête qui sont manifestement passés au-dessus des cerveaux des dirigeants français : dans un échantillon de 750 vidéos de recrutement de Daech, les ressorts religieux ne sont mobilisés qu’en proportion de 5 %. 

Cette stratégie criminalisante du « tous contre un », dont les accents rappellent les pires dérives du Maccarthisme, va inévitablement creuser les fractures qu’elle prétend combler. Elle va infecter les plaies qu’elle entend soigner

Concentrer la réponse sur le « comment » du terrorisme (son recours au lexique islamique) revient ainsi, une nouvelle fois, à s’abstraire dangereusement de toute interrogation sur le « pourquoi » de l’hostilité que nous générons.

Le triste paradoxe est que, en France comme ailleurs en Europe, les autorités concernées disposent de logiciels explicatifs autrement plus pointus que ces vilains raccourcis-là. Mais la confiance faite aux approches fondées sur des enquêtes lucides impliquerait de regarder la réalité – et donc de distribuer les responsabilités – d’une façon un peu moins unilatérale. Et une telle rigueur analytique ne pourrait donc pas satisfaire les exigences piteusement électoralistes du gouvernement.

Bien loin de cette rigueur intellectuelle, cette stratégie criminalisante du « tous contre un », dont les accents rappellent les pires dérives du Maccarthisme, va inévitablement creuser les fractures qu’elle prétend combler. Elle va infecter les plaies qu’elle entend soigner. Et elle va nous conduire inexorablement à croiser à nouveau la route d’autres « terroristes islamistes » fabriqués par nos soins sur le modèle de Mikaël Harpon.  

François Burgat, politologue, est directeur de recherches émérite au CNRS (IREMAM Aix-en-Provence). Il a notamment dirigé l’Ifpo (Institut français du Proche-Orient) entre mai 2008 et avril 2013 et le CEFAS (Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa) de 1997 à 2003. Spécialiste des courants islamistes, son dernier ouvrage est Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste 1973-2016 (La Découverte).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

François Burgat is Emeritus Research Director at France’s CNRS (IREMAN Aix-en-Provence). Among other institutions, he ran the French Middle Eastern Institute between 2008 and 2013 and the French Centre for Archaeology and Social Sciences in Sanaa from 1997 to 2003. An expert on Islamist movements, his latest book is titled 'Understanding Political Islam' by Manchester University Press (2019)
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