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Retour vers le futur : les Saoudiens sur le sentier de la guerre contre les Sahwis

La dissidence en Arabie saoudite a toujours été traitée comme un complot fomenté par des gouvernements étrangers. Mais en s’aliénant les figures religieuses les plus connues du royaume, le futur roi se retrouve de plus en plus isolé

L'Arabie saoudite est déterminée à retourner aux années 90 et à la détention prolongée d’islamistes, en particulier ceux connus sous le nom de Sahwis, une fusion de salafistes et d’Ikhwanis (membres des Frères musulmans). La semaine dernière, une vingtaine d’entre eux ont été arrêtés, dont le cheikh Salman al-Ouda, Awadh al-Qarni et Ali al-Omari, pour ne citer que les plus connus.

L'Arabie saoudite est déterminée à retourner aux années 90 et à la détention prolongée d’islamistes

Ayant suivi les carrières politiques de ces religieux et écrit un livre sur certains d'entre eux, j’ai été surprise par ces arrestations. La plupart de ces Sahwis ont été domestiqués par leurs expériences passées de la prison, une évolution naturelle de leur pensée islamique et des circonstances nouvelles.

Toutefois, le prince héritier Mohammed ben Salmane n'est manifestement pas convaincu. Le 10 septembre, selon une source qui ne peut être identifiée, il a envoyé trois hommes arrêter Salman al-Ouda, sans se soucier le moins du monde de la réaction de ses disciples.

Au début des années 90, la dernière fois qu’al-Ouda a été arrêté dans sa ville natale, Buraiydah, dans le centre de l'Arabie saoudite, ses disciples et étudiants avaient organisé la première manifestation contre la détention d'un islamiste en Arabie saoudite. La manifestation avait été filmée et la vidéo conservée en guise de matériel didactique pour les générations futures d'islamistes.

Salman al-Ouda (Emad Alhusayni/Flickr)

À l'époque, l’épisode fut baptisé « Intifadat Buraiydah », l'insurrection de Buraiydah. Al-Ouda passa au moins cinq ans en prison à cause de sermons qui critiquaient le gouvernement pour avoir invité des troupes étrangères à défendre l'Arabie saoudite pendant l'invasion irakienne du Koweït.

Pour quelle raison al-Ouda a-t-il été à nouveau arrêté ? Et dans quel but ?

Une motivation mystérieuse

Nous sommes ici dans le domaine de la spéculation. Selon l’une des versions, le gouvernement saoudien voulait qu'al-Ouda dénonce le Qatar et défende ouvertement la position saoudienne. Ses derniers tweets, dans lesquels il a supplié Dieu d'apporter l'unité entre les dirigeants musulmans immédiatement après l'appel téléphonique voué à l’échec entre Mohammed ben Salmane et l’émir du Qatar, Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, n'ont pas été très appréciés dans les milieux officiels saoudiens.

Traduction : « Que Dieu harmonise leurs cœurs pour le bien de leur peuple »

Quatre jours plus tard, le cheikh est toujours en détention. Aucun membre de sa famille n'a été en mesure de le voir ou d’en savoir davantage sur son sort après que les trois agents de sécurité sont venus le chercher.

En lançant une nouvelle vague de détentions d’islamistes, le régime saoudien intimide les personnalités religieuses les plus en vue et les plus connues du pays, envoyant ainsi un message à leurs partisans, qui sont restés étonnamment silencieux et inactifs depuis les soulèvements arabes de 2011.

Les islamistes se sont toutefois fait entendre lorsque le régime saoudien a soutenu le coup d'État qui a évincé les Frères musulmans en Égypte, et ils ont été nombreux à signer une pétition dénonçant les partisans de la dictature militaire égyptienne.

Salman al-Ouda a pour sa part pris soin de ne pas faire enrager le régime. Il a néanmoins célébré les révolutions arabes et expliqué qu'elles n’avaient que trop tardé. Lorsque les gens perdent espoir, a-t-il déclaré, ils descendent dans les rues pour demander leurs droits. Selon lui, la liberté, la justice et la dignité sont universelles.

S’il a échappé à la prison à l'époque, il a été assurément mis sous surveillance pour éviter qu’il n’exprime des opinions susceptibles de mobiliser les jeunes Saoudiens désireux d’imiter leurs homologues égyptiens.

Le silence n’a pas suffi

Cependant, le moment critique est venu avec la crise entre l’Arabie saoudite et le Qatar. Depuis juin 2017, le régime saoudien observe et surveille les réactions des islamistes, tous accusés d'être fidèles au Qatar, voire d’être financés par ce dernier.

Le régime se montre de plus en plus méfiant envers les islamistes, les accusant de double loyauté et d’agir comme une cinquième colonne – qatarie – au cœur de l'Arabie saoudite

Al-Ouda et les autres ont gardé le silence, préférant ne pas prendre parti ouvertement. Mais cela n’a pas suffi. Le régime saoudien a voulu tester leur fidélité et leur soutirer une soumission totale. Lorsqu'ils se sont abstenus de soutenir ouvertement le régime, ce dernier s’est montré de plus en plus méfiant, les accusant de double loyauté et d’agir comme une cinquième colonne – qatarie – au cœur de l'Arabie saoudite.

Ceci nous rappelle le récit officiel saoudien concernant les chiites de la province d’Ach-Charqiya. Chaque fois que ces derniers se soulèvent pour revendiquer leurs droits, ils sont accusés d'être une cinquième colonne, de l’Iran cette fois. À présent, ce sont les islamistes qui sont traités avec suspicion car soupçonnés de soutenir le Qatar.

La dissidence en Arabie saoudite a toujours été traitée comme un complot fomenté par des gouvernements étrangers. Le régime saoudien n’admet pas que puissent exister des demandes légitimes et depuis longtemps ignorées. L'Arabie saoudite a pourtant connu des mouvements d'opposition bien avant la création de l'État du Qatar.

Seul en son royaume

Le régime saoudien ressent sûrement la pression de l'échec de sa récente politique régionale agressive et de ses remaniements du pouvoir en interne. L'homme au sommet, le prince héritier Mohammed ben Salmane, semble être seul en son royaume. Il s'est débarrassé de ses concurrents parmi les autres princes, les vieux oncles et ses pairs plus expérimentés. Il craint les membres de sa propre famille et, s'il trébuche, il pourrait ne trouver personne pour le sauver.

Mohammed ben Salmane s’est mis à dos le vaste mouvement islamiste et a écarté les salafistes fidèles au régime. Il les a marginalisés, les a privés de tout réel pouvoir et a sapé leur autorité en promettant aux Saoudiens de se divertir avec de nouveaux lieux de musique et de danse qui menacent leur contrôle.

Mohammed ben Salmane règne d’une main de fer maintenant que d'autres moyens plus conciliants ont cessé d'être déployés. Il ne se soucie ni du consensus de sa propre famille, ni de l'approbation de la société. Ses multiples initiatives de relance de l'économie et de transformation de l'Arabie saoudite pourraient s’avérer contre-productives et retomber sur leurs rampes de lancement.

Les islamistes arrêtés ne sont que les dernières victimes dans une lutte qui promet d’être difficile à gagner pour le jeune prince inexpérimenté.

À LIRE : La tentative saoudienne de coup d’État au Qatar a capoté – attendez maintenant le retour de flamme

Dans le passé, les monarques en difficulté ont eu recours à deux récits pour asseoir leur légitimité : un qui célèbre l'engagement du régime envers l'islam, l’autre qui souligne son engagement envers le développement et la prospérité. Mohammed ben Salmane ne peut plus compter sur l’un ou l’autre de ces récits pour cimenter son règne et enrôler des personnes pouvant se porter à sa défense.

Il s’est aliéné les islamistes et a arrêté leur représentant le plus prolifique et le plus célèbre, tandis que ses plans de transformation économique semblent trop ambitieux pour se concrétiser dans un avenir proche. L'Arabie saoudite se dirige vers un tournant imprévisible de son Histoire, qui pourrait devenir sérieusement problématique.

- Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics (LES). Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter: @MadawiDr

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Mohammed ben Salmane, alors vice-prince héritier d’Arabie saoudite, assiste à la séance d'ouverture du Conseil de la choura en décembre 2016 (AFP/Palais royal saoudien).

Traduit de l’anglais (original).

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