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Syrie, où la raison est occultée dans la ruée vers la guerre

L’avion russe abattu par la Turquie n’est que le résultat de la stupidité de l’intervention en Syrie. La Grande-Bretagne n’aurait pas pu choisir un pire moment pour s’en mêler

La Première Guerre mondiale a commencé pour moins que ça. Des avions déployés par la Turquie, membre de l’OTAN, ont abattu un chasseur Sukhoï Su-24 appartenant à la Russie, État qui dispose de près de 7 700 ogives nucléaires, à la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Les circonstances et la localisation des tirs sont bien entendu source de litige. Les Turcs affirment que l’avion se trouvait dans leur espace aérien, qu’ils ont averti le pilote russe dix fois en cinq minutes et qu’ils ont abattu l’avion « en vertu des règles d’engagement ».

Les Russes soutiennent quant à eux que leur avion se trouvait dans l’espace aérien syrien, et le président russe Vladimir Poutine a qualifié sa destruction de « coup de poignard dans le dos qui nous a été porté par les complices des terroristes », en l’occurrence la Turquie.

Inutile de dire que cela n’est pas sorti de nulle part. Le territoire où le Su-24 et ses deux pilotes se sont crashés se situait sur une zone frontalière contrôlée par les Turkmènes qui combattent pour le renversement de Bachar al-Assad, lequel est soutenu par la Russie. Pas plus tard que vendredi dernier, le gouvernement turc a sommé l’ambassadeur russe Andrey Karlov de protester contre le bombardement « intense » de villages turkmènes proches de la frontière par la Russie.

Le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a fait une déclaration détaillée dans laquelle il a averti que la poursuite des bombardements de villages turkmènes pourrait avoir de graves conséquences. « Personne ne peut légitimer les attaques qui s’y produisent contre nos frères turkmènes, arabes et kurdes sous couvert de lutte contre le terrorisme. »

Des milliers de Turkmènes ont fui les bombardements et la Turquie fait pression pour convoquer une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU afin de protéger la minorité.

La folie de l’intervention

Ce n’est là que le dernier chapitre de la folie qu’est désormais l’intervention étrangère en Syrie. Le club des États qui y prennent part s’agrandit semaine après semaine. La semaine dernière, c’était au tour de la France, souhaitant se venger des attentats de Paris. Cette semaine, le parlement britannique pourrait renoncer à ses objections maintes fois répétées à une campagne de bombardement en Syrie.

Ce qui se passe en Syrie est une folie collective et multilatérale. Les Russes, les Iraniens et le Hezbollah combattent toutes les forces d’opposition pour consolider la position d’Assad. Les combattants chiites en Irak, qui affirment avoir été bombardés par les États-Unis près de Ramadi, voient d’un bon œil la campagne de bombardement russe. Les États-Unis fournissent une couverture aérienne et des unités de forces spéciales sur le terrain pour soutenir la progression des peshmergas et des groupes kurdes syriens, mais ces derniers n’avanceront pas plus loin que leur propre territoire.

Le programme américain de « formation et d’équipement » de 500 millions de dollars est tombé à l’eau après qu’un grand nombre de leurs combattants syriens, connus sous le nom de 30e division, ont été capturés par le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda.

Les Jordaniens ont retiré leur soutien aux brigades de l’Armée syrienne libre (ASL), y compris le Front du Sud, qui a lancé en juin une série d’offensives contre les positions du gouvernement syrien à Deraa. Le Centre des opérations militaires d’Amman a déclaré que ces attaques ont été chaotiques et inefficaces, mais indique avoir conclu un accord avec la Russie pour ne pas bombarder le Front du Sud.

La Turquie combat le PYD, aligné avec le PKK, dans le nord de la Syrie, tout en se joignant à l’Arabie saoudite pour soutenir Jaysh al-Fatah, l’« Armée de la conquête », qui comprend dans sa structure de commandement le Front al-Nosra.

C’est le moment parfait pour que la Grande-Bretagne rejoigne la foule. Défiant toutes les preuves sur le terrain, David Cameron a affirmé lundi à Paris que « le monde [s’unissait] » dans sa lutte contre l’État islamique. Fermement convaincu que le Royaume-Uni doit se joindre aux frappes aériennes en Syrie, et ce même avant un vote au parlement, il a révélé que la Grande-Bretagne avait proposé à la France d’utiliser la base de la Royal Air Force d’Akrotiri (Chypre).

Comme Poutine, dont le soutien au régime dictatorial au Moyen-Orient est sans faille, François Hollande a fait de la France un membre à part entière de l’interventionnisme néoconservateur. Il s’exprime et se comporte exactement comme George W. Bush suite aux attentats du 11 septembre. En réalité, Hollande est le nouveau Bush. Il va même jusqu’à créer une version française du Patriot Act américain.

Avant même que les faits et chiffres concernant les planificateurs des attaques du 13 novembre à Paris soient connus, le Premier ministre français Manuel Valls a déclaré sur France Inter qu’« on doit lutter contre l’islamisme qui est une pathologie de l’islam ».

Les combattants français pourraient être à la recherche d’un large éventail de cibles en Syrie, étant donné que les islamistes, que ce soient les salafistes ou les Frères musulmans, constituent le plus grand bloc électoral unique dans la plupart des pays arabes. Un sondage du Washington Institute  a évalué le soutien à la prise de pouvoir des Frères musulmans à environ 30 % dans ces mêmes États du Golfe qui ont fait tout leur possible pour les supprimer, à savoir les Émirats, le Koweït et l’Arabie saoudite.

Un nouveau cycle de folie

Dans la foulée des attentats de Paris, le souvenir amer de quatorze années de guerres au Moyen-Orient truffées d’erreurs de jugement catastrophiques a été jeté par-dessus bord : les morts, les victimes civiles des frappes aériennes de l’OTAN, la résurgence de la division entre sunnites et chiites, la fracturation de l’Irak, de la Syrie, de la Libye et du Yémen, les interventions que Bush et Blair ont été capables de commencer mais n’ont jamais pu finir, l’incapacité à construire de nouveaux États dans les ruines des anciens.

Lorsque Bush a lancé sa « guerre contre le terrorisme », les militants étrangers (principalement arabes) qui combattaient aux côtés des talibans en Afghanistan étaient 800. Ahmad Fadil Nazzal al-Khalayleh, un jeune Jordanien originaire de Zarka, n’avait que 80 adeptes dans un camp à Hérat. Entretemps, il s’est fait connaître sous le nom d’Abou Moussab al-Zarqaoui et, comme les Américains, a déplacé sa guerre en Irak.

En 2015, huit ans après sa mort, entre 20 000 et 30 000 combattants sont adeptes de la secte takfir de Zarqaoui en Irak et en Syrie. Leur portée sur les réseaux sociaux est beaucoup plus grande.

Stanley McChrystal, star d’un temps de la contre-insurrection américaine en Afghanistan qui s’était notamment vanté de pouvoir « extraire la démocratie du dos d’un Chinook », a affirmé que l’État islamique touche une audience quotidienne de 100 millions de personnes sur les réseaux sociaux.

Les voix de la raison sont noyées dans l’appel aux armes. Un rapport sensé et bien documenté de la Commission britannique des affaires étrangères démontrant pourquoi bombarder la Syrie serait un désastre est jeté aux oubliettes, tandis que son président, Crispin Blunt, a malheureusement changé de camp dans le débat.

Ce rapport indiquait qu’il ne devait y avoir aucune extension de l’action militaire britannique en Syrie à moins qu’une stratégie internationale cohérente ait des chances réalistes de vaincre l’État islamique et de mettre fin à la guerre civile en Syrie : « En l’absence d’une telle stratégie, prendre des mesures pour répondre au désir de faire quelque chose est toujours incohérent. »

Le rapport a estimé que l’attention portée à l’extension des frappes aériennes contre l’État islamique en Syrie était « une distraction par rapport à la tâche beaucoup plus considérable et beaucoup plus importante qui consiste à trouver une solution au conflit en Syrie et à éliminer ainsi l’un des principaux facteurs de la montée de l’État islamique ».

« Nous ne sommes pas convaincus que les discussions impliquant toutes les parties n’incitent plus à rejoindre l’État islamique qu’elles ne permettent la poursuite du chaos et du conflit. » Ces conclusions sont encore plus valables après les attentats de Paris qu’elles ne l’étaient auparavant.

Jeremy Corbyn, le leader du Parti travailliste qui est mis au pilori et décrié jour après jour, s’est notamment attiré les foudres de son propre parti pour avoir affirmé l’évidence. En l’occurrence, que la Grande-Bretagne ne doit pas être « attirée dans une réponse qui alimente un cycle de violence et de haine » à la suite des attentats de Paris.

« Les attentats horribles perpétrés à Paris plaident en faveur d’efforts beaucoup plus urgents pour négocier une solution à la guerre civile en Syrie et mettre fin à la menace de l’État islamique, a soutenu Corbyn. Ce sont le conflit en Syrie et les conséquences de la guerre en Irak qui ont créé les conditions permettant à l’État islamique de prospérer et d’étendre son règne meurtrier. »

« Depuis quatorze ans, la Grande-Bretagne est au centre d’une succession de guerres désastreuses qui ont dévasté de grandes parties du Moyen-Orient au sens large. Dans le processus, on a renforcé et non affaibli les menaces pour notre propre sécurité nationale. »

Personne ne l’écoute. L’histoire récente nous montre que la réponse des Occidentaux aux attentats terroristes perpétrés à New York, Madrid, Casablanca, Londres et maintenant Paris a été une série de désastres inlassablement répétés dans lesquels on a mis de l’huile sur le feu, mené des États à leur perte, soutenu des dictateurs dont la seule mission est de se protéger, écrasé toute forme d’expression démocratique, fait la guerre aux modérés tout comme aux extrémistes et agrandi le fan club de l’État islamique.

Et nous apprenons maintenant que nous sommes sur le point de revivre tout le cycle de ces quatorze dernières années : la colère, la vengeance, les frappes aériennes stupides, les victimes civiles, et au final la défaite et de nouveau le retrait. Corbyn avait raison au sujet de l’Irak en 2003, et il a encore raison aujourd’hui au sujet de la Syrie.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Vladimir Poutine et François Hollande discutent de leurs efforts militaires en Syrie (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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