Aller au contenu principal

Au Caire, menace sur les habitants des îles agricoles

La récente démolition des maisons flottantes du Caire a ravivé les craintes d’expropriation parmi les habitants des îles agricoles de la capitale égyptienne. Ce lundi, la police a arrêté sept personnes qui protestaient contre les projets du gouvernement sur ces sites hautement convoités
Parsemée d’habitations informelles faites de briques, l’île d’al-Dahab a jusqu’à aujourd’hui préservé son agriculture traditionnelle. Les cultures maraîchères sans pesticides – oignons, tomates, bananes, blé, maïs – côtoient les nombreux champs de trèfle et de luzerne servant à nourrir le bétail (MEE/Aïda Delpuech)
Parsemée d’habitations informelles faites de briques, l’île d’al-Dahab a jusqu’à aujourd’hui préservé son agriculture traditionnelle. Les cultures maraîchères sans pesticides – oignons, tomates, bananes, blé, maïs – côtoient les nombreux champs de trèfle et de luzerne servant à nourrir le bétail (MEE/Aïda Delpuech)
Par Aida Delpuech à LE CAIRE, Égypte

Entre les deux rives grouillantes du Caire, l’une des capitales les plus peuplées et polluées au monde, le temps semble s’être figé. Nichées sur le Nil, en plein cœur de la ville, les îles agricoles du Caire – al-Warraq, al-Qursayah et al-Dahab  sont un havre de verdure au sein de la jungle urbaine.

Sur Gezirat al-Dahab, l’île dorée, presque aucune voiture ne vient perturber le calme des 20 000 habitants et du bétail, mis à part la camionnette du vendeur de glaces ambulant, poursuivi par les enfants tout juste rentrés de l’école.

Ici, la majorité de la population travaille dans les champs. « Je ne saurais même pas dire depuis quand on est là. On est paysans dans le sang, c’est tout », lance à Middle East Eye Abir, 45 ans, mère de quatre enfants.

Pour se rendre sur l’île de Dahab, il faut emprunter une felouque, petite embarcation à voile. Le gouvernement égyptien ne s’est pas déplacé jusque-là – il n’y existe aucune administration –, faisant de ce territoire une marge en plein centre-ville. Enjambée par le « Ring Road », l’imposant périphérique cairote, l’île n’est cependant pas desservie par celui-ci.

Vue aérienne de l’île d’al-Warraq, sur le Nil, à la périphérie nord du Caire, 14 mai 2021 (AFP)
Vue aérienne de l’île d’al-Warraq, sur le Nil, à la périphérie nord du Caire, 14 mai 2021 (AFP)

L’absence de tout service public contraint les habitants à se rendre régulièrement en ville pour accéder aux soins, scolariser les enfants ou entreprendre leurs démarches administratives.

Longtemps préservée, cette enclave où se côtoient chrétiens et musulmans est aujourd’hui menacée par les projets d’urbanisation des autorités. Avec la récente destruction des maisons flottantes à quelques kilomètres de là, les habitants des îles agricoles, sous pression depuis le début des années 2000, sont sur le qui-vive.

Lundi, les forces de sécurité égyptiennes ont violemment dispersé une manifestation sur l’île d’al-Warraq, la plus grande des trois îles agricoles du Caire, et ont arrêté sept personnes. Des habitants s’étaient mobilisés contre l’ambition du gouvernement de les déloger de leurs maisons pour faire place à un ensemble de gratte-ciels de style Manhattan, baptisé « l’île Horus ».

Les autorités ont débarqué sur l’île pour prendre les mesures de certaines maisons dans le quartier de Hawd al-Qalamiyeh, sur le point d’être démoli. Plus tôt, à la fin du mois de juillet, un hôpital, un centre de jeunesse, ainsi que deux écoles qui accueillaient 6 500 élèves ont été détruits.

En 2002, les résidents avaient remporté un procès attestant leur droit de propriété sur l’île. Aujourd’hui, l’État revendique la possession de 71 % de sa superficie.

Autosuffisance alimentaire

Régulièrement immergées par les eaux du Nil jusqu’à la construction de l’ancien barrage d’Assouan en 1902, les îles agricoles du Caire ont par la suite été habitées de façon informelle par des exilés ruraux dont les descendants demeurent à ce jour sur les lieux.

La vie sur une île pauvre du Nil « entre les deux mers »
Lire

Elles ont appartenu à la monarchie jusqu’en 1953, année de fondation de la République égyptienne, date après laquelle elles ont été récupérées par les habitants.

Parsemée d’habitations informelles faites de briques, l’île d’al-Dahab a jusqu’à aujourd’hui préservé son agriculture. Les cultures maraîchères sans pesticide – oignons, tomates, bananes, blé, maïs – côtoient les nombreux champs de trèfle et de luzerne servant à nourrir le bétail.

Les buffles, vaches et volailles cohabitent avec les habitants et font partie intégrante du système agricole d’al-Dahab.

Quand ils ne sont pas consommés par les habitants, les fruits de cette agriculture principalement vivrière se retrouvent sur les étals des marchés outre-rive.

« On cultive du blé, de la luzerne, des légumes. On n’a besoin de rien, on a tout ici. Souvent, mon mari va à Maadi [quartier résidentiel situé dans le sud du Caire] vendre une partie de notre récolte », raconte Abir, habitante de l’île.

 « Nos voisins ont tous été chassés »

Si elles ont jusqu’à présent conservé un mode de vie et de culture ancestral, les îles agricoles du Caire font l’objet de pressions foncières depuis le début des années 2000, avec le lancement de grands plans d’aménagement étatiques qui, selon le gouvernement, serviront le « bien public ».

En 2021, l’État égyptien a par exemple décidé de réaliser une extension du pont al-Mounib, qui chevauche l’île d’al-Dahab depuis la fin des années 1990, reliant la banlieue de Maadi au quartier populaire d’al-Mounib.

« L’État nous a pris une partie de nos terres, alors que c’est notre seule source de revenus. On nous a promis une compensation, et on l’attend toujours. Si rien ne vient, on ira porter plainte »

- Omar, un habitant d’al-Dahab

Pour décongestionner la quatre-voies déjà existante et doubler sa capacité, la population de l’île habitant au pied du premier pont a été expulsée.

Selon les témoignages des insulaires à MEE, les promesses de dédommagement n’ont pas été tenues.

« Ça, c’est notre maison », pointe du doigt Abdallah, 13 ans, sous l’ombre de la géante artère qui le surplombe.

La demeure en question : une bâtisse aux parpaings encore apparents, amputée d’une partie de son toit. « Pour pouvoir construire le pont, ils ont cassé tout le deuxième étage. Mes parents n’ont reçu aucune compensation. »

Sous le pont, cerné de panneaux de publicité géants, un immense terrain vague, où des débris de maisons font office de vestiges.

« On avait plein de voisins. Aujourd’hui il n’y a plus personne, ils ont tous été chassés », poursuit Abdallah.

Autrefois propriété des habitants, le terrain appartient désormais au ministère des Transports.

À quelques mètres de là, cheikh Omar et sa femme Alia sont assis devant leur palier, à l’entrée sud-ouest de l’île. Eux aussi ont fait les frais de l’extension du pont.

« L’État nous a pris une partie de nos terres, alors que c’est notre seule source de revenus. On nous a promis une compensation, et on l’attend toujours. Si rien ne vient, on ira porter plainte », annonce Omar.

Égypte : la bataille pour sauver l’âme du centre-ville du Caire
Lire

Quelques années plus tôt, en juillet 2017, l’île d’al-Warraq – la plus grande des trois îles agricoles du Caire – avait fait la une des titres, après des affrontements entre les insulaires et les forces de sécurité.

Ces dernières avaient pris d’assaut l’île pour appliquer un ordre d’expulsion visant à démolir plus de 100 maisons, accusées d’être construites sur des terres appartenant à l’État.

La même année, le gouvernement égyptien avait annoncé des projets d’urbanisation et de réaménagement de 588 hectares pour en faire un centre touristique destiné à attirer les investissements nationaux et étrangers.

Alors que la pression se maintient sur la population des îles agricoles, les plans d’aménagement comprenant des mesures d’expropriation se sont multipliés dans le cadre des stratégies successives d’aménagement du territoire.

« La centralité de ces espaces en fait des cibles privilégiées des plans de renouvellement urbain », explique à MEE Corten Pérez-Houis, chercheur en géographie à l’université Paris I.

Le projet « Grand Caire 2050 », établi sous la présidence de Hosni Moubarak, visait à urbaniser et transformer les îles agricoles en hubs touristiques et immobiliers. Dans ce plan, qui ambitionnait de faire du Caire la vitrine mondiale de l’Égypte, l’île d’al-Dahab devait être transformée en deux parcs récréatifs, les Dahab Island Parks.

Criminalisation des populations insulaires

Si le projet a été officiellement abandonné au lendemain de la révolution de 2011, ses principes continuent de structurer les plans d’aménagement actuels.

Fin juillet, le gouvernement égyptien a dévoilé son dernier plan de développement pour l’île d’al-Warraq, qui sera rebaptisée « Horus city ». Avec un budget de 17, 5 milliards de livres égyptiennes, l’île abritera huit zones résidentielles, deux ports, un parc central, ainsi que plusieurs zones commerciales.

« La stratégie du recours à l’argument écologique n’est qu’une façade, ou plutôt une représentation, et laisse place à un discours de criminalisation des populations insulaires »

- Corten Pérez-Houis, chercheur en géographie

Le plan « Égypte 2052 », mené par le GOPP (Organisation générale pour la planification urbaine), organe chargé de la planification du territoire égyptien, s’inscrit dans la continuité de la période Moubarak et vise l’éradication des quartiers dits « informels » du Nil.

« Il y a une île au milieu du Nil qui s’étend sur plus de 525 hectares, où les gens ont construit sur des terres qu’ils ont accaparées. Maintenant, il y a 50 000 maisons, et où vont leurs eaux usées ? Elles vont dans les eaux du Nil que nous buvons. On ne peut pas l’autoriser et s’infliger cela », avait déclaré le président Abdel Fattah al-Sissi en 2017, lors d’un discours adressant spécifiquement le sort des îles agricoles du Caire.

« Selon la loi, il ne devrait y avoir personne dessus », avait-il ajouté.

Pourtant, la veille de ce discours, le 6 juin 2017, un décret présidentiel avait exclu dix-sept îles de « l’aire de gestion environnementale » – qui correspond aux aires naturelles préservées –, parmi lesquelles al-Dahab, al-Warraq et al-Qursaya.

« La stratégie du recours à l’argument écologique n’est qu’une façade, ou plutôt une représentation, et laisse place à un discours de criminalisation des populations insulaires », analyse Corten Pérez-Houis.

En réalité, l’État égyptien compte reprendre le contrôle de ces espaces centraux, considérés comme sous-exploités, et mettre fin aux activités agricoles pour développer des infrastructures touristiques et immobilières.

Les habitants des quartiers pauvres déplacés pour faire place aux momies et aux projets touristiques
Lire

Selon les services d’information officiels de l’État, le plan de développement de l'île d’al-Warraq voit les choses en grand et compte édifier 94 tours résidentielles pouvant accueillir près de 4 092 unités de logement, ainsi que plusieurs hôtels sept étoiles, des écoles, des centres de jeunesse, des centres commerciaux, deux marinas pour yachts, une corniche le long du fleuve et un grand parc.

Le 18 juin 2022, le ministère de l’Irrigation s’est félicité de l’éradication de 58 000 propriétés illégales sur les rives du Nil, de la Haute-Égypte jusqu’au Delta, dans sa volonté d’appliquer une « gestion de qualité des ressources en eau ». 

Ces récentes expulsions et déplacements forcés « ne sont qu’une première salve, annonçant de nouveaux projets gouvernementaux », avance le média indépendant égyptien Mada Masr.

Du côté d’al-Dahab, les habitants regardent ces événements d’un œil inquiet, mais restent néanmoins déterminés : « Nous sommes là depuis plus de 100 ans, nous ne partirons pas », assure cheikh Omar.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].