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En Turquie, l’appel à la justice d’un million de personne ouvre la voie à l’élection de 2019

Selon Kemal Kılıçdaroğlu, le combat pour la démocratie et la justice ne fait que commencer. Aura-t-il un impact sur la prochaine élection présidentielle ?
Kemal Kılıçdaroğlu s’adresse à la foule à Istanbul, le 9 juillet 2017 (AFP)

ISTANBUL, Turquie – Ils ont défié la chaleur, ils ont défié les longs trajets et ils ont défié les menaces indirectes sous-jacentes.

Ils étaient nombreux à scander « les droits, la loi, la justice ».

Et ils sont venus avec un message : l’opposition en Turquie n’a pas été complètement réduite au silence.

La marche d’Ankara à Istanbul a commencé le 15 juin et a connu son apogée lors de rassemblements massifs dimanche.

Ce vote est crucial : la personne qui sera élue aura des pouvoirs très étendus lorsque le régime de présidence exécutive sera instauré

Les deux événements étaient à l’origine une réaction à ce qui est perçu comme une propagation de l’injustice et des abus du système judiciaire commis par le parti au pouvoir, le parti de la Justice et du Développement (AKP), plus précisément après la mise en place de l’état d’urgence qui a suivi la tentative de coup d’État l’an dernier.

Mais la marche et les rassemblements ont également posé un jalon pour la course à l’élection présidentielle de 2019.

Ce vote est crucial : la personne qui sera élue aura des pouvoirs très étendus lorsque le régime de présidence exécutive sera instauré. Ce système a été approuvé avec une très faible marge lors d’un référendum en avril.

Les marcheurs disent non à la haine

Le rassemblement et la « marche pour la justice » ont également offert un nouveau moyen de s’impliquer en politique : un moyen qui n’est pas fait de discours de discorde et de haine, ce qui est devenu le style par défaut de l’AKP au pouvoir.

Kemal Kılıçdaroğlu, 69 ans, et ceux qui marchaient avec lui n’ont pas une seule fois réagi négativement aux partisans du gouvernement qui les ciblaient tout le long des 450 kilomètres. Ils ont au contraire répondu en applaudissant.

Kemal Kılıçdaroğlu est le leader du Parti républicain du peuple (CHP), mais il a insisté sur le fait qu’il ne participait pas à la marche en tant que tel.

Kemal Kılıçdaroğlu marche lors de l’étape finale de la manifestation qui a duré 25 jours, nommée « marche pour la justice » (Reuters)

Lors du rassemblement de dimanche, il a fait taire tout chahut en provenance de la foule après des remarques qui ciblaient Erdoğan et son gouvernement.

Ce même Erdoğan qui a déclaré ne voir aucune différence entre les marcheurs pour la justice et les putschistes qui ont tiré sur des civils lors de la tentative de coup d’État de juillet dernier. 

La déclaration de Kılıçdaroğlu selon laquelle ils étaient tous réunis pour briser les « murs de la peur » construits par le parti au pouvoir et ses leaders a résonné avec la foule.

La « marche pour la justice » a été décidée spontanément le 14 mars après l’arrestation pour « espionnage » d’Enis Berberoğlu, un homme politique du CHP.

Kemal Kılıçdaroğlu, 69 ans, et ceux qui marchaient avec lui n’ont pas une seule fois réagi négativement aux partisans du gouvernement qui les ciblaient tout le long des 450 kilomètres

Berberoğlu a été arrêté le 14 mars pour son rôle présumé dans la distribution d’une vidéo au journal Cumhuriyet qui montrait des procureurs en train de s’emparer de camions, qui appartiendraient aux renseignements turcs et qui auraient transporté des armes en Syrie. Il a nié toute implication.

La vidéo a été filmée et publiée par Cumhuriyet en 2015. Elle est également apparue dans d’autres médias.

Erdoğan avait alors promis de s’assurer personnellement que Can Dündar, qui était alors le rédacteur en chef de Cumhuriyet, paye pour sa « trahison ».

Dündar a déclaré avoir reçu la vidéo en question d’un député de gauche. Le journaliste a fui la Turquie lorsqu’il a été libéré sous caution et vit désormais en exil en Allemagne.

Berberoğlu, lui, est toujours emprisonné.

Une tempête médiatique autour de Kılıçdaroğlu

La décision de Kılıçdaroğlu de ne pas marcher en tant que président du CHP et d’interdire les signes de partis politiques s’est avérée judicieuse.

Il a choisi de manifester sous le signe de la « justice ». Le fait de demander la justice au nom de tous – et pas seulement de ses alliés politiques – signifiait que le soutien à la marche et au rassemblement s’est rapidement étendu et ne venait pas simplement des partisans du CHP.

Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées lors de l’apogée de la marche pour la justice à Istanbul dimanche (AFP)

Tandis que la marche prenait de l’ampleur, les attaques verbales du camp de l’AKP se faisaient de plus en plus fortes. L’ensemble des médias pro-gouvernementaux avait été mobilisé pour ridiculiser et attaquer la marche et Kılıçdaroğlu.

Mais la manière avec laquelle il a géré la marche pour la justice a été saluée.

Murat Yetkin, le rédacteur en chef du journal anglophone Hurriyet, a écrit le 8 juillet : « La marche semble avoir promu Kılıçdaroğlu de président du CHP au statut de leader au premier sens du terme ».

Les voix des conservateurs étaient encore plus significatives. Elif Cakir, une écrivaine conservatrice, a déclaré que le fait que le CHP insiste davantage sur la justice que la laïcité devait être reconnu.

« C’est précieux lorsqu’un CHP, qui pendant 80 ans n’a su que prononcer le mot laïcité, parle aujourd’hui de justice et, qui plus est, de justice pour tous », a-t-elle écrit le 23 juin alors que la marche battait son plein.

Et l’écrivain conservateur Ahmed Tasgetiren du journal Turkish Star a fait face à la colère de ses collègues lorsqu’il a écrit qu’au lieu de dénigrer la marche, que le parti au pouvoir et ses médias feraient mieux d’écouter ses demandes de justice.

« Cette marche ne se termine pas ici. Elle est juste un commencement. Nous apporterons vraiment une démocratie de première classe à ce pays. Chacun pourra s’exprimer »

-Kemal Kılıçdaroğlu

La dernière tactique du gouvernement a essayé de minimiser le nombre de personnes qui ont participé au rassemblement.

Le CHP estime qu’environ 1,6 million de personnes ont participé au rassemblement. Le bureau du gouverneur d’Istanbul a déclaré lundi qu’il n’y avait que 175 000 personnes.

Des observateurs expérimentés ont toutefois estimé qu’il y avait au moins 1 million de personnes.

Dopé par la foule, Kılıçdaroğlu a parlé pendant une heure, et s’est exprimé sur des questions pressantes et d’autres portées sur l’avenir.

Il a affirmé que la quête de justice pour tous dans le pays continuerait.

Il a également dit que, contrairement au Palais et à l’AKP, il était déterminé à se battre contre les comploteurs et pour assurer que personne ne voit ses droits violés.

Il a aussi promis aux gens qu’un jour, ils feraient l’expérience d’une démocratie de première classe, où chacun serait autorisé à dire tout haut ce qu’il pense tout bas.

« Cette marche ne se termine pas ici. Elle est juste un commencement. Nous apporterons vraiment une démocratie de première classe à ce pays. Chacun pourra s’exprimer. Chacun doit savoir que le 9 juillet marque une nouvelle étape, une nouvelle histoire… une nouvelle naissance. »

Le rassemblement de dimanche a aussi montré que les différents groupes, dont celui qui a fait campagne pour le « non » au referendum, resteront unis. Et que Kılıçdaroğlu joue un rôle prépondérant pour les rassembler.

Meral Aksener, un politique de centre-droite qui a largement contribué à la mobilisation des nationalistes pour voter contre le changement de système présidentiel, a envoyé dimanche un message de félicitations à Kılıçdaroğlu.

Un sondage réalisé alors que la marche pour la justice était en cours montre aussi que les nationalistes du MHP étaient divisés au sujet du soutien à apporter à la marche.

La lumière bleue indique le niveau de soutien dont chaque parti représenté au parlement bénéficie pour la marche de la justice.

C’est peut-être en ayant cela en tête et dans une tentative d’élargir les soutiens dans le camp nationaliste, que dans son discours de dimanche, Kılıçdaroğlu n’a pas mentionné les députés incarcérés du parti pro-kurde HDP.

Un œil sur les élections de 2019 ?

Dans un entretien accordé dimanche au quotidien allemand Der Spiegel, il a prudemment évoqué le fait qu’il s’agissait d’un premier pas dans la campagne pour l’élection de 2019.

« Il est trop tôt [pour parler des prochaines étapes] », a-t-il déclaré. « En Turquie, la politique évolue au jour le jour. Mais je vous promets que notre combat pour la démocratie et la justice ne se termine pas avec le discours de dimanche. C’est juste un commencement. Nous mènerons une campagne [en 2019] basée sur la démocratie et la justice. Et je vous le dis : nous gagnerons. »

C’est une démarche audacieuse. Quand Kılıçdaroğlu a repris la présidence du CHP en 2010, il était supposé apporter un changement, voire une réforme. Il incarnait le sang frais qui aurait amené le parti à s’adapter aux réalités modernes de la Turquie.

Le CHP est un énorme parti dans lequel plusieurs courants opposés coexistent : un noyau dur de kémalistes laïcs, des militants nationalistes, des socio-démocrates de gauche et toutes les combinaisons possibles entre chacun de ces courants.

C’est aussi le travail des étrangers. L’Europe ne veut pas voir Erdogan devenir président en 2019 et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour l’en empêcher

-Un partisan de Erdoğan

Le parti porte aussi des bagages de l’époque où il était un parti élitiste et étatiste.

Les progrès de Kılıçdaroğlu ont été lents mais il a commencé à prendre ses marques.

Sa campagne pour le « non » pendant le referendum a été saluée pour s’être bien débrouillée alors qu’elle avait peu d’atouts dans son jeu.

Le CHP avait opté pour une campagne au cours de laquelle il devait dénoncer les écueils d’un système présidentiel sans lancer d’attaques personnelles contre Erdoğan.

Depuis des années, l’AKP déplore le manque d’opposition efficace. Désormais, Kılıçdaroğlu semble être en mesure de remplir ce rôle.

Une des participants au rassemblent, qui depuis les années 1970, n’avait plus manifesté, a confié être venue parce que la situation est  dangereuse. « Kılıçdaroğlu a finalement commencé à prendre position à la gauche du centre. Il se comporte maintenant comme un social-démocrate. »

« Cela va lui apporter des soutiens à la fois du CHP et de l’extérieur. Quelqu’un doit empêcher notre pays de sombrer dans la dictature. »

Mais ces jours-ci, les partisans de l’AKP, au même titre que leurs chefs, voient un sombre complot étranger derrière tout ce qui se passe.

L’un d’entre eux a confié à MEE que les Européens était derrière la forte affluence du rassemblement. « C’est aussi le travail des étrangers. L’Europe ne veut pas voir Erdoğan devenir président en 2019 et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour l’en empêcher ».

Traduit de l'anglais (original).

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